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Le gel des fonds en droit communautaire

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par Jérémie Piété
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Master 2 recherche droit européen 2010
  

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Chapitre 2. Les discussions sur la nature juridique

A l'instar des difficultés à définir le terrorisme (voir supra pp. 5-6), les mesures de gel semblent n'appartenir à aucune catégorie juridique existante. Plus exactement, elles possèdent des caractéristiques empruntées à plusieurs catégories juridiques. La discussion sur l'objet des mesures de gel (Section 1) se bornera à une approche internationale, car le mécanisme de gel des fonds y trouve son origine. Il sera notamment question du régime des mesures de sanction. Sur la question des fondements (Section 2), qu'on traitera à la lumière des bases juridiques, la discussion prendra une tournure communautaire. Cette discussion est en outre issue du contentieux des listes devant le juge communautaire, contentieux qui fait l'objet de la seconde partie de cette étude, mais pour plus de pédagogie, il est intéressant de l'envisager pour qualifier la nature des listes et des mesures de gel des fonds, notamment leurs finalités.

Section 1. La discussion sur l'objet

La discussion sur l'objet de la mesure de gel n'est pas seulement théorique. Elle entraîne des enjeux très pratiques notamment sur le niveau des garanties et de la protection des droits individuels qui accompagnent la mesure de gel selon que celle-ci est assimilée à un

73 Pour illustrer l'importance des saisies opérées dans ce contexte communautaire, le Foreign and Commonwealth Office estimait qu'une somme de 466.000£ avait été saisie au Royaume-Uni sur la base du règlement (CE) n° 881/2002 contre un montant de 27.000£ sur la base du règlement 2580/2001 dans le courant des années 2006 et 2007, Voir House of Lords, Select Committee on Economic Affairs, « The Impact of Economic Sanctions », 2nd Report of Session 2006-2007, vol. II, p. 5.

74 La mise à jour des listes est régulière voire démesurée. Pour le règlement 881/2002, la dernière modification en date est le 120e règlement amendant le règlement d'origine, Voir règlement (UE) n° 110/2010 de la Commission, JOUE n° L 36 du 9 février 2010, p. 9. On dénombrait 27 personnes physiques et morales confondues, les chiffres globaux semblent néanmoins inconnus.

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acte administratif ou à un acte de nature pénale. Comme le souligne Alina Miron, « c'est la qualification qui détermine le régime et non pas l'inverse »75. Pour illustrer le caractère particulier des mesures de gel, on pourra avoir recours au droit comparé, notamment par le biais du droit administratif français.

La mesure de gel est la conséquence du « listing » d'une personne ou entité par un des comités du Conseil de sécurité ou par les États eux-mêmes, la procédure de « blacklisting » fait donc partie de la définition à donner à ce mécanisme. Tant des éléments de droit pénal (Paragraphe 1) que de droit administratif (Paragraphe 2) sont amenés à jouer un rôle dans la recherche de la nature des mesures, ce qui renforce le statut spécifique de celle-ci.

Paragraphe 1. La discussion sur le caractère pénal de la mesure

Il faut distinguer deux étapes dans la procédure qui aboutit à une mesure de gel des fonds. Il existe d'abord un acte à portée générale qui est la résolution initiale prise sur la base du Chapitre VII (ou les positions communes et leurs règlements correspondants pris sur la base des traités CE et UE). Cet acte général sert ensuite de base à l'adoption de mesure à portée individuelle telle que l'inscription sur la liste d'une personne ou entité et la mesure de gel des fonds les concernant. La résolution initiale a donc une double fonction76 : elle qualifie une situation donnée (sur la base d'informations émanant des États prouvant des soupçons de financement d'une activité terroriste incriminée) et la place sous un régime juridique. Elle sert également de base juridique aux sanctions individuelles subséquentes.

Afin de savoir si l'on peut parler de sanctions pénales, il convient d'envisager deux grandes séries de critères : celui de la finalité et des effets de la mesure et enfin celui de l'autorité de la décision77.

Quant à la finalité et aux effets de la mesure de gel, il est indéniable que l'inscription sur une liste présente un caractère diffamatoire et infamant78 et s'assimile ainsi à une sanction pénale. La prolongation dans le temps des mesures de gel, contrastant avec la vocation provisoire de la mesure, ainsi que l'absence d'indemnisation en cas d'erreur accentue l'aspect

75 MIRON A., article préc., p. 362.

76 Ibidem, p. 358.

77 MIRON A., article préc., p. 360.

78 Ibid. Voir aussi l'affaire Zollmann c./ Royaume-Uni du 23 novembre 2003, req. n° 62902/00.

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répressif de la sanction79. Une mesure de gel n'a toutefois jamais entraîné une mesure privative de liberté des individus concernés.

Quant au critère organique de l'autorité de la décision, il est permis d'avoir des doutes sur la nature pénale de la sanction. Il est généralement admis que le prononcé d'une sanction pénale est du ressort exclusif du juge. C'est d'ailleurs le choix réalisé en droit français contrairement au droit américain par exemple80. Or, le Conseil de sécurité dont dépendent les comités créés par les résolutions, est l'organe social des Nations Unies, et n'est pas un organe juridictionnel mais politique. Comme le souligne l'équipe d'appui analytique fonctionnant auprès du Comité 1267, « [l]es régimes de sanctions de l'ONU n'exigent pas que les personnes visées aient été condamnées par un tribunal. (...) [C]es régimes n'imposent pas de sanction ou de procédure pénale, telle que la détention, l'arrestation, mais des mesures administratives comme le gel des avoirs, l'interdiction des voyages internationaux et des ventes d'armes »81.

La combinaison de ces deux critères aboutit à une qualification douteuse quant au caractère pénal des sanctions. « [L]'hybride ainsi créé »82 pourrait alors transcender le clivage traditionnel entre sanctions pénales et sanctions administratives et devenir une nouvelle catégorie de sanction sui generis, empruntant à chaque catégorie des caractéristiques. Michel Dobkine disait à propos de cette évolution qu'« [u]ne nouvelle catégorie de sanctions, les «sanctions pécuniaires» est peut-être appelée à unifier la matière répressive non passible de l'emprisonnement, et à rendre caduques les distinctions traditionnelles entre sanctions administratives et pénales »83.

Comme l'écrivait Alina Miron (voir supra p. 22), la qualification détermine le régime applicable. L'une des implications de ce débat est notamment l'application de l'article 6 de la

79 Voir TPICE, Sison c./ Conseil, 11 juillet 2007, T-47/03, points 233-251.

80 ROSENFELD E., VEIL J., « Sanctions administratives, sanctions pénales », Pouvoirs, 2009/1, n° 128, p. 63 : « Le droit français a adopté un critère organique : est une sanction administrative celle qui est prononcée par une autorité administrative. La jurisprudence américaine et la Cour européenne des droits de l'Homme (Cedh) penchent pour un critère matériel. Aux États-Unis, quel qu'en soit l'auteur, le juge se livre à un examen de la sanction, l'autorité sanctionnatrice ou la volonté du législateur n'étant que deux critères parmi d'autres, pour déterminer sa nature. La CEDH admet elle aussi que la matière pénale déborde de beaucoup les juridictions pénales. Cette analyse est plus réaliste mais le système français parvient néanmoins à un résultat comparable par l'intégration de la sanction administrative à la catégorie plus ample du droit répressif qui justifie alors, sans le détour de la requalification, l'application des principes communs de ce droit. »

81 Troisième rapport de l'équipe d'appui analytique et surveillance des sanctions créée en application de la résolution 1526 (2004) concernant l'organisation Al-Qaida et les Taliban et les personnes et entités qui leur sont associées, 9 septembre 2005, S/2005/572, § 39-41.

82 ROSENFELD E., VEIL J., article préc., p. 62.

83 « L'ordre répressif administratif », Recueil Dalloz, Chronique, 1993, p. 157.

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Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH). Pour Mireille Delmas-Marty, sanction administrative et sanction pénale appartiennent toutes deux à la matière pénale au sens de la CESDH84. C'est une série de garanties procédurales qui sont en jeu. En ce sens, c'est la substance de ce qu'affirme Alina Miron, « la simple qualification d'actes restrictifs des droits subjectifs des individus aurait dû suffire pour conduire à la mise en place de garanties minimales »85.

Le caractère pénal étant difficilement perceptible, il convient d'envisager la potentielle nature administrative des sanctions.

Paragraphe 2. La discussion sur le caractère administratif de la mesure

Les arguments en faveur de la reconnaissance du caractère administratif de la procédure d'inscription sur les listes et du gel des fonds sont manifestement plus nombreux. A tel point qu'une partie de la doctrine s'interroge sur le fait de savoir s'il s'agirait d'une forme d'acte administratif international86. Il ne s'agit pas de lister tous ces arguments mais de présenter les principaux.

D'un point de vue organique, le renforcement du pouvoir de décision des comités par rapport à l'influence qu'exercent les États (notamment par la nomination annuelle d'un président permanent du comité) renforce la procéduralisation voire « l'administrativisation » des institutions.

Toujours du point de vue organique, en recourant une fois de plus au droit administratif français, on s'aperçoit qu'il existe une similitude entre les listes et les actes administratifs unilatéraux. On retrouve la situation triangulaire qu'il existe en droit français87 entre les cibles des sanctions (personnes et entités soupçonnées) de l'acte qui voient leur situation juridique modifiée sans que leur consentement soit requis, les destinataires de l'acte (les États) et l'auteur de la décision (le Conseil de sécurité)88.

84 « Code pénal d'hier, droit pénal d'aujourd'hui, matière pénale de demain », Recueil Dalloz, Chronique, 1986, p. 27.

85 MIRON A., article préc., p. 359.

86 MIRON A. article préc., notamment, Voir aussi OST F., VAN DER KERCHOVE M., « De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit », Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint Louis, 2002, p. 230 et s. ; DOBKINE M., article préc., p. 157.

87 CHAPUS R., Droit administratif, Tome 1, 15ème édition, Paris, Montchrestien, n° 697 et s.

88 MIRON A., article préc., p. 358.

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Le principe de droit administratif du privilège du préalable se retrouve aussi dans la pratique du Conseil89. Ce principe sous-tend la logique du chapitre VII de la Charte en ce que les décisions du Conseil sont présumées conformes au droit et de ce fait, directement et immédiatement exécutoires. Dans ce sens, la Cour internationale de justice affirmait dans son avis de 1971 que « [t]oute résolution émanant d'un organe des Nations Unies régulièrement constitué, prise conformément à son règlement et déclarée adoptée par son président, doit être présumée valable »90. Le privilège du préalable impartit généralement l'administration d'une contrepartie solide au bénéfice des particuliers91.

Du point de vue de la finalité de la sanction, une différenciation peut être opérée et a été mise en lumière par la doctrine92. Il s'agit de celle qui existe entre les sanctions administratives et les mesures de police en droit français. Comme le soulignent à juste titre Mattias Guyomar et Pierre Collin, « [l]es sanctions sont d'une nature essentiellement répressive. Elles procèdent d'une intention de punir un manquement à une obligation. Elles se fondent sur un comportement personnel considéré comme fautif. Au contraire, les mesures de police ont une finalité essentiellement préventive »93. Le clivage entre répression et prévention est ainsi, une fois de plus (voir supra p. 6), mis en avant. Plusieurs allégations de la pratique des sanctions ciblées en droit international prouvent que cette distinction n'est pas étanche. Lorsque le Conseil édicte une mesure de sanction et de gel des fonds, il y a indéniablement un côté préventif de dissuasion des futurs comportements fautifs94. Selon certains auteurs95, l'étanchéité tombe définitivement lorsque l'on constate que l'inscription sur une liste de gel des fonds constitue la conséquence directe de la violation de la résolution en question et n'a donc pas d'effet préventif. Néanmoins, l'inscription sur les listes agit autant comme moyen de protection de l'ordre public international (la paix et la sécurité internationale du Chapitre VII) que comme conséquence négative de la violation de la norme internationale en question.

89 MIRON A., article préc., p. 358.

90 CIJ, avis consultatif, 21 juin 1971, Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Rec. 1971, p. 22, § 20.

91 Voir ROSENFELD E., VEIL J., article préc., p. 66-67 ; « [...] le condamné pénal est présumé innocent jusqu'à l'épuisement des recours ; le sanctionné administratif est, à compter du prononcé, présumé coupable et doit immédiatement déférer à la sanction sauf à obtenir, difficilement, le bénéfice du sursis à exécution. Plus la sanction pécuniaire est importante moins ce trait distinctif conserve de légitimité. » Pour aller plus loin, voir RIVERO J., WALINE J., « Droit administratif », Dalloz, 2004, pp. 332 et s.

92 MIRON A., article préc., p. 361.

93 AJDA, 2001, p. 634.

94 MIRON A., article préc., p. 361.

95 Ibid.

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Entre mesures de polices ou sanctions administratives, il semble compliqué de vouloir définir les contours des sanctions ciblées, de l'inscription sur les listes à la mesure effective de gel des fonds qui lui est associée. Comme il a été dit, de nombreuses garanties procédurales sont en jeu (application de l'article 6 CESDH ; droit d'être entendu, égalité des armes, obligation de motivation, protection juridictionnelle effective ...). Il n'est pas pour autant nécessaire que la répression administrative doive se couler dans le moule pénal96. Comme l'indiquent Emmanuel Rosenfeld et Jean Veil :

« Tous les pays ont multiplié les sanctions administratives pour pallier les insuffisances de la répression pénale : lenteur, complexité et technicité croissante des mécanismes économiques, [...]. Ce phénomène est une réponse à un problème plus général : l'inadéquation d'institutions de proportions nécessairement restreintes (le législatif ; le judiciaire) à l'implication toujours plus massive de l'administration dans les rapports socio-économiques. »97

En 2007, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe identifiait les risques de la discussion sur la qualification juridique des sanctions ciblées : « Bien que la nature de ces sanctions - pénale, administrative ou civile - ne soit pas du tout claire et encore sujette à débat, leur application doit, en vertu de la Convention européenne des droits de l'Homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, respecter des normes minimales de procédure et sécurité juridique »98.

Protéiformes, les mesures de gel semblent être distinctes des autres catégories juridiques. En complément des discussions sur l'objet, une analyse des fondements de ces mesures permet de mieux définir les contours de leur nature.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore