Paragraphe 2. Un champ verticalement étendu : la
conception fonctionnelle des acteurs du monde
Pour que la mise en concurrence soit optimale, il ne suffit
pas que chaque catégorie soit mis en concurrence indépendamment
des autres : la mise en concurrence nécessite qu'Etats et entreprises
puissent être comparable, ce qui a pour conséquence
indéniable d'écorcher l'exorbitance de l'Etat (A) sans pour
autant que celui ne tende à disparaitre (B).
A) La contribution de Standard and Poor's à la
perte de l'exorbitance de l'Etat
Le modèle néolibéral, on l'a dit, rompt
avec le modèle de souveraineté ; on passe d'une raison d'Etat
à une raison du moindre Etat60. Dans le modèle
précédent, l'Etat jouit d'une autorité suprême,
c'est-à-dire que son pouvoir ne peut être restreint par un autre.
L'Etat agit sur les comportements de l'extérieur, par des
sanctions61, il est le seul à produire du droit et s'applique
un droit spécial qu'est le droit public, vecteur de l'«
égalité républicaine »62. L'Etat
était le « lieu indépassable d'universalisation
»63, de totalisation, puisqu'il était le seul, par
le biais du droit, à pouvoir lier les gens entre eux, à
créer une cohésion sociale, en liant universel et singulier.
« Il était seul sujet de droit international et unique source
de droit interne »64.
Il semble que ce schéma soit quelque peu
bouleversé par Standard and Poor's. Il semble en effet qu'elle
écorche la souveraineté des Etats, et ce de deux façons.
D'une part, elle érode la souveraineté de façon indirecte,
détournée. En effet, Standard and Poor's gère la
production d'un bien public qu'est la notation65, que les Etats
eux-mêmes devraient assumer, dans la mesure où elle touche deux
domaines régaliens : les finances publiques (par le financement de la
dette) et la conduite des relations internationales (par l'émission
d'obligations). La notation n'est bien sûr pas impérative, mais
elle est déterminante.
Dans la mesure où Standard and Poor's influence
grandement les relations entre les entités du monde, en ce que la note
attribuée aura une incidence sur le choix de son partenaire et sur le
montant des taux d'intérêt, l'Etat n'est plus tout à fait
en souveraineté quand il se trouve sur le marché obligataire.
Ainsi, quand il vend des obligations sur ce marché, l'Etat n'est pas
perçu comme un souverain, mais comme un débiteur ; rien ne le
distingue d'une entreprise : il cherche à vendre ses obligations au
meilleur prix, c'est-à-dire corroborées des taux
d'intérêts les plus
60 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 47
61 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 32
62 Ibid., p. 36
63 Idem.
64 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 37
65 Brand (Thomas), Le rôle des agences de
notation, Regards croisés sur l'économie, 2008/1, n° 3,
p. 266
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faibles, ceux-ci étant déterminés par la
note attribuée par les agences de notation. Dès lors, l'Etat
poursuit le même but qu'une entreprise et entre ainsi en concurrence avec
elle.
Ainsi, l'Etat n'est plus en dehors du système ; il y
est intégré. L'Etat n'est plus une « entité
exogène à l'ordre marchand mais [...j une entité
entièrement intégrée dans l'espace des échanges,
dans le système d'interdépendance des agents économiques
»66. En effet, pour pouvoir être mis en concurrence,
les différents acteurs doivent nécessairement être sur un
pied d'égalité, même imparfait, mais ils doivent être
comparables. Il n'y a pas de concurrence possible s'il y a souveraineté,
car elle l'annihile d'elle-même. C'est pourquoi Standard and Poor's
promeut une conception fonctionnelle des acteurs du marché obligataire,
c'est-à-dire qu'ils sont perçus non pour ce qu'ils sont, mais
pour ce qu'ils font.
D'autre part, Standard and Poor's érode la
souveraineté de façon plus frontale. En effet, pour attribuer une
note à un Etat, Standard and Poor's doit évaluer la
capacité et la volonté d'un Etat à rembourser son emprunt.
Elle doit pour cela mettre en oeuvre une série de critères
portant surtout sur la conduite des politiques publiques. En d'autres termes,
Standard and Poor's attribue une note, c'est-à-dire, selon la
définition courante, « une brève appréciation
donnée par un supérieur sur le travail, la conduite de quelqu'un
»67 sur la concrétisation de la souveraineté
d'un Etat, à savoir sa politique. Or, l'Etat ne peut pas avoir de
supérieur. Sans aller jusqu'à dire que l'Etat n'est plus
souverain, sans quoi l'Etat ne serait plus, on peut toutefois observer que
Standard and Poor's contribue à écorcher l'exorbitance de l'Etat,
et ce en contribuant à sa dissociation fonctionnelle. L'Etat est
contraint d'adopter diverses facettes ; il se conduit différemment selon
qu'il agit sur son territoire ou sur le marché obligataire, en fonction
du but qu'il cherche à atteindre, mais reste à savoir si les
frontières sont étanches et si une telle dissociation soit
effectivement possible. Sur le marché obligataire, en tout cas, il est
primordial pour l'Etat de pouvoir emprunter aux meilleurs taux, et ainsi de se
mettre en concurrence avec les entreprises, elles aussi présentes sur le
marché obligataire.
Un des mécanismes - ou plutôt son absence - de
Standard and Poor's est particulièrement révélateur de sa
conception fonctionnelle des acteurs du marché, et ainsi du monde, et du
fait que Etats et entreprises peuvent être mis en concurrence sans que
l'un ne domine nécessairement l'autre. En effet, depuis les
années 2000, les agences de notation, et en premier lieu Standard and
Poor's, ont abandonné le mécanisme dit de « plafond
souverain » (sovereign ceiling) selon lequel « la note
en monnaie étrangère d'un titre ou d'une entité ne pouvait
pas excéder la notation en monnaie étrangère
attribuée à l'État dans lequel l'émetteur
était domicilié »68. Plus simplement, ce
mécanisme permettait de ne pas accorder à une entreprise une note
plus importante que celle allouée à l'Etat dont elle était
sous la juridiction.
Ce mécanisme n'existe plus, puisque les dirigeants de
Standard and Poor's ne voient pas la note souveraine comme un plafond
insurmontable par principe69. En effet, « quand Standard
and Poor's publie un rating pour une entité qui est
supérieur au rating de son pays respectif, elle exprime le fait
que la volonté et la capacité de l'entité de recouvrer sa
dette est supérieure à celle
66 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 374
67 Le Nouveau Petit Robert, « note », 2007,
p. 1705
68 Gaillard (Norbert), Les agences de
notation, La Découverte, « Repères », 2010, p.
37
69 Standard & Poor's, CreditWeek, Credit
Matter, Special Report On The U.S. Rating Downgrade And Its Global
Effects, 17 août 2011, p. 61
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du souverain »70. Quoi qu'il en soit,
la suppression de ce plafond souverain est révélateur du fait que
l'Etat n'a plus de prééminence intangible sur les entreprises
placées sous sa juridiction, que dès lors, ils interagissent sur
un même marché, sans que l'un ne domine l'autre, ce qui est un
postulat nécessaire à leur mise en concurrence. Du fait de ce
glissement d'une conception ontologique de la souveraineté à une
conception fonctionnelle de la gouvernementalité71, l'action
publique est désenchantée, ce « qui conduit à
voir dans l'Etat une entreprise qui est située sur le même plan
que les entités privées »72.
A être considéré comme une entreprise et
à se comporter comme telle, l'Etat perd donc de son exorbitance, de sa
souveraineté et ainsi, de certaines de ses prérogatives. David
Rothkopf en conclut qu'il n'existe plus que « 20 ou 30 Etats sur la
planète qui possèdent encore ce qui peut être
considéré comme les pouvoirs traditionnels et les
prérogatives d'une nation » et que 150 ont été
diminués au point de devenir des semi-Etats73. A
côté de ceux-ci, l'auteur note que 2 000 « super-citoyens
» ont émergé, qualifiés de « stateless
», car « immortels et pour la plupart légalement
obligés de poursuivre non le bien public, l'intérêt
général, mais les intérêts restreints de leurs
actionnaires »74. Cette victoire de l'entreprise sur la
forme traditionnelle de l'Etat n'est toutefois pas synonyme de sa chute ;
l'Etat en soi n'est pas l'ennemi du néolibéralisme, c'est sa
façon d'agir qui doit changer.
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