Le paradoxe de l'errance dans "Etoile errante" de JMG le Clézio( Télécharger le fichier original )par Martha Isabel MUELAS HURTADO Université Paris 8 Saint Denis - Master 1 littérature française et francophone 2012 |
TROISIEME PARTIEETOILE ERRANTE : PERSPECTIVES POSTCOLONIALES
DE
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Esther « J'ai dix-sept ans. Je sais que je vais quitter ce pays, pour toujours. Je ne sais pas si j'arriverais là-bas, mais nous allons bientôt partir... nous sommes enveloppées dans la couverture militaire que nous a donnée l'oncle Simon Ruben avant notre départ.... Apres la guerre, quand nous sommes venues à Paris, sans mon père, Simon Ruben nous a recueillies » (1992 : 143) |
Nejma « Quand nous sommes arrivés dans le camion bâché de Nations unies, nous ne savions pas que cet endroit allait être notre nouvelle vie. Nous pensions que c'était pour un jour ou deux, avant de reprendre la route. Le temps que cessent les bombardements et les combats dans le villes ... » (1992 :226) |
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Ces deux passages nous montrent le caractère exclusif de la persécution et de la guerre des deux jeunes filles qui, obligées de quitter leur territoire d'origine, passent leur errance dans des lieux de passage, l'une dans un garage en attendant que la guerre finisse pour pouvoir sortir, l'autre dans un camp de réfugiés en attendant que les Nations unies leur donnent un endroit pour s'installer. Ainsi, la narration d'Esther nous permet de voir l'évolution des personnages dans le récit, son peuple qui est devenu l'image de cette errance. Au fur et à mesure que leur récits avancent, la gradation de l'individuel en collectif recrée une atmosphère morbide qui caractérise l'errance. La narratrice nous décrit ce qu'ils sont devenus en marchant : « les hommes marchaient en tête, suivis par les femmes, les vieillards et les enfants. Cela faisait une longue troupe noire et grise, sous le soleil ardent, dans le genre d'un
54 Cortanze, Gérard, JMG Le Clézio, le nomade immobile, Paris : Gallimard, 2009, P. 240
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enterrement » (1992 :89). En termes de « longue troupe noire et grise » elle décrit sa communauté juive. Dans un autre fragment, les descriptions de la jeune fille nous confirment une exclusion sociale : « C'étaient les Juifs les plus pauvres, ceux qui étaient venus d'Allemagne, de Pologne, de Russie, qui avaient tout perdu dans la guerre » (1992 :91). Dans ce passage, la description des Juifs renvoie à ceux qui sont venus d'Europe, la représentation qui émerge ici c'est celle des Juifs persécutés par le Nazis , mais aussi celle d'un personnage collectif « les Juifs les plus pauvres » qui fait allusion à une Europe décevante et exclusive qui a chassé ce peuple et qui les a obligés à fuir pour se sauver. Pour Esther, l'observation des enfants qui erraient aussi entre les adultes était une grande douleur, cette marche sans fin qui les amènerait à Jérusalem était le signe d'une grande souffrance intérieure marquée par la carence physique et le manque d'espoir. Ceux, qui comme elle, cherchaient une seconde opportunité de rétablir leur vie étaient condamnées à l'oubli et à la mort ; la perte de leurs noms semble un signe important de cette perte d'identité:
Esther cherchait leurs noms dans sa mémoire, Cécile Grinberg, Meyerl, Gelibter, Sarah et Michel Lubliner, Léa, Amélie Sprecher, Fizas, Jacques, Mann, Lazare, Rivkelé, Robert David, Yachet [...] Mais elle ne retrouvait leurs noms qu'avec peine, parce que ce n'étaient plus déjà les garçons et les filles qu'elle connaissait, ceux qu'elle voyait à l'école, qui couraient et criaient dans les rues du village, ceux qui se baignaient nus dans les torrents, et qui jouaient à la guerre dans les fourrés. Maintenant, vêtus d'habits trop grands, trop lourds, chaussés de leurs chaussures d'hiver, les filles avec leurs cheveux cachés par les foulards, les garçons coiffés de bérets ou de chapeaux, ils ne couraient plus aussi vite, ils ne se parlaient plus. Ils semblaient des orphelins en promenade, déjà tristes, fatigués, ne regardant rien ni personne (1992 :92)
Ainsi, cette perte d'identité est devenue porteuse de sens pour le personnage, c'est pourquoi l'étrangeté de sa condition et sa quête identitaire se sont manifestées : « c'était la première fois, elle comprenait qu'elle était devenue une autre » (1992 :93). Cette pensée d'étrangeté du protagoniste nous fait penser à ce dicton que nous a laissé Térence et qui pourrait nous expliquer la position de Le Clézio par rapport à la littérature « Je suis un homme, et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger ». L'écrivain perçoit la littérature comme un moyen qui nous permettrait non seulement de voir autrui, de prendre acte de son visage et « d'être le gardien de son frère » comme nous y invitait la philosophie de Levinas qui a tant marqué la littérature de notre siècle, mais aussi de devenir temporairement
autrui. En donnant voix au personnage d'Esther, Le Clézio veut briser ce paradigme de la centralisation : « c'est dans la lecture que j'ai trouvé d'abord la preuve de l'altérité 55 ». Ainsi, L'écrivain nous donne une image d'un personnage décentré, en quête d'un lieu identitaire, un lieu d'attachement, Esther noue un lien avec son peuple, avec d'autres qui laissent leurs traces, avec elle-même.
À ce propos, Levinas nous a laissé des grandes réflexions à faire passer par rapport à l'autre. Si bien après la guerre l'idée de religion et de Dieu nous interpelle à changer par rapport à l'humanité qui souffre, c'est grâce à ce philosophe qui a travaillé à déployer une éthique qui envisage la souffrance dans une perspective interhumaine, c'est-à-dire dans une non-indifférence des uns envers les autres. De cette manière, Levinas donne à l'éthique un statut premier par rapport à l'altérité. Pour Levinas, l'éthique n'est pas une recherche de perfectionnement ou d'accomplissement personnel mais la responsabilité à l'égard d'autrui à laquelle le moi ne peut échapper et qui est le secret de son unicité : personne ne peut me remplacer dans l'exercice de cette responsabilité. Mais de quoi parle-t-on ici quand on parle d'autrui ? Selon Levinas, il n'est ni l'élément d'une espèce, ni un concept ou une substance et ne se définit pas par son caractère, sa situation sociale ou sa place dans l'histoire. Autrui n'est pas objet de connaissance, de représentation, de compréhension, pas même l'objet d'une description. Levinas nous dit qu'Autrui est d'abord un visage : « Le conatus essendi naturel d'un Moi souverain est mis en question devant le visage d'autrui 56 » Mais le visage n'est pas ce masque qu'on pourrait regarder comme on regarde un objet quelconque. Le visage est expression, discours ; visage est parole, demande, supplication, commandement, enseignement. Lorsque je regarde une personne, je ne vois pas ses yeux mais je suis transporté dans un au-delà qui me révèle l'idée d'infini, une idée que je ne peux trouver qu'en moi-même. Rien n'est plus étrange, ni plus étranger que l'autre. Il est l'inconnu. La compréhension d'autrui est inséparable de son invocation, qui tient comme source le fait qu'autrui me regarde. Le visage exige réponse, commande, oblige, aide, interroge. La responsabilité à l'égard d'autrui est impliquée par le visage. Chez Levinas, le visage me rappelle et me convoque à la responsabilité. En conséquence, la rencontre avec l'autre me conditionne en tant que sujet en me faisant ainsi investir dans ma liberté. Ce n'est pas pour rien que Le Clézio intensifie les descriptions du visage des personnages dans le roman. Les
55 Cite par Isabel Roussel-Gillet, JMG Le Clézio, écrivain de l'incertitude, Paris : Ellipses, 2011, p.143
56 Levinas, Emmanuel, Altérité et transcendance, LGF, 2006, p.27
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yeux et le regard sont les deux mots que Le Clézio utilise le plus pour décrire les visages des personnages, il multiplie les procédés d'écriture propres à l'énumération du réel qui nous permettent de saisir les émotions du personnage en nous identifiant à lui. Ainsi, l'écrivain nous révèle la souffrance des deux peuples en guerre, ses émotions, ses gestes, ses pensées, ses manières de procéder pour caractériser une époque qui continue à faire débat dans l'actualité et qui passe par la révélation des bribes des histoires personnelles.
Dans la grille qui suit nous illustrons les procèdes de description que l'auteur utilise, nous soulignons quelques extraits pour faire remarquer l'effet chez le lecteur :
Visages de l'errance
Positif |
Négatif |
« C'est son visage que j'ai aimé d'abord, quand elle |
« Dans les yeux des hommes, il y a une sorte de |
s'est dévoilée dans la hutte. Sa peau était couleur de |
fumée, un nuage. Cela éteint leur regard, le rend léger, |
cuivre, sombre, et ses yeux pers brillaient |
étranger. Il n'y a plus la haine, la colère, il n'y a plus |
étrangement, comme s'ils avaient une lumière |
les larmes, ni le désir, ni l'inquiétude. Peut-être est-ce |
particulière, quand elle me regardait, quelque chose de |
que l'eau manque tellement, l'eau, la douceur. Alors il |
paisible et de troublant à la fois. Peut-être qu'elle |
y a cette taie, comme sur le regard de la chienne |
savait voir au-delà des choses et des gens, comme font |
blanche quand elle avait commencé à mourir » |
certains aveugles. » (1992 : 238) |
(1992 : 257) |
« c'était une femme très jeune presque une jeune fille, |
« son visage était desséché et noirci. Il a regardé |
avec un visage très blanc, marqué par la fatigue, mais |
Nejma, et Loula qui geignait la bouche collée au voile |
qui avait gardé quelque chose d'enfantin, |
pour chercher un sein à sucer « jamais nous |
qu'accentuaient sa chevelure blonde coiffée en deux |
n'arriverons à al-Moujib. Nous ne reverrons jamais le |
nattes régulières, et ses yeux couleur d'eau, qui vous |
palais des Djenoune. Peut-être qu'ils sont partis, eux |
regardaient avec une sorte d'innocence peureuse, à la |
aussi » Il a dit cela avec sa voix tranquille, mais les |
manière de certains animaux. » (1992 : 247) |
larmes coulaient de ses yeux, traçaient des lignes sur ses joues et mouillaient le bord de son
voile |
D'un point de vue intertextuel, nous constatons un signe du dialogue entre les mémoires collectives et individuelles du personnage d'Esther qui lit la Bible, les histoires de Mr Pickwick, les Mille et une nuits et les poèmes de Hayyim Nahman Bialik. Toutes ces références nous renvoient aux imaginaires profondément marqués par l'errance, le voyage et l'exil nous rappellent que l'altérité ne peut se définir en termes de représentation de l'autre car elle est insaisissable, c'est ce qui se constitue toute sa complexité et sa richesse comme concept et comme expérience. En ce qui concerne le personnage de Nejma, la Palestinienne, nous regarderons sa perception par rapport à son peuple et l'altérité. Dans le début de son journal, elle manifeste sa décision de rédiger les mémoires d'un non-lieu, de Nour Chams :
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Ceci est la mémoire des jours que nous avons vécus au camp de Nour Chams, telle que j'ai décidé de l'écrire, moi, Nejma, en souvenir de Saadi Abou Talib, le Badawwi, et de notre tante Aamma Houriya. En souvenir aussi de ma mère, Fatma, que je n'ai pas connue, et de mon père, Ahmad » (1992 : 223)
Dans ce premier paragraphe la charge émotive est grande, Nejma décide d'écrire ses mémoires en fonction d'un non-lieu qui lui évoque les pires moments de sa vie mais qui lui permet aussi de trouver dans l'écriture ce lieu identitaire collectif que lui a été volé. Pour ne pas permettre à son peuple d'oublier ce qu'ils ont vécu dans cet endroit, elle matérialise dans son journal sa vie et son expérience. Sa vision de son peuple avant et après leur errance nous permet de comprendre sa douleur et sa souffrance en tant que Palestinienne par rapport au pays natal :
Les fils du vieux Nas avaient une ferme, à Tulkarm. Ils ont tout laissé, les bêtes, les outils, et même les réserves de grain, d'huile, et leur linge, parce qu'ils croyaient eux que les affaires s'arrangent. Au berger voisin qui ne faisait pas partie du convoi des gens qu'on déplaçait, le fils de Nas avait recommandé de surveiller la maison pendant leur absence, d'empêcher qu'on ne vole les poules et de donner à boire aux chèvres et aux vaches. Pour le dédommager, ils lui avaient donné la plus vieille chèvre du troupeau, celle qui était stérile et dont les pis avaient séché. Quand ils étaient montés, dans le camion, le vieux berger bédouin les avait regardés partir, ses yeux étroits comme deux fentes sur son visage, avec la vieille chèvre qui cherchait à brouter un journal sur la route. C'était la dernière image qu'ils avaient emportée de leur maison natale, puis le camion en roulant avait tout caché dans un nuage de poussière » (1992 :226)
Ainsi, nous voyons que l'espace originel est donc un lieu réel, mais intangible, en ce sens qu'il existe, mais est aussi éloigné du personnage errant. De cette manière, Nejma la Palestinienne devient aussi une « juive errante » dans la mesure où elle a aussi perdu son paradis, sa terre natale un lieu mythique et imaginaire, le Paradis Perdu dans la culture judéo-chrétienne. Le mythe du Juif errant vient de la légende d'un cordonnier condamné à errer par le Christ, sur lequel il aurait craché pendant la montée au Golgotha. Ainsi, le peuple condamné à l''exil par sa trahison sera destinée à errer dans le monde. Cependant, ce mythe fondateur de l'errance Juive a deux valeurs fondamentales : d'un côté une valeur historique que doit se mettre en relation avec la chute du royaume d'Israël et d'un autre, la symbolique de la faute commise par les Juifs. Actuellement, le mythe du Juif errant nous fait réfléchir par rapport à cette errance géographique vers la « terre promise » qui permet au peuple Juif devenir la seule communauté errante avec un but « atteindre son territoire ». Cependant, il se trouve que pour ceux qui veulent que les Juifs disparaissent, la meilleure manière de les détruire c'est à travers
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de la punition de l'errance puisque l'identité est la terre, donc si il n'y pas de terre, il n'y a pas d'identité. Ainsi, cette situation nous interroge pourquoi les juifs sont-ils survécus ? La réponse sera alors celle qui nous renvoie à leur errance : c'est parce que son identité est autant dans l'errance que dans la possession d'une terre. À ce propos, Jacques Lacan a fait un jeu de mots pour comprendre cette errance. Il faut nous souvenir que le peuple juif nous a apporté l'idée d'un unique Dieu et grâce à cela nous ne voulons pas d'eux dû à leur ingratitude générale. Ainsi, « le nom du père, en l'occurrence Dieu, peut s'écrire « le non-dupe erre ».
Cela signifie que celui qui n'est pas dupe de l'idée de Dieu doit affronter l'errance. Le peuple juif possède le nom du père, il peut se permettre donc d'errer. De cette manière, La loi et la terre se conjuguent et quand le peuple juif perd l'une, il a l'autre; quand il perd l'autre, il a l'une, métaphore de l'errance et de leur identité. Dans Etoile errante, Le Clézio dépeint l'errance à travers ses personnages et il développe d'une certaine manière un stéréotype de l'errant profondément lié à la misère, au déplacement, à la quête identitaire. Le Clézio veut nous montrer l'image de l'errance d'un peuple en réutilisant le motif du « juif errant ». Ses nombreuses notations proxémiques dans l'ouvrage recourent à l'image du déplacement, de la marginalité, de l'instabilité qui sont à mettre en relation avec la question de la place. Le narrateur évoque plusieurs fois le voyage d'Esther à Jérusalem en ces termes :
Esther s'apercevait qu'elle n'était pas comme le gens du village. Eux, ils pouvaient rester chez eux, dans leurs maisons, ils pouvaient continuer à vivre dans cette vallée, sous ce ciel [...] elle devait marcher avec ceux qui comme elle, n'avaient plus de maison, n'avaient plus droit au même ciel, à la même eau. Sa gorge se serrait de colère et d'inquiétude [...] (1992 : 92)
L'espace apparait instable, toujours en questionnement pour les personnages qui l'occupent. De manière comparable Nejma évoque son camp de réfugiés comme une prison. « Il y a si longtemps que nous sommes prisonniers de ce camp [...] » (1992 : 252) ; Son sentiment d'exil est si profond qu'elle se sent abandonnée, « dessouchée » pour reprendre le terme de Glissant.
La légèreté également évoquée comme caractéristique du personnage d'Esther par Le Clézio nous rappelle ce rapport à la place, « [...] par instants, fuyait la silhouette légère de la jeune fille. Elle bondissait de roche en roche, reparaissait plus loin, disparaissait dans les creux [...] » (1992 : 70). En effet, les personnages n'ont aucune légitimité sur leurs territoires qui puisse justifier leur présence.
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Pourtant, malgré ce déplacement forcé vécu par les deux héroïnes, elles parviennent à prendre racine et à se construire, cette construction identitaire s'opère dans le mouvement même qui devient une modalité positive. Cela semble être l'expérience d'Esther dans sa pérégrination vers Jérusalem, ce déplacement à l'issue de ce voyage initiatique vers sa terre perdue devient un rêve d'un espace où l'on pourrait échapper au pouvoir de définition des autres. Quand le déplacement, l'errance n'est plus une douleur, une souffrance, elle permet une perception plus positive de l'espace et du temps, cette quête identitaire s'achève grâce à une appropriation d'un espace en mouvement par les personnages comme mode de relation ; c'est ce mode opératoire qui caractérise l'écriture de Le Clézio et son regard critique porté sur notre société contemporaine. Cette dénonciation du statut d'errant dans un récit manifeste donc, de la part de l'écrivain, une stratégie qui révèle un profond engagement pour ceux qui sont « opprimés et exclus ». La traversée d'Esther passe par la France, l'Italie entre autres.
Après, le passage d'Esther en Italie, son itinérance continuera dans une traversée entre Paris, port d'Alon et Marseille pour commencer son retour à Jérusalem en bateau. Cette traversée durera quatre ans et se verra inondée des vicissitudes et d'attente pour partir à la recherche de la terre perdue : l'Israël. Pendant ce parcours, Le Clézio configure une scénographie très marquée par la symbolique de la mer, du bateau et du désert qui deviennent des métaphores dans le récit d'Etoile errante. Le rêve d'un pays natal et d'une origine sont présents tout au long des récits d'Esther qui porte une vision de Jérusalem mythique, issue de la Bible et idéalisée par son père et son peuple Juif. Ici, la quête identitaire est marquée par ce mythe du retour qui implique la fin de l'errance et le retour au pays d'origine où elle est destinée à revenir. De cette manière, les paysages d'un Jérusalem mythique animent cette symbolique renforcée dans le récit. La focalisation interne nous permet d'entrer dans le personnage et nous identifier d'une certaine manière à Esther et à sa quête identitaire. Le Clézio dessine cet imaginaire mythique de l'errance du peuple juif et nous tisse un monde où les mirages sont possibles :
[...] cette ville comme un nuage, avec des dômes et des clochers et des minarets [...] et des collines tout autour plantés d'orangers et d'oliviers, une ville qui flottait au-dessus du désert comme un mirage, une ville où il n'y avait rien de banal, rien de sale, rien de dangereux. Une ville où on passait son temps à prier et à rêver » (1992 :155)
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Ce double mouvement d'idéalisation et déception vécus par les personnages qui se cherchent dans une quête des lieux d'attachement semblerait propre à l'écriture contemporaine. Le Clézio propose une possible réconciliation entre un passé mythique et un présent effrayant qui pourraient donner une espérance à un peuple et leur légende. Etoile errante est l'histoire d'une désillusion : la terre promise n'existe plus. Esther et Nejma sont condamnées à errer dans un monde où les guerres contemporaines incarnent le déplacement de la population civile et parfois son extermination. Cette structure en miroir telle que l'a conçue l'écrivain nous montre sa profonde inquiétude pour ces deux peuples qui sont guidés sous un même signe, celui de l'étoile, comme symboliquement la montre le drapeau de l'Israël. Le deux peuples vivent deux moments à égalité : la fuite et le passage dans des non-lieux, pour Esther et son peuple la fuite de la France et le passage en Italie, pendant leur attente pour partir en Israël ; pour Nejma la fuite de Jérusalem et le passage dans les camps de Nour Chams avant de partir volontairement à la recherche d'un lieu où recommencer sa vie.
L'errance comme question d'une quête identitaire témoigne d'une profonde réflexion par rapport à l'altérité, à la terre comme lieu identitaire et au déplacement comme mouvement de la rencontre avec les autres et avec soi-même. C'est pourquoi, Le Clézio nous fait ressentir ce sentiment du paradoxe dans son récit. Ses personnages qui sont dépeints dans les deux sens, positif et négatif, mettent en relief l'exploration fréquente des plans qui captent la réalité du moment et la font devenir un tableau d'espérance. Ces personnages qui sont exposés aux plus dures épreuves de la vie, deviennent aussi des personnages héros capables de résister, d'émouvoir, d'espérer quelque chose de bon. L'imaginaire collectif Juif, met en évidence le fait que l'identité est liée à un territoire et à l'errance même. Actuellement, cette idée d'identité est opposée au lieu. Par conséquence, l'imaginaire autour de l'errance peut défendre cette idée selon laquelle le nomadisme nous permet de développer une identité- relation marquée par la volonté de connaitre et de voir plus.
L'errance et les enjeux de l'interculturalité
L'émergence d'une littérature de l'errance depuis le Moyen Age et de son évolution dans le roman contemporain nous permet de comprendre la manière dont les écrivains de l'errance élaborent un certain nombre de configurations discursives qui imposent la figure de l'errant comme un personnage à la croisée de plusieurs langues et cultures et qui témoigne
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d'un phénomène de Tout-Monde caractéristique de notre époque. Aussi, l'errant est-il un personnage problématique qui met en scène ce qui se joue dans la relation avec L'autre et ouvre ainsi une véritable réflexion sur l'Altérité en même temps qu'il pose la question des origines et de la perte des origines.
Si bien, depuis le Moyen Age l'errance a été perçue comme l'étiquette d'une punition ou d'un état marginal pour ceux qui la choisissent ou au contraire pour ceux qui la subissent, il faut souligner que les personnages de cette écriture marginale ont fait preuve d'une condition humaine qui les hante partout. Au point d'être nommés les « Fils de Caïn » les personnages qui appartiennent à cette littérature sont voués à errer. C'est le cas pour Le Clézio qui choisit de recréer les marginalités dans ses ouvrages pour se mettre du côté de ceux qui semblent exclus de notre modernité. Nous y découvrons de nombreuses voix marginales qui offrent multiples formes de décalages par rapport à cette idée d'identité collective stéréotypée que notre société prône.
De cette manière, l'écriture de Le Clézio crée une identité culturelle comme identité mêlée, issue du métissage qu'il a vécue grâce au croisement d'un héritage franco-mauricien qui l'a marqué et qui constitue sa richesse la plus précieuse au niveau littéraire et personnel. Ses récits profondément marqués par « le hors lieux » s'y structurent autour du concept de l'entre-deux de toutes sortes : entre les générations (Esther et Le vieux Henri Ferne), entre les pays (la France, l'Italie, l'Allemagne, l'Israël, le Canada) ; entre altérités (Esther et Nejma), entre les espaces d'errance (la mer et le désert), entre les frontières (franco-italienne) etc.
Par conséquence, l'écrivain construit une topographie de l'ouverture qui peut se voir possible ou menacée et que recréent ses choix romanesques en scénographies qui nous évoquent le monde dans son ensemble. Dans le cas, d' Etoile errante l'errance des deux peuples nous montre une topographie composée par l'Europe, l'Orient proche et le Canada. Ces paysages de la France exclusive aux lisières entre l'Italie et l'Allemagne sont évoqués tout au long du roman. Cependant, une grande partie du récit se joue aussi du côté de la terre Sainte, L'Israël. Bien que la terre promise se manifeste soit dans la rêverie ou dans l'action immédiate du personnage, la scénographie est porteuse du sens pour l'ensemble de l'histoire. De la même manière, cette errance et cette topographie sont porteuses d'un discours qui se caractérisent pour la réitération des termes qui évoquent l'exclusion, l'exil, l'immigration, le
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marginal, le territoire, la violence, la guerre, la diaspora, le nomade. Jean Xavier Ridon dans son article Ecrire les marginalités (1998) souligne :
Le Clézio redonne une visibilité à cet espace d'exclusion auquel il confère une proximité à ses lecteurs. Ce n'est plus le déplacement spatial qui importe mais la forme d'un écart par rapport au discours juridico-policier qui cherche à définir les limites de l'illégalité. Le parti pris par Le Clézio pour ces exclus est par conséquent un choix politique, il veut dénoncer des situations humainement inacceptables et instituer un dialogue par rapport au silence où on les cantonne 57
Le Clézio investit cette part d'ombre de notre époque où les identités minoritaires sont amenées à se taire. L'écrivain conscient de son rôle qui implique un certain engagement avec ceux qui n'ont pas été invités au partage, « les vaincus », ressent le besoin de raconter de manière multiple les expériences d'une société qui trouve dans le divers une réponse à sa propre étrangeté. Dans l'ouvrage les scènes qui nous renvoient à ce partage où personne n'est exclu, nous montrent le désir de l'écrivain d'observer la relation avec l'étranger, l'autre, l'immigré, l'errant : « Esther aimait partir avec les enfants chaque matin, dans cette troupe hétéroclite où étaient mêlés filles et garçons, enfants juifs et enfants du village, tous bruyants, dépenaillés, la classe de M Seligman » (1992 :16).
Ainsi, bien que l'errance soit évoquée dans la littérature de langue française, elle ne l'est pas de la même manière chez tous les écrivains. Dans le cas de Le Clézio, le sujet de l'errance profite de diverses sources qui font d'elle un voyage initiatique en boucle ouvert qui dessine une spirale infinie. L'errance chez Le Clézio reprend une vision négative de ce phénomène, la malchance qu'elle peut apporter pour la faire devenir un charme, la chose la plus humaine que nous avons en nous-mêmes. Ceci dit nous amène à penser que l'errance chez l'écrivain franco-mauricien fait partie d'un espace où l'on crée et où l'on se crée, ce que Hommi Bhabha appelle « l'espace d'intervention émergeant dans les interstices culturels58 » L'hypothèse de Bhabha est que, du point de vue des minorités, la différence culturelle est un désir d'autoriser des « hybridités sociales émergeant dans les moments de transformations
57 Ridon, Jean X, « Ecrire les marginalités », Revue Le Magazine littéraire No 362, février 1998, p. 41
58 Bhabha, Homi k. Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris : Payot, 2007 (trad. de The Location of Culture), 1994, p.40
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historiques 59» Cette différence correspond à l'émergence d'une communauté vue comme projet qui ouvre à une hybridité culturelle, ou si l'on préfère, il s'agit de l'émergence d'autres voix dissonantes comme les femmes, les anciens colonisés, groupes minoritaires, etc.
Buata Malela nous explique à propos de la pensée de Bhabha que « le discours colonial est marqué par la fixité dans la construction idéologique de l'altérité comme signe de différence culturelle, historique et raciale. Cette fixité connote la rigidité, le désordre, la répétition dans le discours du colonialisme »60. Ce dernier est caractérisé par l'ambivalence qui s'exprime à travers une stratégie discursive fondée sur le stéréotype dont la force vient de cette ambivalence qui en assure la répétition, nous dit-il. L'ambivalence met en cause les positions dogmatiques et moralistes sur le sens de l'oppression et de la discrimination. Dans ce sens, une écriture hybride qui donne naissance et mémoire aux deux peuples victimes d'exil et exclusion semble être une réponse à cette fixation que remet en question Bhabha.
L'errance porte aussi le sentiment d'un exil intérieur né des différentes tensions entre les espaces culturels et linguistiques divers et l'enracinement identitaire qui déploie l'imaginaire occidental. D'ailleurs, la question des Indépendances a provoqué dans certains pays l'émergence de régimes dictatoriaux qui ont amené les écrivains à se sentir exilés dans leur propres pays natals. De cette manière, ce contexte d'écriture induit d'une certaine façon un certain nombre de procédés d'écriture que Le Clézio partage avec les écrivains postcoloniaux, dans la mesure où l'écriture de l'errance est une écriture du « hors lieu » qui se situe dans les espaces intermédiaires entre l'Occident et ses anciennes colonies et donne naissance à une écriture qui privilégie « l'interstice culturel ». Lui-même est le représentant de ce métissage qui se fait évident partout et qui inclut tout le monde. Thibaut utilise le mot « transfuge » cher à Salman Rushdie qui selon lui, définit mieux sa position : « Le Clézio appartient à ce groupe d'écrivains contemporains qui ont choisi de s'expatrier, au moins un temps, loin de leur culture 61 ». Ainsi, Le Clézio est un écrivain potentiellement « interculturel » situé entre quatre sphères culturelles comme le sont le Français, l'Anglais, l'Espagnol, le Créole et les langues amérindiennes. En ce sens, l'écrivain estime que toute civilisation a été
59 Ibíd., p.31
60 Ibid., p. 121
61 Thibaut, B, Roussel, I, «avant-propos» in Les Cahiers de Le Clézio : Migrations et Métissages, Paris : complicités, 2011, p. 22
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creusée et travaillée par l'altérité. La vision de l'écrivain postcolonial cherche à étendre ce paysage réducteur de la colonisation, en mots de Sultan « pour exister, ils(les écrivains) doivent se décentrer, s'affranchir de la domination du centre ou au moins s'opposer la plus vive résistance, et donc assumer dans leur travail d'écriture leur part de l'héritage colonial 62
».
Cependant, bien que l'écriture de Le Clézio soit représentative des écritures postcoloniales, on peut se demander si elle ne marque pas une rupture avec sa génération précédente, c'est-à-dire, avec une écriture qui défend la littérature-nation et ses enjeux politiques. C'est grâce à cette rupture que l'écriture leclézienne parvient à revendiquer le dépassement de l'écriture nationaliste et encourage un positionnement de l'errance préconisé par Glissant qui implique une présence de la diversité du monde et une participation consciente à l'esthétique du divers qui caractérisent notre société actuelle. Lohka remarque que « Le Clézio retrace incessamment le départ et souligne le deuil de l'espace natal dans ses romans63 ».
Dans le cas de Le Clézio nous verrons émerger une littérature de l'errance profondément marquée par le roman interculturel. Dans celui-ci l'influence de la théorie du rhizome, chère à Deleuze et Guattari, est très présente, on perd la notion d'origine et du point d'arrivée au bénéfice des extensions et des prolongements. Chez Le Clézio, le concept de la déterritorialisation culturelle est fortement marqué par ses écrits et avec lui la culture nomade, terme proche de l'errance mais qui diffère de celle-ci dans le fait d'avoir un but, une fin. Deleuze et Guattari postulent dans son ouvrage « Mille plateaux » une pratique spatiale et mentale autour de l'esprit de la culture qui semble inclure une grande partie des personnages lecléziens. Pour lui, il n'y a pas de frontières qu'on puisse tracer dans la logique des exclusions et inclusions ; la culture invite au partage d'éléments divers dans un même espace. Celui -ci pourrait être le grand message d'Etoile errante, ouvrage où se tissent deux errances pareilles entre une juive et une palestinienne qui appartiennent à un même territoire mais qui font partie d'une logique d'exclusion. Suivant les traces du mythe du Juif Abraham, nous trouvons que ces deux peuples sont des peuples frères car les fils d'Abraham Isaac est le père
62 Sultan, Patrick. La scène littéraire postcoloniale, Paris : Éditions Le Manuscrit, coll. « L'esprit des lettres », 2011. P : 55
63 Lohka, Eileen, Pour une poétique de l'emigr-errance, dans « Les cahiers Le Clézio. Migrations et métissages » Paris, Editions complicités, p.133
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du peuple juif et le père du peuple Palestinien est Ismaël, frère d'Isaac. Les deux peuples sont prédestinés à se joindre dans la construction d'un lieu de mémoire.
Dans ce sens, la littérature de l'errance semble être la meilleure réponse à cette rupture de l'écrivain franco-mauricien avec les anciennes pratiques de littératures nationalistes et les problématiques de l'identité et d'appartenance nationale. Le Clézio lui-même témoigne d'une vie d'errant, de nomade qui lui permet non seulement d'appartenir plutôt à la « périphérie » mais aussi à la littérature-monde. Dans ce sens, la littérature de l'errance comme une littérature d'émergence des voix dissonantes, est aussi une littérature mineure qui accomplit les trois caractéristiques que proposent Deleuze et Guattari dans leur oeuvre « Mille plateaux » (1975) :
1. Une littérature mineure n'est pas celle d'une langue mineure, plutôt celle qu'une minorité fait dans une langue majeure (Deleuze et Guattari 1975 :29)
2. Le second caractère des littératures mineures, c'est que tout y est politique (Deleuze 1975 :30)
3. le troisième caractère, c'est que tout prend une valeur collective
Ainsi, en ce qui concerne la langue, elle contient un « fort coefficient de déterritorialisation » (1975 :30) notent les deux auteurs. Dans le cas Etoile errante Le Clézio recrée cette histoire qui montre à travers les deux protagonistes leurs errances et leurs souffrances devenues collectives. C'est pourquoi, Le Clézio émet un cri dans son écriture au nom de ceux qui ont été mis à l'écart dans la société pour leur donner une voix et une revendication sociales partageant avec Deleuze et Guattari le fait de considérer la littérature « moins l'affaire de l'histoire littéraire que l'affaire du peuple » (1975 :32) car chaque énoncé individuel est imprégné de la culture collective du groupe qui reconnait en lui un acte politique qui pousse la communauté vers d'autres espaces permettant le décentrage et provoquant des intensités et ouvertures. Le Clézio s'inspire des « utopies contemporaines de la diversité culturelle et de la mondialisation 64» pour qui l'écriture devienne « le lieu de la culture » que la poétique de la Relation et la pensée de Tout-Monde qu'a théorisé Glissant dépasse les barrières et les clivages entre les imaginaires des langues.
À travers l'expérience personnelle des petites gens et en reliant les atrocités décrites aux tragédies mythiques du passé, Le Clézio revendique la littérature de l'errance comme une
64 Op, cit. P. 22
littérature mineure qui compte pour lui et son imaginaire littéraire. Son profond respect du sacré et du mythe comme formes de la pensée humaine nous offre une possibilité des rencontres riches en expériences comme par exemple celle du peuple juif et son errance :
D'ailleurs, il n'accepterait pas de laisser là sa famille, d'abandonner son peuple aux mains des ennemis qui nous retenaient prisonniers. Il fallait partir tous, les vieux, les enfants, les femmes, tous ceux qui étaient prisonniers, parce qu'eux aussi ils méritaient d'arriver à Jérusalem. D'ailleurs Moïse lui-même n'aurait pas abandonné les autres pour se sauver tout seul vers Eretz Israël. C'était bien ça qui était si difficile (1992 : 187)
Dans la pensée de l'errance, il s'agit d'explorer toutes les implications et tous les prolongements des personnages qui nomadisent et vagabondent dans un monde qui paraît les exclure, les marginaliser. Cependant, la proposition d'ouverture qu' ose Le Clézio parmi beaucoup d'autres auteurs, c'est de faire de ses personnages et ses thématiques une problématique qui cherche le plus souvent un espace intermédiaire, aux lisières de l'être humain où ce qui compte est l'espace parcouru entre deux pôles bien plus que les points de départ et d'arrivée. L'errance d'Esther pour atteindre « la terre promise » met ce personnage en contact avec la réalité de son peuple et celui de Nejma au cours de son voyage.
La transformation essentielle d'Esther trouve son écho dans la deuxième génération, celle de son fils Michel, « l'enfant du soleil » cette image nous permet de parler d'un apaisement dans l'ouvrage vers une harmonie, vers une forme de spiritualité rencontrée vers la venue d'un enfant nouveau. Dans ce cas, Esther comprend ce que représente ce parcours initiatique qu'elle a vécu issu de son errance tout au long du roman et que lui permettra de comprendre celle de Nejma aussi. Cette errance leur a permis de se réunir dans un instant que les a marquées et que les a séparées mais qui leur permet de se rendre compte à quel point les deux peuples, les deux filles, les deux étoiles, le passé et le présent sont complémentaires ; et les composantes religieuses et ethniques des personnages indiquent que, pour l'écrivain, cet espace de renaissance se trouve dans un entre-deux, dans un interstice où se développent de nouveaux modes d'énonciation, de nouveaux discours envers l'autre. Ces interstices culturels sont complexes dans l'écriture leclézienne, ils sont dans un mouvement continu qui ne nous laisse pas fixer dans une seule origine mais qui nous met dans un monde hétérogène qui nous renvoie au fondement même des sociétés migrantes. Ainsi, Le Clézio retrace le départ de ces
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deux peuples et souligne le deuil du pays natal pour nous montrer cette errance qui devient une itinérance, la force du déplacement, un imaginaire de la route et une quête identitaire. Ce mouvement narratif fera des personnages les protagonistes d'une réussite d'un espace d'ouverture, d'interstice culturel qui doit passer forcement par une traversée.
Le Clézio fait de l'errance, un parcours qui passe forcément par le métissage culturel et la rencontre d'autrui. Eileen Lohka nous dit « le métissage leclézien est indissociable de l'itinérance. [...] l'écrivain semble souscrire à l'idée que « toujours en mouvement, le métissage est désormais une pensée du mouvement, il se situerait constamment dans un entre -deux, à l'interstice des mots et des choses 65 » La littérature de l'errance répond d'une certaine manière à la recherche d'un lieu de rencontre, d'un espace où la question du nomadisme soit linguistiquement posée. Ceux qui sont attirés par l'errance soit comme mode de vie choisie ou comme mode de vie imposée sont aussi en quête de se trouver eux-mêmes. Cette littérature nous rappelle à travers ses héros une fascination par l'Europe, la civilisation occidentale et les valeurs qu'elle véhicule. Cependant, une fois partis loin de chez eux, ces hommes et ces femmes recherchent leur retour mais le retour n'est jamais euphorique comme le souhaite l'errant. Une fois chez lui, l'appel de l'ailleurs le tance et il ne pense qu'à repartir. C'est ainsi que l'errance devient un paradoxe difficile à résoudre, qui laisse la trace d'une racine quelque part mais non pas celle d'un retour obligé.
Nos deux personnages Esther et Nejma vont à la rencontre de l'altérité à travers une errance que leur permet de s'ouvrir au monde. Esther devra passer toutes ces épreuves pour comprendre qu'elle était « devenue une autre » et que l'échange symbolique d'un cahier serait la preuve qui dessinerait les destins des protagonistes de cette errance. Dans le dernier chapitre du roman « Elizabeth » le protagoniste nous parle de la mort de sa mère, et tout à la fin elle nous renvoie à cette image de la mer en dispersant ses cendres. La mer est ce lieu de la réconciliation du moi, où Esther pourra finalement se défaire de son passé douloureux et parvenir à la lumière et à l'harmonie que son avenir en mouvement lui donneront « elle venait les larmes venir comme si c'était la mer qui remontait jusqu'à ses yeux » (1992 : 350)
65 Op.cit, p. 134
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Le Clézio souligne dans son discours de Stockholm, le fait que la littérature n'est-elle pas « ce merveilleux moyen de se connaitre soi-même, de découvrir l'autre, d'étendre dans toute la richesse de ses thèmes et de ses modulations le concert de l'humanité ? » Le Clézio ne se limite pas à la littérature française et francophone dans son appel, il fait en effet une oeuvre basée et constituée sur les références plurielles du Tout- Monde, appelant à des lectures hors frontières. Son souffle poétique entre en communion avec celui d'autres écrivains et philosophes contemporains, tels les martiniquais Glissant, Césaire, le français Levinas, Ricoeur, Morin, Kristeva, Todorov, Laplantine, Lévi-Strauss, entre autres qui nous constate que sa voie de la poétique de la transversalité est celle de la poétique de la Relation.
Poétique de la relation
« La relation relie, relaie, relate » écrit Glissant dans Philosophie de la Relation (2009). La relation est, avant tout, un principe de la narration, ce qui est relaté est ce qui est raconté, ce qui est dit. Dans le même sens, celui qui relie d'une personne à l'autre, crée un réseau narratif qui forme des « relations ». La langue reliée est une stratégie de la diversité qu'opère dans le discours, elle fait résistance à une seule manière de dire les choses, à une seule autorité du texte monologue pour donner lieu à un texte diffèrent issue des plusieurs voix et des diverses contributions qui permettent de créer un texte interculturel. Cette stratégie fait aussi écho à la résistance d'une seule et unique identité, origine qui se voit mélangé et modifié par le fait d'inclure l'Autre. L'influence de la pensée de Glissant nous parait évident dans l'écriture leclézienne qui suit cette perspective de la Relation dans son oeuvre. Cette redéfinition de la Relation par rapport au langage se traduit par des nouveaux réflexes méthodologiques, c'est-à dire, par une nouvelle manière d'écrire sur l'Autre et avec l'Autre, dans une approche du décloisonnement qui privilégie un décentrement des point de vues. Le Clézio participe activement dans cette façon de viser le monde comme un « Tout-Monde » décloisonné et ouvert à l'altérité. Sa volonté certaine de renouveler les visions du monde à travers « les imaginaires de langues » se constate dans ses romans et ses textes comme une position et un engagement pour la réalité d'un monde du mélange, de l'hybridité, du métissage. Etoile errante est l'histoire d'un affrontement qui dure depuis plus d'un siècle et qui nous représente un monde qui se déchire entre guerre des religions qu'à nos jours paraissent ne plus avoir de sens mais qui sont présentes pour nous rappeler l'impuissance de
l'homme en face de sa propre destruction. L'acte symbolique de mettre ensemble deux peuples en guerre et de leur donner à travers la parole écrite une réconciliation montre la puissance du langage et des mots. Cette idée de la Relation, du Tout-Monde, du Chaos-monde qui a tant conceptualiser Glissant prend une ampleur dans ce types de récits qui cherche à nous faire comprendre que la mise en Relation de toutes ces identités rhizomes, de tous ces lieux qui se traversent les uns les autres sans s'altérer, changent au contact les uns des autres tout en restant irréductibles : « [...] J'appelle Poétique de la Relation ce possible de l'imaginaire qui nous porte à concevoir la globalité insaisissable d'un tel Chaos-monde , en même temps qu'il nous permet d'en relever quelque détail, et en particulier de chanter notre lieu, insondable et irréversible66 ».
Ainsi, la notion glissantiennes de la poétique de la Relation se traduise dans le constat de la dissolution des frontières temporelles et spatiales, non dans le sens de la globalisation comme telle mais dans le sens d'une acceptation de l'Autre, une vision du monde libérée des logiques d'affrontement. De la même manière que Glissant a constaté que le monde se créolise, Le Clézio suit cette intuition qui devienne une réalité qu'il faut relater et défendre : « agis dans ton lieu, pense avec le monde 67 ».
66 Glissant, Edouard, Traité du Tout-Monde, Paris : Gallimard, 1997, p. 22
67 Glissant, Edouard, Philosophie de la Relation, Paris : Gallimard, 2009, p. 87
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