Chapitre 2. Les discussions sur la nature juridique
A l'instar des difficultés à définir le
terrorisme (voir supra pp. 5-6), les mesures de gel semblent
n'appartenir à aucune catégorie juridique existante. Plus
exactement, elles possèdent des caractéristiques
empruntées à plusieurs catégories juridiques. La
discussion sur l'objet des mesures de gel (Section 1) se bornera à une
approche internationale, car le mécanisme de gel des fonds y trouve son
origine. Il sera notamment question du régime des mesures de sanction.
Sur la question des fondements (Section 2), qu'on traitera à la
lumière des bases juridiques, la discussion prendra une tournure
communautaire. Cette discussion est en outre issue du contentieux des listes
devant le juge communautaire, contentieux qui fait l'objet de la seconde partie
de cette étude, mais pour plus de pédagogie, il est
intéressant de l'envisager pour qualifier la nature des listes et des
mesures de gel des fonds, notamment leurs finalités.
Section 1. La discussion sur l'objet
La discussion sur l'objet de la mesure de gel n'est pas
seulement théorique. Elle entraîne des enjeux très
pratiques notamment sur le niveau des garanties et de la protection des droits
individuels qui accompagnent la mesure de gel selon que celle-ci est
assimilée à un
73 Pour illustrer l'importance des saisies
opérées dans ce contexte communautaire, le Foreign and
Commonwealth Office estimait qu'une somme de 466.000£ avait
été saisie au Royaume-Uni sur la base du règlement (CE)
n° 881/2002 contre un montant de 27.000£ sur la base du
règlement 2580/2001 dans le courant des années 2006 et 2007, Voir
House of Lords, Select Committee on Economic Affairs, « The Impact of
Economic Sanctions », 2nd Report of Session 2006-2007, vol. II,
p. 5.
74 La mise à jour des listes est régulière
voire démesurée. Pour le règlement 881/2002, la
dernière modification en date est le 120e règlement
amendant le règlement d'origine, Voir règlement (UE) n°
110/2010 de la Commission, JOUE n° L 36 du 9 février 2010,
p. 9. On dénombrait 27 personnes physiques et morales confondues, les
chiffres globaux semblent néanmoins inconnus.
21
acte administratif ou à un acte de nature
pénale. Comme le souligne Alina Miron, « c'est la qualification qui
détermine le régime et non pas l'inverse »75.
Pour illustrer le caractère particulier des mesures de gel, on pourra
avoir recours au droit comparé, notamment par le biais du droit
administratif français.
La mesure de gel est la conséquence du «
listing » d'une personne ou entité par un des
comités du Conseil de sécurité ou par les États
eux-mêmes, la procédure de « blacklisting »
fait donc partie de la définition à donner à ce
mécanisme. Tant des éléments de droit pénal
(Paragraphe 1) que de droit administratif (Paragraphe 2) sont amenés
à jouer un rôle dans la recherche de la nature des mesures, ce qui
renforce le statut spécifique de celle-ci.
Paragraphe 1. La discussion sur le caractère
pénal de la mesure
Il faut distinguer deux étapes dans la procédure
qui aboutit à une mesure de gel des fonds. Il existe d'abord un acte
à portée générale qui est la résolution
initiale prise sur la base du Chapitre VII (ou les positions communes et leurs
règlements correspondants pris sur la base des traités CE et UE).
Cet acte général sert ensuite de base à l'adoption de
mesure à portée individuelle telle que l'inscription sur la liste
d'une personne ou entité et la mesure de gel des fonds les concernant.
La résolution initiale a donc une double fonction76 : elle
qualifie une situation donnée (sur la base d'informations émanant
des États prouvant des soupçons de financement d'une
activité terroriste incriminée) et la place sous un régime
juridique. Elle sert également de base juridique aux sanctions
individuelles subséquentes.
Afin de savoir si l'on peut parler de sanctions
pénales, il convient d'envisager deux grandes séries de
critères : celui de la finalité et des effets de la mesure et
enfin celui de l'autorité de la décision77.
Quant à la finalité et aux effets de la mesure
de gel, il est indéniable que l'inscription sur une liste
présente un caractère diffamatoire et infamant78 et
s'assimile ainsi à une sanction pénale. La prolongation dans le
temps des mesures de gel, contrastant avec la vocation provisoire de la mesure,
ainsi que l'absence d'indemnisation en cas d'erreur accentue l'aspect
75 MIRON A., article préc., p. 362.
76 Ibidem, p. 358.
77 MIRON A., article préc., p. 360.
78 Ibid. Voir aussi l'affaire Zollmann c./
Royaume-Uni du 23 novembre 2003, req. n° 62902/00.
22
répressif de la sanction79. Une mesure de
gel n'a toutefois jamais entraîné une mesure privative de
liberté des individus concernés.
Quant au critère organique de l'autorité de la
décision, il est permis d'avoir des doutes sur la nature pénale
de la sanction. Il est généralement admis que le prononcé
d'une sanction pénale est du ressort exclusif du juge. C'est d'ailleurs
le choix réalisé en droit français contrairement au droit
américain par exemple80. Or, le Conseil de
sécurité dont dépendent les comités
créés par les résolutions, est l'organe social des Nations
Unies, et n'est pas un organe juridictionnel mais politique. Comme le souligne
l'équipe d'appui analytique fonctionnant auprès du Comité
1267, « [l]es régimes de sanctions de l'ONU n'exigent pas que les
personnes visées aient été condamnées par un
tribunal. (...) [C]es régimes n'imposent pas de sanction ou de
procédure pénale, telle que la détention, l'arrestation,
mais des mesures administratives comme le gel des avoirs, l'interdiction des
voyages internationaux et des ventes d'armes »81.
La combinaison de ces deux critères aboutit à
une qualification douteuse quant au caractère pénal des
sanctions. « [L]'hybride ainsi créé »82
pourrait alors transcender le clivage traditionnel entre sanctions
pénales et sanctions administratives et devenir une nouvelle
catégorie de sanction sui generis, empruntant à chaque
catégorie des caractéristiques. Michel Dobkine disait à
propos de cette évolution qu'« [u]ne nouvelle catégorie de
sanctions, les «sanctions pécuniaires» est peut-être
appelée à unifier la matière répressive non
passible de l'emprisonnement, et à rendre caduques les distinctions
traditionnelles entre sanctions administratives et pénales
»83.
Comme l'écrivait Alina Miron (voir supra p.
22), la qualification détermine le régime applicable. L'une des
implications de ce débat est notamment l'application de l'article 6 de
la
79 Voir TPICE, Sison c./ Conseil, 11 juillet 2007,
T-47/03, points 233-251.
80 ROSENFELD E., VEIL J., « Sanctions administratives,
sanctions pénales », Pouvoirs, 2009/1, n° 128, p. 63
: « Le droit français a adopté un critère organique :
est une sanction administrative celle qui est prononcée par une
autorité administrative. La jurisprudence américaine et la Cour
européenne des droits de l'Homme (Cedh) penchent pour un critère
matériel. Aux États-Unis, quel qu'en soit l'auteur, le juge se
livre à un examen de la sanction, l'autorité sanctionnatrice ou
la volonté du législateur n'étant que deux critères
parmi d'autres, pour déterminer sa nature. La CEDH admet elle aussi que
la matière pénale déborde de beaucoup les juridictions
pénales. Cette analyse est plus réaliste mais le système
français parvient néanmoins à un résultat
comparable par l'intégration de la sanction administrative à la
catégorie plus ample du droit répressif qui justifie alors, sans
le détour de la requalification, l'application des principes communs de
ce droit. »
81 Troisième rapport de l'équipe
d'appui analytique et surveillance des sanctions créée en
application de la résolution 1526 (2004) concernant l'organisation
Al-Qaida et les Taliban et les personnes et entités qui leur sont
associées, 9 septembre 2005, S/2005/572, § 39-41.
82 ROSENFELD E., VEIL J., article préc., p.
62.
83 « L'ordre répressif administratif »,
Recueil Dalloz, Chronique, 1993, p. 157.
23
Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales (CESDH). Pour Mireille
Delmas-Marty, sanction administrative et sanction pénale appartiennent
toutes deux à la matière pénale au sens de la
CESDH84. C'est une série de garanties procédurales qui
sont en jeu. En ce sens, c'est la substance de ce qu'affirme Alina Miron,
« la simple qualification d'actes restrictifs des droits subjectifs des
individus aurait dû suffire pour conduire à la mise en place de
garanties minimales »85.
Le caractère pénal étant difficilement
perceptible, il convient d'envisager la potentielle nature administrative des
sanctions.
Paragraphe 2. La discussion sur le caractère
administratif de la mesure
Les arguments en faveur de la reconnaissance du
caractère administratif de la procédure d'inscription sur les
listes et du gel des fonds sont manifestement plus nombreux. A tel point qu'une
partie de la doctrine s'interroge sur le fait de savoir s'il s'agirait d'une
forme d'acte administratif international86. Il ne s'agit pas de
lister tous ces arguments mais de présenter les principaux.
D'un point de vue organique, le renforcement du pouvoir de
décision des comités par rapport à l'influence qu'exercent
les États (notamment par la nomination annuelle d'un président
permanent du comité) renforce la procéduralisation voire «
l'administrativisation » des institutions.
Toujours du point de vue organique, en recourant une fois de
plus au droit administratif français, on s'aperçoit qu'il existe
une similitude entre les listes et les actes administratifs unilatéraux.
On retrouve la situation triangulaire qu'il existe en droit
français87 entre les cibles des sanctions (personnes et
entités soupçonnées) de l'acte qui voient leur situation
juridique modifiée sans que leur consentement soit requis, les
destinataires de l'acte (les États) et l'auteur de la décision
(le Conseil de sécurité)88.
84 « Code pénal d'hier, droit pénal
d'aujourd'hui, matière pénale de demain », Recueil
Dalloz, Chronique, 1986, p. 27.
85 MIRON A., article préc., p. 359.
86 MIRON A. article préc., notamment, Voir
aussi OST F., VAN DER KERCHOVE M., « De la pyramide au réseau ?
Pour une théorie dialectique du droit », Bruxelles,
Publications des Facultés universitaires Saint Louis, 2002, p.
230 et s. ; DOBKINE M., article préc., p. 157.
87 CHAPUS R., Droit administratif, Tome 1,
15ème édition, Paris, Montchrestien, n° 697 et
s.
88 MIRON A., article préc., p. 358.
24
Le principe de droit administratif du privilège du
préalable se retrouve aussi dans la pratique du Conseil89. Ce
principe sous-tend la logique du chapitre VII de la Charte en ce que les
décisions du Conseil sont présumées conformes au droit et
de ce fait, directement et immédiatement exécutoires. Dans ce
sens, la Cour internationale de justice affirmait dans son avis de 1971 que
« [t]oute résolution émanant d'un organe des Nations Unies
régulièrement constitué, prise conformément
à son règlement et déclarée adoptée par son
président, doit être présumée valable
»90. Le privilège du préalable impartit
généralement l'administration d'une contrepartie solide au
bénéfice des particuliers91.
Du point de vue de la finalité de la sanction, une
différenciation peut être opérée et a
été mise en lumière par la doctrine92. Il
s'agit de celle qui existe entre les sanctions administratives et les mesures
de police en droit français. Comme le soulignent à juste titre
Mattias Guyomar et Pierre Collin, « [l]es sanctions sont d'une nature
essentiellement répressive. Elles procèdent d'une intention de
punir un manquement à une obligation. Elles se fondent sur un
comportement personnel considéré comme fautif. Au contraire, les
mesures de police ont une finalité essentiellement préventive
»93. Le clivage entre répression et prévention
est ainsi, une fois de plus (voir supra p. 6), mis en avant. Plusieurs
allégations de la pratique des sanctions ciblées en droit
international prouvent que cette distinction n'est pas étanche. Lorsque
le Conseil édicte une mesure de sanction et de gel des fonds, il y a
indéniablement un côté préventif de dissuasion des
futurs comportements fautifs94. Selon certains auteurs95,
l'étanchéité tombe définitivement lorsque l'on
constate que l'inscription sur une liste de gel des fonds constitue la
conséquence directe de la violation de la résolution en question
et n'a donc pas d'effet préventif. Néanmoins, l'inscription sur
les listes agit autant comme moyen de protection de l'ordre public
international (la paix et la sécurité internationale du Chapitre
VII) que comme conséquence négative de la violation de la norme
internationale en question.
89 MIRON A., article préc., p. 358.
90 CIJ, avis consultatif, 21 juin 1971, Conséquences
juridiques pour les États de la présence continue de l'Afrique du
Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970)
du Conseil de sécurité, Rec. 1971, p. 22, § 20.
91 Voir ROSENFELD E., VEIL J., article préc.,
p. 66-67 ; « [...] le condamné pénal est
présumé innocent jusqu'à l'épuisement des recours ;
le sanctionné administratif est, à compter du prononcé,
présumé coupable et doit immédiatement
déférer à la sanction sauf à obtenir,
difficilement, le bénéfice du sursis à exécution.
Plus la sanction pécuniaire est importante moins ce trait distinctif
conserve de légitimité. » Pour aller plus loin, voir RIVERO
J., WALINE J., « Droit administratif », Dalloz, 2004, pp. 332 et
s.
92 MIRON A., article préc., p. 361.
93 AJDA, 2001, p. 634.
94 MIRON A., article préc., p. 361.
95 Ibid.
25
Entre mesures de polices ou sanctions administratives, il
semble compliqué de vouloir définir les contours des sanctions
ciblées, de l'inscription sur les listes à la mesure effective de
gel des fonds qui lui est associée. Comme il a été dit, de
nombreuses garanties procédurales sont en jeu (application de l'article
6 CESDH ; droit d'être entendu, égalité des armes,
obligation de motivation, protection juridictionnelle effective ...). Il n'est
pas pour autant nécessaire que la répression administrative doive
se couler dans le moule pénal96. Comme l'indiquent Emmanuel
Rosenfeld et Jean Veil :
« Tous les pays ont multiplié les sanctions
administratives pour pallier les insuffisances de la répression
pénale : lenteur, complexité et technicité croissante des
mécanismes économiques, [...]. Ce phénomène est une
réponse à un problème plus général :
l'inadéquation d'institutions de proportions nécessairement
restreintes (le législatif ; le judiciaire) à l'implication
toujours plus massive de l'administration dans les rapports
socio-économiques. »97
En 2007, l'Assemblée parlementaire du Conseil de
l'Europe identifiait les risques de la discussion sur la qualification
juridique des sanctions ciblées : « Bien que la nature de ces
sanctions - pénale, administrative ou civile - ne soit pas du tout
claire et encore sujette à débat, leur application doit, en vertu
de la Convention européenne des droits de l'Homme et du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques, respecter des normes
minimales de procédure et sécurité juridique
»98.
Protéiformes, les mesures de gel semblent être
distinctes des autres catégories juridiques. En complément des
discussions sur l'objet, une analyse des fondements de ces mesures permet de
mieux définir les contours de leur nature.
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