Le pouvoir de Standard and Poor's, illustration de la raison néolibérale( Télécharger le fichier original )par Elise Fraysse Université Lumière Lyon 2 - 2012 |
B) L'anticipation du conflit, moyen de fuite de la politiqueStandard and Poor's, en relayant et en nourrissant la raison néolibérale, contribue, on l'a dit, à aligner l'Etat sur le modèle de l'entreprise. Or, « l'entreprise a horreur du conflit »187(*) car celui-ci nuit à la fonction intégratrice du marché et surtout à l'objectif de maximisation des profits. En effet, si conflit il y a, les échanges s'en verront nécessairement réduits et orientés non pas selon l'utilité, mais selon l'idéologie ou la politique. Dans le domaine qui est le sien, Standard and Poor's s'attèle donc à la lourde tâche d'anticipation des conflits et de promotion d'une certaine sécurité. La sécurité est en effet « au coeur de la raison néolibérale » en ce qu'elle tend à « assurer la régularité d'un processus et donc de permettre d'anticiper l'action de certaines personnes et de se prémunir contre le trouble que d'autres pourraient créer »188(*). En assurant une certaine sécurité sur le marché obligataire, Standard and Poor's permet aux acteurs du marché de s'investir pleinement sur le marché sans avoir d'inquiétudes vis-à-vis de son fonctionnement. La sécurité est dès lors une condition nécessaire de « possibilité d'un jeu »189(*) sur le marché, de la possibilité d'être libre dans celui-ci. Dans la raison néolibérale, sécurité est synonyme de liberté et d'efficacité. Standard and Poor's l'a bien compris. Ainsi, dans son action, elle procède à une double anticipation du conflit. D'une part, elle contribue à atténuer les conflits entre l'Etat et le Marché, par le biais de son processus de notation. En effet, le rating final accordé par Standard and Poor's est le fruit d'un processus concerté avec l'Etat concerné. Après une pré-analyse entre experts, ceux-ci rencontrent - de façon plutôt informelle - l'un des représentants de l'Etat en question (bien souvent les ministres de la finance ou de la dette). Cet échange permet à Standard and Poor's d'être en connaissance des informations pertinentes et détaillées, qu'elles soient publiques ou confidentielles190(*). On voit déjà ici la volonté d'incorporer pleinement l'Etat dans le marché, afin qu'il devienne partie intégrante de celui-ci, au point de ne plus pouvoir s'en défaire. Mais ce n'est pas là l'exemple le plus éloquent. Une fois que le comité d'experts s'est entendu pour accorder une note à l'Etat en question, Standard and Poor's lui notifie sa décision. Dès lors, si celui-ci « est en désaccord avec le rating finalement accordé, Standard and Poor's autorise un appel à cette décision s'il existe des circonstances nouvelles. Dans ce cas, le comité sera convoqué de nouveau et un nouveau vote aura lieu »191(*). On voit ainsi que Standard and Poor's se prémunit contre toute éventuelle attaque des Etats en les intégrant au processus de notation. C'est là une façon ingénieuse d'annihiler la contestation étatique et politique et ainsi d'anticiper tout conflit avec le Marché. D'autre part, Standard and Poor's contribue à atténuer les conflits entre les Etats eux-mêmes. Sous l'ère de la souveraineté, les conflits idéologiques et politiques étaient nombreux entre les Etats. Aujourd'hui, si les conflits demeurent, ils ne sont plus du même ordre. Les guerres d'aujourd'hui sont elles aussi néolibérales ; elles sont guidées par le profit. Le néolibéralisme s'insurge contre les conflits, mais seulement ceux qui entravent les échanges. Il semble que Standard and Poor's contribue à annihiler ces derniers. En effet, en accordant un rating aux Etats, Standard and Poor's joue un rôle de prédiction de l'avenir et en assume la responsabilité - au sens non-juridique du terme. En quelque sorte, Standard and Poor's prend des risques à la place des Etats, en s'attelant à la tâche de prédire des comportements futurs et incertains. Elle externalise le conflit ; elle dépossède les Etats de leur capacité d'entrer en conflits les uns contre les autres en les dépossédant de la politique. En cela, Standard and Poor's devient un intermédiaire indispensable au sein du Marché et elle réduit les risques d'affrontement direct entre les Etats, qui nuisent indubitablement au bon déroulement des échanges, guidés par la seule utilité. Standard and Poor's joue donc un rôle de prévention ; elle contribue à faire sortir du marché obligataire les éléments qui vont à son encontre. Tout comme la technique des listes noires, « mesures préventives qui consomment la peine avant même la condamnation »192(*), elle évince du marché les Etats qui pourraient nuire à son efficacité - en leur attribuant un « CCC » ou un « D » - avant même que ceux-ci soient un danger réel. Le cas de la crise grecque révèle particulièrement cet état d'esprit. En lui attribuant la note « CCC »193(*), elle la condamne avant même qu'elle ne se condamne elle-même. Fondamentalement, cela revient à ce que Standard and Poor's s'arroge la faculté de se substituer aux Etats dans leur pouvoir de décision ; elle leur confisque un pan de leur politique internationale. En anticipant de la sorte les conflits entre les Etats, Standard and Poor's participe à bien plus qu'une sortie du politique ; elle contribue à la sortie du « monde » - organisé par des Etats souverains et leurs échanges - et prône le vitalisme. Le monde est statique ; la vie est en mouvement. Sous l'ère du néolibéralisme, gouverner c'est « domestiquer des forces »194(*). Or, il semble que Standard and Poor's ne fasse rien d'autre que domestiquer des forces, en se trouvant elle-même dans le marché, à faire en sorte que les forces du marché s'engrènent au mieux. Cet ajustement permanent, c'est ce qu'on appelle la régulation. * 187 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 205 * 188 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 31 * 189Ibid., p. 31 * 190Standard and Poor's, How We Rate Sovereigns, 13 mars 2012, p. 6 * 191Idem. * 192Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 179 * 193 Dans l'échelle de Standard and Poor's, CCC correspond au 3ème échelon au-dessus du « Défaut » ; elle correspond plus précisément à un Etat « effectivement vulnérable et dépendant d'un contexte économique favorable permettant de répondre aux engagements financiers » in Standard and Poor's,Guide to Credit Rating Essentials - What arecredit ratingsand howdo theywork?, 2011, p. 10 * 194 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 214 |
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