Le pouvoir de Standard and Poor's, illustration de la raison néolibérale( Télécharger le fichier original )par Elise Fraysse Université Lumière Lyon 2 - 2012 |
B) La mise en concurrence des Etats, facteur d'acquisition du pouvoirEn mettant en concurrence les Etats au sein des relations internationales et en promouvant la figure de l'entrepreneur, Standard and Poor's a pu acquérir un certain pouvoir puisqu'elle se situe au-delà de ces acteurs ; elle est la sentinelle d'un ordre spontané sur lequel se battent les acteurs du monde. Si ce pouvoir a pendant longtemps été restreint ou ignoré, car les agences de notation elles-mêmes n'étaient connues que par les spécialistes de la finance, la récente crise financière les a vu émerger jusqu'à les projeter au-devant de la scène. Leur présent pouvoir, et notamment celui de Standard and Poor's, en ce qu'il s'agit de l'agence de notation la plus importante, est souvent décrié. Dès la fin de l'année 2011, les voix se sont élevées contre les agences, car « loin d'être un simple thermomètre des dettes publiques, elles en sont devenues l'un des virus »120(*). Dans cette période de campagne présidentielle, chaque candidat, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par François Bayrou, déplorait le trop grand pouvoir et la trop grande influence des agences121(*). Il en fut de même pour Michel Barnier, commissaire européen chargé du marché intérieur, qui déclara que « les notations de crédit [...] ne sont pas seulement l'expression d'une opinion. Les agences de notation ont commis de graves erreurs par le passé.Mon objectif premier est de réduire la dépendance excessive à leur égard »122(*). Le Fonds monétaire international (FMI) lui-même récuse cette montée en puissance des agences de notation123(*). Si les critiques sont nombreuses, elles ne remettent jamais en cause l'existence même des agences de notation, considérées comme indispensables et incontournables. Outre le caractère souvent procyclique de leur analyse - c'est-à-dire leur tendance à suivre les mouvements de panique du marché, c'est souvent l'absence de mise en concurrence entre les agences elles-mêmes qui a été critiquée. En effet, Standard and Poor's fait elle aussi partie d'un marché, celui de la notation financière. Or, ce marché est oligopolistique, dans la mesure où, suite à de nombreuses fusions et acquisitions, Standard and Poor's, Fitch et Moody's détiennent 94% du chiffre d'affaire mondial de l'industrie de la notation124(*). On parle de BigThree. Il y a donc un décalage qui s'opère entre ce que Standard and Poor's prône, à savoir un système régi par la concurrence, et ce qu'elle s'applique.Cela explique en partie la perte de légitimité et le sentiment grandissant de défiance envers elle ; « Arrière ceux dont la bouche souffle le chaud et le froid ! » disait La Fontaine125(*). Sans aller jusque-là, la volonté de réformer la structure du marché de la notation s'est fait sentir chez les Etats et au sein de l'Union européenne ; certains y ont vu le retour des Etats, la fin du paradigme néolibéral. Loin de là, le règlement de l'Union européenne126(*), adopté en mai 2011, s'inscrit un peu plus dans la raison néolibérale puisque la volonté est affirmée d'instaurer une meilleure concurrence entre les différentes agences. Ainsi, la concurrence est encore vue comme un facteur de raison et perçue comme remède le plus efficace. La réglementation des agences de notation consiste donc à les ancrer elles aussi dans la raison néolibérale, et non à rehausser le rôle de l'Etat dans la notation (même si cette solution a été évoquée).Ne serait-ce donc pas l'Etat qui, le premier,serait le plus enclin à développer la raison néolibérale et ainsi à accorder à Standard and Poor's, à l'instar des autres agences de notation, un pouvoir important ? C'est ce qu'argue souvent cette dernière, se considérant parfois comme victime de son propre succès. Or, on l'a dit127(*), l'une des caractéristiques de la raison néolibérale, c'est de « s'euphémiser au point de sembler disparaitre »128(*).Cette constante euphémisation est particulièrement présente dans les discours des représentants de Standard and Poor's, tant et si bien qu'ils regrettent eux-mêmes que tant d'attention et d'importance soit portée à leur notation129(*). En effet, selon eux, « les agences n'expriment qu'une opinion, la leur »130(*). Dans son principal guide sur la notation financière, Standard and Poor's insiste sur le fait que ses opinions ne sont que des recommandations, qu'elles ne sont pas analogues à un avis que prodiguerait un docteur ou un avocat131(*). Si les agences de notation parlent d'opinion, en anglais, il est toutefois remarquable qu'il ne peut être traduit en français par le mot « opinion », mais plutôt par « avis financier » ou encore « évaluation », « décision », puisque les juges étasuniens rendent eux aussi des opinions132(*). Or, les agences de notation se réfugient souvent derrière le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui protège la liberté d'expression telle qu'elle est reconnue pour les journalistes. Il s'agit là encore d'un signe de la volonté d'euphémisation de ce qu'elles sont et de ce qu'elles produisent. Il faut par ailleurs noter que, si Standard and Poor's reconnaissait et acceptait ouvertement le pouvoir dont elle jouit actuellement, cela la mènerait certainement à sa perte. Standard and Poor'sparticipe, par l'instauration de critères dits objectifs, à faire sortir les Etats de leurs relations « passionnelles » et à les aligner sur le modèle de l'entreprise, afin qu'ils n'entretiennent plus que des relations fondées sur l'efficacité, la rentabilité. Cette conception va de pair avec la mise en concurrence des Etats, perçus comme acteurs d'un marché dont le but est d'emprunter au meilleur prix. Les agences de notation ont pu, dans ce contexte, émerger et s'élever au-dessus des Etats, et ainsi acquérir un pouvoir parfois euphémisé et souvent décrié.Au-delà de cette mise en concurrence systématique mais dans la même optique de poursuite de l'efficacité et de la rentabilité, Standard and Poor's la prône sortie du politique comme axiome de fonctionnement (Chapitre 2). * 120Chavagneux (Christian), Le rôle ambigu des agences de notation, Alternatives Economiques, La dette et ses crises, op. cit., p. 47 * 121 Le Monde, Agences de notation : quelles réformes proposent les candidats pour 2012 ?, 18 janvier 2012 * 122 Commission de l'Union européenne, La commission veut des notations de crédit de meilleure qualité, IP/11/1355, 15 novembre 2011 * 123 Fonds monétaire international, Global Financial Stability Report, octobre 2010, Chapitre 3 * 124Gaillard (Norbert), Les agences de notation, op. cit., p. 11 * 125 La Fontaine (Jean), Le satyre et le passant, Livre V, Fable VII, GF Flammarion, Paris, 2007, p. 169 * 126PE et Cons., règl. (CE) n°513/2011, 11 mai 2011, modifiant le règlement (CE) n°1060/2009 sur les agences de notation de crédit : JOUE n°L.145-30, 31 mai 2011 * 127 Voir supra. Introduction, section 3. * 128Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p.225 * 129 Les déclarations allant dans ce sens sont nombreuses : « Notre influence va au-delà de ce que devrait être notre rôle » : Sirou(Carole), 20 minutes, 14 janvier 2011 ; « un rôle totalement disproportionné » : Dimitrijevic(Alexandra), Le Monde, 21 novembre 2011 ; « Ces artisans du risque que sont les agences n'expriment qu'une opinion, la leur. Elles font leur métier. Ne leur demandez pas d'en faire un autre » : Bertin (Sarah), Huffington post, 23 janvier 2012 ; « Au cours des dernières années, la législation financière a donné une place prépondérante aux notes des agences, ce que nous sommes les premiers à déplorer aujourd'hui » : Six (Jean-Michel), inÇa vous regarde, La Chaine Parlementaire, mis en ligne le 1er janvier 2012 * 130 Bertin (Sarah), Moi, J'ai été Experte Dans Une Agence De Notation...,Huffington Post, 23 janvier 2012 * 131Standard and Poor's,Guide to Credit Rating Essentials, 2011 * 132 Gauvin (Alain), La responsabilité des agences de notation, in Le bien commun, France culture, émission du 16 février 2012 |
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