Le pouvoir de Standard and Poor's, illustration de la raison néolibérale( Télécharger le fichier original )par Elise Fraysse Université Lumière Lyon 2 - 2012 |
B) L'action de Standard and Poor's dans un ordre spontanéSi certaines organisations internationales peuvent véhiculer une idéologie néolibérale, elles demeurent toutefois sous l'égide des Etats qui les composent, qui les ont pensées et qui les ont créées. Il en va différemment pour les agences de notations, qui sont nées au sein même du marché et qui, surtout, ont grandi avec lui. Standard and Poor's est née d'une initiative privée, et non d'une volonté étatique. Elle n'est donc pas un acteur du marché, elle est le marché, dans le sens où il s'agit de l'une de ses composantes : elle n'est pas à l'extérieur de celui-ci.En cela, elle « congédie tout horizon externe, toute raison de surplomb, toute vision d'ensemble »51(*) et ainsi, tout constructivisme. C'est selon Von Hayek, père du néolibéralisme, les conditions idéales de l'efficience. Mais celui-ci va plus loin, en posant l'ordre spontané comme ordre supérieur. C'est est une sorte de troisième voie entre l'ordre naturel - qui est indépendant de la volonté humaine - et l'ordre construit, artificiel - qui procède directement d'une volonté humaine52(*). Le marché est un ordre spontané puisqu'il émerge de l'action des hommes sans émaner de leur volonté. C'est ce qui fait sa force et sa pertinence. En effet, si le marché n'a pas été construit par une volonté affirmée, il n'est pas possible de le déconstruire de la sorte ; le marché est ainsi au-dessus de ses acteurs puisque la volonté des Hommes ne suffit pas à le faire disparaitre.L'ordre spontanéest l'ordre le plus efficient puisqu'il ne nait pas d'une volonté, mais d'un besoin, d'une utilité.Or, Standard and Poor's agit dans et par le marché ; composante d'un ordre spontané, son efficacité et son efficience le sont donc par essence. Standard and Poor's, en étant composante du marché, agit ainsi dans cet ordre spontané qui se situe au-dessus de celui créé par les Etats, c'est-à-dire au-dessus du « monde ». L'ordre spontané surplombe le monde des Etats et tend à ce qu'il devienne également un ordre spontané, en le faisant peu à peu disparaitre, c'est-à-dire à conduire à une certaine « détiercisation »53(*). Illustration de cette détiercisation, Standard and Poor's peut acquérir une certaine force et légitimité et ce d'autant plus que le marché « est probablement le seul ordre global qui s'étende sur le champ entier de la société humaine »54(*). Quand Standard and Poor's, en tant que composante de l'ordre spontané du marché, s'arroge la faculté d'attribuer des notes aux Etats, afin d'estimer leur capacité et leur volonté à rembourser leur dette, elle fait donc du marché le principe et de l'Etat l'exception. Qui plus est, ses notes sont parfois non-sollicitées par les Etats eux-mêmes. Or, pour attribuer une note, c'est-à-dire un avis, voire un jugement, ne faut-il pas jouir d'une position supérieure, être investi d'une certaine légitimité permettant de le faire ?C'est donc en quelque sortel'Etat qui est placé sous surveillance du marché plutôt qu'un marché placé sous la surveillance de l'Etat55(*). En effet, « rien ne prouve que l'économie de marché a des défauts, rien ne prouve qu'elle a une défectuosité intrinsèque, puisque tout ce qu'on lui attribue comme défaut et comme effet de sa défectuosité, c'est à l'Etat qu'il faut l'attribuer »56(*). L'ennemi premier du néolibéralisme, ce ne sont pas les Etats, en ce qu'ils sont les acteurs du marché, mais c'est bien le monde lui-même57(*). En agissant au sein d'un ordre spontané, Standard and Poor's participe donc au combat contre le monde. L'ordre spontané dépasse l'ordre artificiel ; c'est le marché - ordre spontané - qui appelle l'Etat - ordre artificiel. Mais si l'ordre spontané - dominé par le néolibéralisme - veut entrer en guerre avec le monde, il semble toutefois que ce dernier adopte un comportement plus pacifique à son égard. La supériorité des agences de notation sur les Etats est ainsi en quelque sorte consentie par ces derniers, preuve en est la réaction du précédent Président de la République, Nicolas Sarkozy, et du gouvernement français lors des menaces pesant sur le « AAA » français. C'est ainsi que François Fillon, ancien Premier Ministre, affirme que la note française « est un acquis extrêmement précieux qu'il ne faut en aucun cas fragiliser »58(*), et Nicolas Sarkozy de déclarer que « si nous perdons le triple A, je suis mort »59(*). Standard and Poor's a de ce point de vue gagné son pari, puisqu'elle a réussi à acquérir une légitimité suffisante lui permettant d'inquiéter les Etats quant à leur classement sur l'échelle qu'elle a instaurée. Les Etats accordent ainsi de l'importance aux notes qui leur sont attribuées, les comparent avec celles attribuées aux autres. Ainsi, les Etats entrent dans une sorte de compétition, de concurrence à partir du cadre qu'a élaboré Standard and Poor's. Si auparavant l'Etat pouvait décider de mettre les entreprises nationales en concurrence, ce sont maintenant des entreprisescomme Standard and Poor's qui peuvent décider de mettre les Etats en concurrence. Mais la mise en concurrence qu'opère Standard and Poor's ne s'arrête pas là ; elle s'étend aussi de façon verticale selon la nature des entités. * 51Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 24 * 52Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit., p. 245 * 53Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 202 * 54 Hayek (Friedrich), Essais de philosophie, de science politique et d'économie, Paris, Les belles lettres, 2007, p. 138, cité par Antoine Garapon, La raison du moindre Etat, op. cit., p. 40 * 55Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,p. 40 * 56Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 120 * 57Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 217 * 58Bekmezian (Helène), Triple A : du catastrophisme à la résignation, Le Monde, 16 décembre 2011 * 59Idem. |
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