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Faculté de Droit et de sciences politiques
Master 1 Droit public
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Mémoire présenté par Élise
Fraysse
Le pouvoir de Standard and Poor's,
illustration de la raison
néolibérale
Directeur de mémoire :
M. Guillaume Protière, maître de
conférences en droit public
Année 2011-2012
« Contre vents et marées, savoir se maintenir.
»
1
Goethe
1
Introduction
Section 1. Les agences de notation, fruit de
l'Histoire
« C'est une aliénation de soi, une
déshumanisation d'autant plus infâme et plus poussée que
son élément n'est plus la marchandise, le métal, le
papier, mais l'existence morale, l'existence sociale, l'intimité du
coeur humain elle-même »1. Voilà comment Karl
Marx définit la dette, et par là même la relation entre le
créancier et le débiteur. Ainsi, si l'on suit Marx, en empruntant
de l'argent, le débiteur donne en réalité une part de
lui-même, puisqu'il donne sa parole de rembourser. De la même
façon, le créancier, en acceptant de prêter de l'argent -
prêt qu'il corrobore d'intérêts, accorde sa confiance au
débiteur. Le débiteur comme le créancier consentent donc
à mettre sur le marché une partie d'eux-mêmes, voire
s'aliènent complètement, puisque ce qui est exploité,
c'est le « travail éthique de la constitution de soi
»2. C'est ce qui caractérise le marché de la
dette, qui ne se contente donc pas de mettre en relation l'offre et la demande
afin qu'elles se satisfassent instantanément, comme on peut l'imaginer
pour la plupart des autres marchés.
Car ce qui s'échange réellement sur le
marché de la dette, ce ne sont pas des biens palpables, ce sont des
sentiments humains et des promesses, celle de s'acquitter de la dette et celle
de remboursement dans le futur. Par là même, «
octroyer un crédit oblige à estimer ce qui est inestimable
»3, à savoir un comportement futur et incertain :
la capacité ou la volonté de rembourser sa dette dans plusieurs
années. Puisqu'il est impossible de connaitre du futur, les acteurs du
marché de la dette ont trouvé une parade : il suffira de «
réduire ce qui sera à ce qui est, c'est-à-dire
à réduire le futur et ses possibles aux relations de pouvoir
actuelles »4, peu importe qu'il y ait une réelle
correspondance entre le présent et le futur de l'économie.
Si le marché de la dette est un marché de
promesses incertaines, car tournées vers un futur incertain et qui, de
la sorte, aliène « les sentiments les plus nobles du coeur
humain »5 - que sont la confiance et la reconnaissance de
l'autre -, il est dès lors indéniable que c'est un marché
dangereux et risqué. Marx, en réfléchissant sur la
relation entre créancier et débiteur, imaginait la dette entre
Hommes. Or, aujourd'hui, la dette qui tourmente le monde entier, c'est
plutôt celle des Etats, car elle prend des proportions
démesurées. Qu'en aurait pensé Marx ? L'Etat, puisque
personne n'a jamais déjeuné avec « lui », n'est a
fortiori doué d'aucun sentiment, de coeur ou de moralité.
Dès lors, quelle aliénation subit l'Etat lorsqu'il emprunte de
l'argent sur le marché obligataire - par l'émission d'une
obligation ? Peut-être serait-ce ce qui le caractérise et le
distingue parmi le reste, à savoir la souveraineté. Sans aller
jusqu'à dire que sa souveraineté est complètement
aliénée, il semble pour le moins qu'elle soit
écorchée, puisque l'Etat remet une part de son futur - et de
celui de ses citoyens - aux mains d'entités distinctes de lui, qui lui
prêtent de l'argent, afin qu'il continue à exercer ses fonctions
et par là même, son pouvoir. Si cet
1 Marx (Karl), OEuvres, Economie II,
Crédit et banque, Paris, Gallimard, 1968, cité dans
Lazzarato (Maurizio), La fabrique de l'Homme endetté. Essai sur la
condition néolibérale, Paris, 2011, ed. Amsterdam, p. 46
2 Lazzarato (Maurizio), La fabrique de l'Homme
endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris,
2011, ed. Amsterdam, p. 46
3 Ibid. p. 39
4 Idem.
5 Ibid. p. 46
2
écorchement reste relativement superflu quand la dette
d'un Etat est relativement peu importante, il est indéniable que
celui-ci devient plus important quand la dette augmente.
La dette publique des Etats s'est considérablement
développée à partir des années 1970, suite à
une série d'évènements tant politiques que structurels
(élection de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, chocs
pétroliers, fin des accords de Bretton Woods...)6. Depuis, la
dette publique n'a cessé d'augmenter si bien qu'aujourd'hui, celle de la
France s'élève à hauteur de 85,7% du Produit
Intérieur Brut (PIB), soit près de 1 717,3 milliard
d'euros7, dont près de 78% est composée de la seule
dette souveraine. Le cas de la France n'est pas isolé, en
témoigne la crise de la dette actuelle qui touche une grande partie des
pays du monde. Face à cette généralisation de la dette
publique et à l'évincement des banques centrales pour
prêter de l'argent aux Etats, ceux-ci ont été de plus en
plus enclins à intervenir sur le marché obligataire, afin de se
financer.
Alors qu'au départ, le choix de son partenaire se
faisait selon les « affinités » des entités entre
elles, la généralisation et l'approfondissement de la dette ont
augmenté le nombre de partenaires envisageables. Ainsi, un besoin
potentiel est né : celui d'obtenir des informations pour savoir à
qui emprunter et à qui prêter. En effet, les relations entre les
Etats du monde occidental s'étant pacifiées depuis la fin de la
Guerre froide, la subjectivité (les affinités) a laissé
place à l'objectivité (la rentabilité) pour choisir son
partenaire sur le marché obligataire.
Celles qui deviendront les agences de notation
financières ont tenté de répondre à ce besoin, en
prodiguant des notes, qui évaluent la capacité et la
volonté de l'acteur concerné à rembourser sa dette dans le
temps qui lui est imparti8. Parmi elles, Standard and Poor's est la
plus importante et la plus ancienne. Cette agence, en tant que telle, nait en
1941, de la fusion de Standard Statistics et Poor's, qui fournissaient
déjà des renseignements financiers aux investisseurs dès
18489. Ce n'est qu'au début des années 1980 que
Standard and Poor's commence à publier des notes sur les
autorités publiques - villes, Etats ou établissements publics.
Standard and Poor's, société commerciale, à l'instar des
autres agences de notation, devient dès lors un instrument
incontournable de la finance puisqu'elle croît à mesure que la
dette se généralise et grandit.
Section 2. Le néolibéralisme, fruit de
l'Histoire
La croissance de la dette à partir des années
1980 n'est pas le fruit du hasard. Elle est le résultat d'une nouvelle
politique, menée notamment par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. La
dette, tant privée que publique, est même encouragée, pour
lutter contre la stagflation, à l'aide de taux d'intérêt
élevés. Afin de financer l'économie, le recours à
l'emprunt va être privilégié au détriment du recours
à l'impôt ou à l'inflation. De même, en recourant aux
privatisations des entreprises publiques, à la diminution de la pression
fiscale, on assiste à une certaine « désacralisation du
fait politique et la perte de prestige et d'autorité des dirigeants
»10 si bien
6 Lacoste (Olivier), 1945-2000 : la mutation
des dettes et des crises, Alternatives Economiques, La dette et ses
crises, Hors-Série n°91, 2012, p. 21
7 Insee, Comptes nationaux annuels - Base 2005
8 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating
Essential, 2011, p. 5
9 Standard and Poor's, A history of Standard and
Poor's 1981-1987, 2009, en ligne : <
http://www.standardandpoors.com/about-sp/timeline/en/us/>
10 Gérard (Jacques), Comprendre la
dette, Le Monde, 4 mai 2012
3
que, comme le note Jacques Gérard, «
l'occupant de la place Beauvau n'est plus ministre de l'Intérieur
mais ministre des policiers, celui de la rue de Grenelle, ministre des
enseignants »11... Quand l'un de ces groupes n'obtient pas
satisfaction, la révolte peut être violente, d'où l'octroi
de ressources supplémentaires. Les classes aisées, quant à
elles, demandent à être moins imposées fiscalement, par le
biais de leurs représentants politiques. Ainsi, l'Etat gagne moins, du
fait des privatisations, et il dépense plus, du fait du
dérèglement du fonctionnement démocratique, d'où
l'accroissement de la dette.
La politique initiée par Margaret Thatcher et Ronald
Reagan et relayée par tant d'autres dirigeants nait en réaction
à celle menée auparavant, qui faisait prévaloir une
conception interventionniste de l'Etat. C'est dans le modèle
néolibéral que l'on a trouvé une réponse aux
défaillances du modèle de l'Etat Providence. Si l'Histoire se
construit en réaction au passé, elle n'est pas pour autant
réactionnaire ; elle ne fait pas marche arrière, si bien que le
néolibéralisme n'est pas le libéralisme. Le
néolibéralisme est ainsi également apparu «
contre l'idéologie naturaliste du laissez faire
»12. En effet, selon la raison libérale, toute
intervention de l'Etat dans l'économie est proscrite, puisqu'elle ne
fait que déranger le marché, naturel et régi par une
« main invisible », pour reprendre les mots d'Adam Smith. Le
néolibéralisme rompt avec cela dans la mesure où il se
place « sous le signe d'une vigilance, d'une activité d'une
intervention permanente »13.
Le néolibéralisme s'est donc construit en
réaction à l'interventionnisme qui l'a
précédé sans pour autant revenir au modèle
libéral ; ce n'est pas la réactivation de vieilles
théories économiques. Il est important, pour Michel Foucault
notamment - premier à considérer et à systématiser
le modèle néolibéral en tant que tel - de ne pas «
laminer le présent dans une forme reconnue dans le passé,
mais qui serait censée valoir dans le présent
»14. Dès lors, « le
néolibéralisme, ce n'est pas Adam Smith, ce n'est pas la
société marchande, ce n'est pas le Goulag à
l'échelle insidieuse du capitalisme »15. Cette
volonté de double-rupture - avec l'interventionnisme d'une part et le
laisser-faire d'autre part - nait dans les esprits de grands économistes
dès les années 1930, et notamment lors du colloque Walter
Lippmann, organisé à Paris en 1938. Ce colloque, qui regroupe
entre autres Friedrich von Hayek, Wilhelm Röpk et Ludwig Von Mises, est
considéré comme l'an I de l'histoire du
néolibéralisme16. Si le néolibéralisme
n'est pas un libéralisme ravivé, ce n'est pas non plus un
libéralisme exacerbé, un
ultralibéralisme17. Le néolibéralisme
est donc quelque chose de nouveau, mais reste à savoir ce que c'est
vraiment.
Comme le notent les auteurs Dardot et Laval, le
néolibéralisme n'est pas une idéologie passagère ni
une « politique économique qui donne au commerce et à la
finance une place prépondérante » ; « il
s'agit de bien plus : de la manière dont nous vivons, de la
manière dont nous sentons, dont
11 Idem.
12 Dardot (Pierre) et Laval (Christian), La
nouvelle raison du monde. Essai sur la société
néolibérale, Paris, La découverte, 2010, p. 8
13 Foucault (Michel), Naissance la
biopolitique. Cours au collège de France (1978-1979), Paris, Le
Seuil - Gallimard, coll. « Hautes études », 2004, p. 137
14Ibid., p. 136
15 Ibid., p. 137
16 Valentin (Vincent), Les conceptions
néolibérales du droit, Paris, Economica, 2002, p. 10 ;
Denord François, Aux origines du néo-libéralisme en
France. Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement
Social, 2001/2 n° 195, p. 4
17 Garapon (Antoine), La Raison du moindre
État. Le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile
Jacob, 2010, p. 15
4
nous pensons. Ce qui est en jeu ce n'est ni plus ni moins
que la forme de notre existence »18. Le
néolibéralisme n'est pas une simple politique économique,
ni une idéologie, en ce qu'elle n'est pas propre à une
sensibilité politique19. C'est l'idée d'une logique
plus que la logique d'une idée20. Le
néolibéralisme est une raison, celle du moindre
Etat21, une « gouvernementalité » - notion
foucaldienne pouvant être définie comme la « conduite des
conduites »22 - en ce que son majeur problème,
c'est de « savoir comment on peut régler l'exercice global du
pouvoir politique sur les principes de l'économie de marché
»23, et non l'inverse. Selon Antoine Garapon, trois
éléments fondamentaux caractérisent le
néolibéralisme : d'abord, le marché est créé
par l'Etat ; ensuite, le modèle du marché est étendu
à tous les secteurs de la vie humaine ; enfin, « c'est moins
l'échange qui compte que la concurrence »24. Le
néolibéralisme n'est donc pas seulement une façon de
penser, c'est davantage une façon de vivre et de gouverner les Hommes,
si bien qu'il s'imagine comme étant une nouvelle
divinité25, omniscient et infaillible.
Ce qui est sûr, c'est que le
néolibéralisme n'est pas mort. Tel un animal usant de la
technique de la thanatose, faisant fi d'être mort afin de mieux attaquer
sa proie, le néolibéralisme est toujours vivant et vivace, en
dépit des nombreuses annonces de sa mort suite à la crise
financière de 2008. Dans la mesure où il s'agit bien plus d'une
idéologie, le néolibéralisme ne peut pas mourir à
la première tempête - aussi importante soit-elle. Il a
contribué à modifier la forme même du pouvoir et apparait
ainsi comme particulièrement déroutant car « c'est un
pouvoir abstrait, qui se dénie lui-même, qui ne s'énonce
pas, qui ne se met pas en scène et qui est donc difficilement
représentable »26. Le néolibéralisme
flotte au-dessus de nous, il se retrouve partout sans s'énoncer nulle
part, il dirige des esprits et non plus des corps si bien que son aboutissement
même est de « s'euphémiser au point de sembler
disparaitre »27.
Section 3. Standard and Poor's, fruit du
néolibéralisme ?
Si le néolibéralisme s'euphémise au point
de disparaitre, s'il est partout sans être pour autant distinctement
visible, il est pourtant certain que certaines choses le révèlent
de façon plus évidente. Le néolibéralisme n'est pas
une idéologie, de sorte qu'il n'épargne rien. Il s'infiltre dans
tous les domaines, même ceux que l'on croyait relever du naturel. Le
néolibéralisme a profondément modifié la
façon de gouverner ; il a modifié le pouvoir et la façon
de l'exercer. Dès lors, le pouvoir, à l'instar du
néolibéralisme lui-même, est de moins en moins perceptible
; il n'est plus centralisé28 comme il l'était sous
l'ère de la souveraineté29. L'effondrement de la
18 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 5
19 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 17
20 Ibid., p. 225
21 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique,
op. cit., p. 47
22 Jeanpierre (Laurent), Une sociologie
foucaldienne du néolibéralisme est-elle possible ?,
Sociologie et sociétés, vol. 38, n° 2, 2006, p. 90
23 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 139
24 Garapon (A.), La raison du moindre Etat,
op. cit., p. 16
25 Jon Elster, « Les économistes
ont tendance à croire que le marché est aussi omniscient que Dieu
! ». Philosophie magazine, février 2012, n°56, p. 45
26 Garapon (A.), La raison du moindre Etat,
op. cit., p. 224
27 Ibid., p. 225
28 Ibid., p. 226
5
souveraineté dans le génocide30 a en
effet mené à ce que les Etats ne soient plus les seuls à
être détenteurs du pouvoir. Le pouvoir n'est plus aussi entier
qu'il ne l'était auparavant : il ne s'illustre plus par la discipline,
l'injonction ou le statique. La souveraineté procède de la
croyance en une source unique du pouvoir31. Le
néolibéralisme, au contraire, procède de la croyance que
le pouvoir est partout si bien que « la raison du pouvoir n'est plus
recherchée dans une instance souveraine transcendant la
société, mais dans des règles de fonctionnement
inhérentes à celles-ci »32. Il n'y a plus
que des forces qui circulent ; le pouvoir n'est plus extrinsèque, il
n'est par là même pas réellement identifiable. Dès
lors, peut-être que le néolibéralisme a tout simplement
fait échouer la notion même de pouvoir, si bien qu'il pourrait
être remplacé par la notion de force33.
On l'a compris, le néolibéralisme, c'est le
règne de l'immanence contre la transcendance. Or, quoi de plus immanent
que Standard and Poor's ? Standard and Poor's, qui est née pour le
marché, dans le marché, pourrait presque d'instinct être
rattachée au néolibéralisme, dans la mesure où
celui-ci considère le marché comme modèle de la
société. Sentinelle des marchés financiers34,
les agences de notation pourraient ainsi être également
considérées comme la sentinelle de la raison
néolibérale, car les marchés sont le lieu même
où le néolibéralisme est le plus exacerbé. Si tel
était pleinement le cas, le pouvoir de Standard and Poor's ne serait
à peine visible, conformément aux présupposés
néolibéraux. Or, aux yeux de nombreux citoyens et dirigeants, le
pouvoir de Standard and Poor's est pleinement visible et parfois, condamnable
de sorte que la question de savoir si Standard and Poor's s'inscrit dans le
paradigme néolibéral peut se poser.
Si avènement du paradigme néolibéral il y
a, celui-ci se révèle surtout par rapport à l'Etat car
c'est celui-ci que le néolibéralisme bouscule en premier lieu. Ce
sont donc les rapports de pouvoir entre Standard and Poor's et l'Etat qui
seront le plus révélateur de l'avènement du paradigme
néolibéral. C'est donc non seulement dans le fonctionnement et la
pensée même de Standard and Poor's, mais également dans la
réception de ce modèle par l'Etat que pourra se déceler le
néolibéralisme chez Standard and Poor's - c'est-à-dire
tant dans son comportement que dans ce qu'elle inculque. En prenant le
marché pour modèle de société, en ce qu'il tend
à une meilleure efficacité - en réduisant au maximum les
externalités négatives de chaque comportement - et à une
maximisation des richesses, il semble que la ligne de conduite de Standard and
Poor's prenne majoritairement deux directions - qui vont d'ailleurs dans le
même sens : le néolibéralisme. D'une part, elle fait de la
concurrence son axiome de pensée, car en elle réside l'essentiel
du marché35 (Chapitre 1). D'autre part, elle prône la
fuite de la chose politique, qui caractérisait le modèle
précédent de souveraineté36 (Chapitre 2).
29 L'emploi de cette formule ne signifie pas que
les Etats ne sont plus souverains ; elle renvoie à l'ère
où les Etats étaient au centre du monde, avant l'avènement
du néolibéralisme.
30 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 156
31 Supiot (Alain), Homo juridicus. Essai sur la
fonction anthropologique du droit, Paris, Editions du seuil, coll. «
La couleur des idées », 2005, p. 224
32 Ibid., p. 227
33 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 226
34 Idem.
35 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 122
36 Ibid., p. 21
6
Chapitre 1. Standard and Poor's : la concurrence comme
axiome de pensée
Sous l'empire du néolibéralisme, la concurrence
est le moteur du marché, ce qui signifie qu'elle est tant une condition
pour l'accomplissement efficace de celui-ci qu'un moyen de le
pérenniser. Conformément à ce schéma de
pensée, Standard and Poor's a fait de la concurrence son axiome de
pensée ; la globalisation du monde lui a permis de mettre les
différents acteurs du monde en concurrence (Section 1), et de
l'étendre à tous les domaines, permettant ainsi la diffusion de
la raison néolibérale (Section 2).
Section 1. La mise en concurrence, permise par la
globalisation de son action
Aucune concurrence n'est envisageable s'il n'y a pas
atomicité des acteurs, ou du moins, une pluralité d'acteurs
pouvant être mis en concurrence. En ce sens, concurrence implique
globalisation, qui doit s'entendre non seulement comme s'étendant
à toute la surface de la terre, et ainsi revêtir un champ
mondialisé (Paragraphe 1), mais également comme touchant une
pluralité d'acteurs, et ainsi promouvoir une conception fonctionnelle
des acteurs du monde (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. Un champ horizontalement étendu : un
champ mondialisé
Standard and Poor's nécessite, pour mettre les
différents acteurs du monde en concurrence, l'existence d'un ordre
internationalisé, où les frontières sont abolies (A), mais
également un ordre spontané, qui soit régi par des
règles autres que celles du « monde » (B).
A) L'action de Standard and Poor's dans un ordre
internationalisé
Les années 1970 ont vu naître un monde nouveau ;
plusieurs évènements, s'ils paraissent anodins, ont
contribué à internationaliser le monde et ainsi à
modifier le rôle des acteurs du monde. Dans un premier temps,
l'éclatement en 1971 du système de Bretton Woods, dû au
refus des Etats-Unis de convertir les prêts en or, signe un basculement
idéologique puissant. En mettant fin au système de parité
stable entre les monnaies, celles-ci « se mettent à flotter au
gré de l'offre et de la demande »37, ce qui permet
l'avènement des marchés financiers. Mais c'est surtout, dans un
second temps, l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et Ronald Reagan
en 1975 et 1979 qui entrainera un certain changement de paradigme dans la
relation entre l'Etat et l'économie. Ces dirigeants, et notamment Ronald
Reagan, illustrent deux grandes puissances et sont de ce fait
particulièrement influents sur la scène internationale. Ils
prônent entre autres le recours à la dette pour financer
l'économie et l'ouverture du financement des déficits publics
à l'épargne étrangère. Petit à petit, et
avec les progrès techniques, c'est alors un autre monde qui nait ; un
monde mondialisé, globalisé. Les flux entre les
Etats s'intensifient, et la majorité d'entre eux sont touchés par
le problème de la dette publique.
37 Brunel (Sylvie), Qu'est-ce que
la mondialisation ?, Sciences humaines, n°180, mars 2007
7
La dette publique des Etats, depuis le début des
années 1980, n'a cessé de croitre, et elle explose à
partir des années 1990. Un double-phénomène s'attache
dès lors à la dette : d'une part, elle se structuralise,
c'est-à-dire qu'un Etat doit emprunter de nouveau pour payer les taux
d'intérêt qui s'attachent à sa dette, au point de devenir
parfois le premier poste budgétaire38. D'autre part, la dette
publique s'internationalise, ce qui signifie que la dette d'un Etat est souvent
détenue par plusieurs entités étrangères. La dette
a donc suivi le processus d'interdépendance des Etats entre eux, qui
caractérise la mondialisation. Ainsi, à titre d'exemple, la dette
de la France est détenue à 68% par des entités
étrangères, mais principalement par des pays limitrophes. Le cas
des Etats-Unis est plus éloquent, puisque sa dette est majoritairement
détenue par la Chine, le Japon, le Royaume-Uni et la Suisse, et qu'elle
détient la dette de nombreux Etats39.
La dette a donc suivi ce processus de mondialisation, «
dans laquelle se retrouve tous les traits du néolibéralisme,
mais portés au carré »40. En effet, la
mondialisation ne connait pas de pouvoir central et elle pousse à
l'intensification des échanges et ainsi à une certaine
déterritorialisation du monde. Or, cela va à l'encontre de
l'idée même de souveraineté. Le territoire, unifié
par la souveraineté, cède sa place à l'espace global,
« strié, composé de lignes et de relations
»41 que Standard and Poor's, entre autres, est
chargé d'orienter. Le rôle originel de Standard and Poor's n'est
pas d'interagir avec des Etats ou des entités, mais d'orienter, voire de
conduire des flux, des relations. Si la souveraineté continue de
s'exercer, « elle voit certaines de ses relations échapper
à sa juridiction : non seulement elle ne les contrôle plus, mais
elle peut se voir sommée de rendre des comptes de sa politique publique
devant des arbitres privés »42.
Sans anticiper sur la question de savoir si l'Etat s'est fait
dépossédé de certaines de ses fonctions ou s'il s'est
lui-même dessaisi de certaines de ces compétences, on voit bien
que dans un monde où les relations ne sont plus organisées entre
souverainetés, où règne le polycentrisme43, il
est plus facile pour une entité privée d'émerger et de
rayonner sur le plan international. Si les relations ne s'organisent plus entre
territoires, la souveraineté n'est plus la condition préalable
pour se faire une place à l'échelle mondiale. L'avènement
de la raison néolibérale a permis de multiplier les acteurs du
monde, puisqu'elle « infinitise sans totaliser
»44, contrairement à la souveraineté. Le
contexte est donc propice au développement de Standard and Poor's, qui,
dès 1984, s'étend aux marchés européens en ouvrant
un bureau à Londres45. Dans les 20 années qui
suivront, ce sont 20 nouveaux bureaux qui seront ouverts à travers le
monde46. En somme, l'évincement du territoire comme espace de
référence et la « désintermédiation des
économies » 47 lui ont permis d'émerger et de
s'étendre.
38 Loi n°2011-1977 du 28 décembre 2011 de
finances pour 2012
39 Hypolite (Darmien), Qui détient les
dettes d'Etat ?, Le Figaro, 5 aout 2011
40 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 153
41 Ibid. p. 165
42 Idem.
43 Desrosières (Alain), L'État,
le marché et les statistiques Cinq façons d'agir sur
l'économie, Courrier des statistiques, Insee, décembre 2000,
n°95-96, p. 9
44 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 42
45 Standard and Poor's, A history of Standard and
Poor's, op. cit.
46 Idem.
47 Montagne Sabine, Des évaluateurs
financiers indépendants ? Un impératif de la théorie
économique soumis à l'enquête sociologique, Cahiers
internationaux de sociologie, 2009/1 n° 126, p. 140
8
La mondialisation de la dette, c'est-à-dire son
internationalisation et les interdépendances qu'elle a
créé, a été de pair avec la croissance de Standard
and Poor's. Si, dans les années 1975, Standard and Poor's notait
à peine une dizaine d'Etats, ce chiffre n'a cessé d'augmenter
depuis la fin des années 1980 puisqu'il est passé de 18 Etats
notés en 1987 à 126 Etats notés en 201248, soit
environ 65% des Etats du monde. Le champ d'application et d'influence de
Standard and Poor's est dès lors relativement développé.
Il l'est d'autant plus qu'il existe des unsolicited ratings,
c'est-à-dire que Standard and Poor's peut décider d'attribuer des
notes à des institutions, et notamment des Etats, qui ne l'ont pas
réclamé, de sa propre initiative. C'est par exemple le cas de la
France, mais également du Royaume-Uni, des Etats-Unis, de
l'Allemagne49... L'action de Standard and Poor's est donc
internationale, en ce qu'elle a des incidences sur une grande partie des
nations du monde. Qui plus est, être noté par une agence de
notation devient une condition quasi-incontournable pour pouvoir emprunter de
l'argent sur le marché obligataire. Elle anime ainsi les processus
d'internationalisation de la dette et de globalisation du monde, qui
fragmentent encore un peu plus la souveraineté50, et lui
permet un peu plus de disposer d'une multitude d'acteurs. Cela est une
condition nécessaire pour que les Etats puissent être mis en
concurrence, c'est-à-dire pour que ces entités entrent en
compétition, voire en rivalité, en poursuivant un unique but :
réussir à emprunter de l'argent au meilleur prix.
B) L'action de Standard and Poor's dans un ordre
spontané
Si certaines organisations internationales peuvent
véhiculer une idéologie néolibérale, elles
demeurent toutefois sous l'égide des Etats qui les composent, qui les
ont pensées et qui les ont créées. Il en va
différemment pour les agences de notations, qui sont nées au sein
même du marché et qui, surtout, ont grandi avec lui. Standard and
Poor's est née d'une initiative privée, et non d'une
volonté étatique. Elle n'est donc pas un acteur du marché,
elle est le marché, dans le sens où il s'agit de l'une
de ses composantes : elle n'est pas à l'extérieur de celui-ci. En
cela, elle « congédie tout horizon externe, toute raison de
surplomb, toute vision d'ensemble »51 et ainsi, tout
constructivisme. C'est selon Von Hayek, père du
néolibéralisme, les conditions idéales de l'efficience.
Mais celui-ci va plus loin, en posant l'ordre spontané
comme ordre supérieur. C'est est une sorte de troisième voie
entre l'ordre naturel - qui est indépendant de la volonté humaine
- et l'ordre construit, artificiel - qui procède directement d'une
volonté humaine52. Le marché est un ordre
spontané puisqu'il émerge de l'action des hommes sans
émaner de leur volonté. C'est ce qui fait sa force et sa
pertinence. En effet, si le marché n'a pas été construit
par une volonté affirmée, il n'est pas possible de le
déconstruire de la sorte ; le marché est ainsi au-dessus de ses
acteurs puisque la volonté des Hommes ne suffit pas à le faire
disparaitre. L'ordre spontané est l'ordre le plus efficient puisqu'il ne
nait pas d'une volonté, mais d'un besoin, d'une utilité. Or,
Standard and
48 Standard and Poor's, Ratings Sovereigns Rating
List, 2012 ; en ligne : <
http://www.standardandpoors.com/ratings/sovereigns/ratings-list/en/us/?sectorName=Governments&subSectorCode=39&subSectorName=Sovereigns>
49 Idem.
50 Valentin (V.), Les conceptions
néolibérales du droit, op. cit., p. 245
51 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 24
52 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 245
9
Poor's agit dans et par le marché ; composante d'un
ordre spontané, son efficacité et son efficience le sont donc par
essence.
Standard and Poor's, en étant composante du
marché, agit ainsi dans cet ordre spontané qui se situe au-dessus
de celui créé par les Etats, c'est-à-dire au-dessus du
« monde ». L'ordre spontané surplombe le monde des Etats et
tend à ce qu'il devienne également un ordre spontané, en
le faisant peu à peu disparaitre, c'est-à-dire à conduire
à une certaine « détiercisation
»53. Illustration de cette détiercisation, Standard
and Poor's peut acquérir une certaine force et légitimité
et ce d'autant plus que le marché « est probablement le seul
ordre global qui s'étende sur le champ entier de la
société humaine »54.
Quand Standard and Poor's, en tant que composante de l'ordre
spontané du marché, s'arroge la faculté d'attribuer des
notes aux Etats, afin d'estimer leur capacité et leur volonté
à rembourser leur dette, elle fait donc du marché le principe et
de l'Etat l'exception. Qui plus est, ses notes sont parfois
non-sollicitées par les Etats eux-mêmes. Or, pour attribuer une
note, c'est-à-dire un avis, voire un jugement, ne faut-il pas jouir
d'une position supérieure, être investi d'une certaine
légitimité permettant de le faire ? C'est donc en quelque sorte
l'Etat qui est placé sous surveillance du marché plutôt
qu'un marché placé sous la surveillance de l'Etat55.
En effet, « rien ne prouve que l'économie de marché a
des défauts, rien ne prouve qu'elle a une défectuosité
intrinsèque, puisque tout ce qu'on lui attribue comme défaut et
comme effet de sa défectuosité, c'est à l'Etat qu'il faut
l'attribuer »56.
L'ennemi premier du néolibéralisme, ce ne sont
pas les Etats, en ce qu'ils sont les acteurs du marché, mais c'est bien
le monde lui-même57. En agissant au sein d'un ordre
spontané, Standard and Poor's participe donc au combat contre le monde.
L'ordre spontané dépasse l'ordre artificiel ; c'est le
marché - ordre spontané - qui appelle l'Etat - ordre artificiel.
Mais si l'ordre spontané - dominé par le
néolibéralisme - veut entrer en guerre avec le monde, il semble
toutefois que ce dernier adopte un comportement plus pacifique à son
égard. La supériorité des agences de notation sur les
Etats est ainsi en quelque sorte consentie par ces derniers, preuve en est la
réaction du précédent Président de la
République, Nicolas Sarkozy, et du gouvernement français lors des
menaces pesant sur le « AAA » français. C'est ainsi que
François Fillon, ancien Premier Ministre, affirme que la note
française « est un acquis extrêmement précieux
qu'il ne faut en aucun cas fragiliser »58, et Nicolas
Sarkozy de déclarer que « si nous perdons le triple A, je suis
mort »59.
Standard and Poor's a de ce point de vue gagné son
pari, puisqu'elle a réussi à acquérir une
légitimité suffisante lui permettant d'inquiéter les Etats
quant à leur classement sur l'échelle qu'elle a instaurée.
Les Etats accordent ainsi de l'importance aux notes qui leur sont
attribuées, les comparent avec celles attribuées aux autres.
Ainsi, les Etats entrent dans une sorte de compétition, de concurrence
à partir du cadre qu'a élaboré Standard and Poor's. Si
auparavant l'Etat pouvait décider de mettre les entreprises nationales
en concurrence, ce sont maintenant des entreprises
53 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 202
54 Hayek (Friedrich), Essais de philosophie, de
science politique et d'économie, Paris, Les belles lettres, 2007,
p. 138, cité par Antoine Garapon, La raison du moindre Etat,
op. cit., p. 40
55 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 40
56 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 120
57 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 217
58 Bekmezian (Helène), Triple A : du
catastrophisme à la résignation, Le Monde, 16
décembre 2011
59 Idem.
10
comme Standard and Poor's qui peuvent décider de mettre
les Etats en concurrence. Mais la mise en concurrence qu'opère Standard
and Poor's ne s'arrête pas là ; elle s'étend aussi de
façon verticale selon la nature des entités.
Paragraphe 2. Un champ verticalement étendu : la
conception fonctionnelle des acteurs du monde
Pour que la mise en concurrence soit optimale, il ne suffit
pas que chaque catégorie soit mis en concurrence indépendamment
des autres : la mise en concurrence nécessite qu'Etats et entreprises
puissent être comparable, ce qui a pour conséquence
indéniable d'écorcher l'exorbitance de l'Etat (A) sans pour
autant que celui ne tende à disparaitre (B).
A) La contribution de Standard and Poor's à la
perte de l'exorbitance de l'Etat
Le modèle néolibéral, on l'a dit, rompt
avec le modèle de souveraineté ; on passe d'une raison d'Etat
à une raison du moindre Etat60. Dans le modèle
précédent, l'Etat jouit d'une autorité suprême,
c'est-à-dire que son pouvoir ne peut être restreint par un autre.
L'Etat agit sur les comportements de l'extérieur, par des
sanctions61, il est le seul à produire du droit et s'applique
un droit spécial qu'est le droit public, vecteur de l'«
égalité républicaine »62. L'Etat
était le « lieu indépassable d'universalisation
»63, de totalisation, puisqu'il était le seul, par
le biais du droit, à pouvoir lier les gens entre eux, à
créer une cohésion sociale, en liant universel et singulier.
« Il était seul sujet de droit international et unique source
de droit interne »64.
Il semble que ce schéma soit quelque peu
bouleversé par Standard and Poor's. Il semble en effet qu'elle
écorche la souveraineté des Etats, et ce de deux façons.
D'une part, elle érode la souveraineté de façon indirecte,
détournée. En effet, Standard and Poor's gère la
production d'un bien public qu'est la notation65, que les Etats
eux-mêmes devraient assumer, dans la mesure où elle touche deux
domaines régaliens : les finances publiques (par le financement de la
dette) et la conduite des relations internationales (par l'émission
d'obligations). La notation n'est bien sûr pas impérative, mais
elle est déterminante.
Dans la mesure où Standard and Poor's influence
grandement les relations entre les entités du monde, en ce que la note
attribuée aura une incidence sur le choix de son partenaire et sur le
montant des taux d'intérêt, l'Etat n'est plus tout à fait
en souveraineté quand il se trouve sur le marché obligataire.
Ainsi, quand il vend des obligations sur ce marché, l'Etat n'est pas
perçu comme un souverain, mais comme un débiteur ; rien ne le
distingue d'une entreprise : il cherche à vendre ses obligations au
meilleur prix, c'est-à-dire corroborées des taux
d'intérêts les plus
60 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 47
61 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 32
62 Ibid., p. 36
63 Idem.
64 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 37
65 Brand (Thomas), Le rôle des agences de
notation, Regards croisés sur l'économie, 2008/1, n° 3,
p. 266
11
faibles, ceux-ci étant déterminés par la
note attribuée par les agences de notation. Dès lors, l'Etat
poursuit le même but qu'une entreprise et entre ainsi en concurrence avec
elle.
Ainsi, l'Etat n'est plus en dehors du système ; il y
est intégré. L'Etat n'est plus une « entité
exogène à l'ordre marchand mais [...j une entité
entièrement intégrée dans l'espace des échanges,
dans le système d'interdépendance des agents économiques
»66. En effet, pour pouvoir être mis en concurrence,
les différents acteurs doivent nécessairement être sur un
pied d'égalité, même imparfait, mais ils doivent être
comparables. Il n'y a pas de concurrence possible s'il y a souveraineté,
car elle l'annihile d'elle-même. C'est pourquoi Standard and Poor's
promeut une conception fonctionnelle des acteurs du marché obligataire,
c'est-à-dire qu'ils sont perçus non pour ce qu'ils sont, mais
pour ce qu'ils font.
D'autre part, Standard and Poor's érode la
souveraineté de façon plus frontale. En effet, pour attribuer une
note à un Etat, Standard and Poor's doit évaluer la
capacité et la volonté d'un Etat à rembourser son emprunt.
Elle doit pour cela mettre en oeuvre une série de critères
portant surtout sur la conduite des politiques publiques. En d'autres termes,
Standard and Poor's attribue une note, c'est-à-dire, selon la
définition courante, « une brève appréciation
donnée par un supérieur sur le travail, la conduite de quelqu'un
»67 sur la concrétisation de la souveraineté
d'un Etat, à savoir sa politique. Or, l'Etat ne peut pas avoir de
supérieur. Sans aller jusqu'à dire que l'Etat n'est plus
souverain, sans quoi l'Etat ne serait plus, on peut toutefois observer que
Standard and Poor's contribue à écorcher l'exorbitance de l'Etat,
et ce en contribuant à sa dissociation fonctionnelle. L'Etat est
contraint d'adopter diverses facettes ; il se conduit différemment selon
qu'il agit sur son territoire ou sur le marché obligataire, en fonction
du but qu'il cherche à atteindre, mais reste à savoir si les
frontières sont étanches et si une telle dissociation soit
effectivement possible. Sur le marché obligataire, en tout cas, il est
primordial pour l'Etat de pouvoir emprunter aux meilleurs taux, et ainsi de se
mettre en concurrence avec les entreprises, elles aussi présentes sur le
marché obligataire.
Un des mécanismes - ou plutôt son absence - de
Standard and Poor's est particulièrement révélateur de sa
conception fonctionnelle des acteurs du marché, et ainsi du monde, et du
fait que Etats et entreprises peuvent être mis en concurrence sans que
l'un ne domine nécessairement l'autre. En effet, depuis les
années 2000, les agences de notation, et en premier lieu Standard and
Poor's, ont abandonné le mécanisme dit de « plafond
souverain » (sovereign ceiling) selon lequel « la note
en monnaie étrangère d'un titre ou d'une entité ne pouvait
pas excéder la notation en monnaie étrangère
attribuée à l'État dans lequel l'émetteur
était domicilié »68. Plus simplement, ce
mécanisme permettait de ne pas accorder à une entreprise une note
plus importante que celle allouée à l'Etat dont elle était
sous la juridiction.
Ce mécanisme n'existe plus, puisque les dirigeants de
Standard and Poor's ne voient pas la note souveraine comme un plafond
insurmontable par principe69. En effet, « quand Standard
and Poor's publie un rating pour une entité qui est
supérieur au rating de son pays respectif, elle exprime le fait
que la volonté et la capacité de l'entité de recouvrer sa
dette est supérieure à celle
66 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 374
67 Le Nouveau Petit Robert, « note », 2007,
p. 1705
68 Gaillard (Norbert), Les agences de
notation, La Découverte, « Repères », 2010, p.
37
69 Standard & Poor's, CreditWeek, Credit
Matter, Special Report On The U.S. Rating Downgrade And Its Global
Effects, 17 août 2011, p. 61
12
du souverain »70. Quoi qu'il en soit,
la suppression de ce plafond souverain est révélateur du fait que
l'Etat n'a plus de prééminence intangible sur les entreprises
placées sous sa juridiction, que dès lors, ils interagissent sur
un même marché, sans que l'un ne domine l'autre, ce qui est un
postulat nécessaire à leur mise en concurrence. Du fait de ce
glissement d'une conception ontologique de la souveraineté à une
conception fonctionnelle de la gouvernementalité71, l'action
publique est désenchantée, ce « qui conduit à
voir dans l'Etat une entreprise qui est située sur le même plan
que les entités privées »72.
A être considéré comme une entreprise et
à se comporter comme telle, l'Etat perd donc de son exorbitance, de sa
souveraineté et ainsi, de certaines de ses prérogatives. David
Rothkopf en conclut qu'il n'existe plus que « 20 ou 30 Etats sur la
planète qui possèdent encore ce qui peut être
considéré comme les pouvoirs traditionnels et les
prérogatives d'une nation » et que 150 ont été
diminués au point de devenir des semi-Etats73. A
côté de ceux-ci, l'auteur note que 2 000 « super-citoyens
» ont émergé, qualifiés de « stateless
», car « immortels et pour la plupart légalement
obligés de poursuivre non le bien public, l'intérêt
général, mais les intérêts restreints de leurs
actionnaires »74. Cette victoire de l'entreprise sur la
forme traditionnelle de l'Etat n'est toutefois pas synonyme de sa chute ;
l'Etat en soi n'est pas l'ennemi du néolibéralisme, c'est sa
façon d'agir qui doit changer.
B) La survivance de l'Etat : du gouvernement à
la gouvernance
En mettant en concurrence Etats et entreprises sur le
marché obligataire, Standard and Poor's adopte une conception
fonctionnelle des différents acteurs du monde et contribue ainsi
à écorcher l'exorbitance de l'Etat puisque celui-ci doit
s'aligner sur le fonctionnement d'une entreprise, en s'efforçant de
poursuivre la même finalité : l'efficacité. « La
question n'est depuis lors plus dans le « plus ou moins »
d'État mais dans le « mieux d'État »
»75.
Standard and Poor's note des Etats et des entreprises. Si elle
n'a pas recours aux mêmes critères pour leur attribuer une note,
il est toutefois notable que certains principes et méthodes sont communs
aux deux. Avant la Seconde Guerre Mondiale, l'échelle proposée
par Poor's (qui deviendra Standard and Poor's) n'est pas la même pour les
Etats que pour les entreprises (corporates). En effet, à cette
époque, « l'échelle de Poor's est plus large pour le
secteur privé : les notes D**, D* et D constituent le bas de
l'échelle corporate mais sont inusitées pour
déterminer la solvabilité des émetteurs publics
»76.
Mais dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, Standard
and Poor's s'attache à uniformiser leurs échelles de notation
« d'un secteur à l'autre, de sorte qu'une entreprise
notée BBB est censée
70 Standard and Poor's, Credit FAQ:
Understanding Ratings Above The Sovereign, 2011, en ligne : <
http://www.standardandpoors.com/ratings/articles/en/us/?articleType=HTML&assetID=1245316664774>
71 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 41
72 Ibid., p. 356
73 Rothkopf (David), Do States have a Right to
Fail?, in Actes des Rencontres Économiques
d'Aix-en-Provence 2011, Le monde dans tous ses Etats, p. 294
74 Idem.
75 Bacache-Beauvallet (Maya), Redéfinir
les méthodes de gestion de l'État employeur et producteur,
in Actes des Rencontres Économiques d'Aix-en-Provence 2011, Le
monde dans tous ses Etats, p. 604
76 Gaillard (Norbert), Les agences de notation,
op. cit., p. 22
13
présenter un risque de défaut identique
à celui d'un État ayant le même rating
»77. Ainsi, Standard and Poor's ne veut pas faire reculer
l'Etat ; elle veut pouvoir le noter comme une entreprise. Or, sous
l'égide de la souveraineté, cela est impossible. L'Etat doit donc
modifier sa façon d'agir pour la calquer, dans la mesure du possible,
à celle d'une entreprise. Si « concurrence et esprit
d'entreprise sont les deux maitres mots de la pratique gouvernementale
néolibérale » 78, ce sont aussi ceux de
Standard and Poor's puisqu'elle conduit à remplacer le monde par le
marché et à aligner l'Etat sur le modèle de
l'entreprise.
»80.
Si le système de comparabilité a
été remis en cause après la crise des subprimes, Standard
and Poor's a réaffirmé son attachement à la
comparabilité des ratings, puisque ses dirigeants « croient
fortement en l'utilité de leur échelle de notation traditionnelle
dans la mesure où elle prodigue un langage commun pour évaluer et
comparer la solvabilité des acteurs de tous les secteurs
»79. Les réformes dans l'élaboration des
notes sont donc relativement fréquentes, la dernière datant de
2009, et elles vont toujours dans le sens d'une meilleure comparabilité
entre les différents secteurs, puisque « comparability is the
key
Standard and Poor's ne se contente pas d'élaborer une
échelle commune ; elle applique également des principes communs
à toutes les entités qu'elle note, qu'elles soient privées
ou publiques. Ainsi, dans tous les cas, Standard and Poor's examinera la
solvabilité de l'émetteur d'obligations (bien souvent l'Etat),
l'existence d'un soutien externe, mais également les risques juridiques,
ou encore les risques administratifs81. En insinuant qu'il est
possible de comparer Etat et entreprises en fonction de standards communs,
Standard and Poor's contribue à faire sortir les Etats de leur
souveraineté, celle-ci n'étant pas évaluable, puisque
transcendante. Or, il n'est pas possible de sortir de la souveraineté
uniquement lorsque l'on se situe sur le marché obligataire.
Standard and Poor's, en contribuant ainsi à
évincer la souveraineté, prône la gouvernance plutôt
que le gouvernement, puisque « le monde de la gouvernance est ainsi un
monde d'où la souveraineté est absente »82.
D'abord promue par les organisations internationales, et notamment la Banque
mondiale, « la gouvernance serait alors la façon de bien
gouverner, de bien administrer, selon de justes principes. Il s'agit aussi [et
surtout] de le faire au meilleur coût »83. La
gouvernance, qui devient une notion de plus en plus usitée, notamment
dans la sphère publique, c'est rationaliser quantitativement le
fonctionnement, la gestion d'une entité, qu'elle soit publique ou
privée. Le changement de paradigme est total puisque « un Etat
ne devra plus être jugé sur sa capacité d'assurer sa
souveraineté sur un territoire, mais sur son respect des normes
juridiques et des bonnes pratiques économiques de la gouvernance
»84. Standard and Poor's illustre particulièrement
cela puisqu'en comparant Etats et entreprises, elle conduit l'Etat à
opter pour un comportement proche de celui des entreprises ; en étant
guidé par le profit. Si les
77 Ibid., p. 24
78 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 385
79 Standard and Poor's, Standard & Poor's
Reaffirms Its Commitment To The Goal Of Comparable Ratings Across Sectors And
Outlines Related Actions, 6 mai 2008
80 Standard and Poor's, Big Changes In Standard
& Poor's Rating Criteria, 3 novembre 2009
81 Standard and Poor's, General Criteria:
Principles Of Credit Ratings, 16 février 2011
82 Crowley (John), Usages de la gouvernance et
de la gouvernementalité, Critique internationale, 2003/4 n°
21, p. 53
83 Borot (Luc), Gouvernance, Cités
1/2002 (n° 9), p. 181
84 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 358
14
dirigeants des entreprises ont été mis sous la
surveillance des actionnaires, les Etats ont été mis, entre
autres, sous la surveillance des agences de notation et ne deviennent ainsi que
de simples prestataires de normes.
Mais en adoptant la gouvernance comme façon de conduire
les affaires publiques, les Etats aident Standard and Poor's à les
noter. En soumettant les Etats et les entreprises aux mêmes exigences,
Standard and Poor's contribue à transformer l'action publique, à
le soumettre aux mêmes exigences d'efficacité et de
productivité, et ainsi à faire naitre un « Etat
managérial »85, efficace, compétitif et
efficient. Ce n'est même plus « la question
générale de l'utilité de son action qui est posée
à l'Etat, mais celle de la mesure quantifiée de son
efficacité comparée à celle d'autres acteurs
»86.
Standard and Poor's agit dans un champ globalisé,
puisque son activité s'applique sur la Terre entière mais
également à des acteurs hétéroclites. Cela permet
à Standard and Poor's d'exercer son activité dans des conditions
optimales, puisque la comparaison entre les acteurs du monde renforce leur mise
en concurrence et ainsi leur efficacité. Au-delà de cela, la mise
en concurrence des acteurs permet également de mieux diffuser la raison
néolibérale dont la concurrence est le maitre mot.
Section 2. La mise en concurrence, moyen de diffusion
de la raison néolibérale
L'action de Standard and Poor's et sa perception des
différents acteurs du monde, qui peuvent et doivent être
comparables, et ainsi mis en concurrence, en dépit de leurs
spécificités, a entrainé un processus quasi-infini qui
tend à élargir la concurrence à tous les secteurs, et
ainsi à faire prévaloir la raison néolibérale.
C'est ainsi que Standard and Poor's étend le principe de mise en
concurrence tant aux droits (Paragraphe 1) qu'aux Etats eux-mêmes dans le
cadre de leurs relations internationales (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. L'extension de la mise en concurrence aux
droits
Par son activité, Standard and Poor's a une influence
sur le fonctionnement sur les Etats et ainsi, sur leur Droit. Passivement,
Standard and Poor's contribue à objectiver les différents droits,
puisque tous sont comparable (A) mais elle joue également un rôle
plus actif en influençant directement ces mêmes droits (B).
A) La mise en concurrence des droits, produit de
l'objectivisation de l'attractivité financière
L'objectif de Standard and Poor's est de mettre à la
disposition des investisseurs des notes reflétant la solvabilité
des émetteurs d'obligations sur le marché obligataire. Elle
tient
85 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 355
86 Ibid., p. 356
15
particulièrement à ce que l'échelle des
notes soit la même d'un secteur à un autre87, de sorte
que l'attribution d'un « AA+ », par exemple, reflète la
même réalité de solvabilité, qu'il s'agisse d'un
Etat, d'une banque ou d'une entreprise. Au-delà de la concurrence qui
s'instaure entre les Etats et les entreprises, une concurrence se renforce
également entre les différents Etats présents sur le
marché obligataire, notamment par le biais de leur Droit respectif. De
fait, les Etats entrent en rivalité, en poursuivant un même but :
obtenir la meilleure note, afin d'emprunter au meilleur prix,
c'est-à-dire avec les taux d'intérêt les plus faibles.
Cela est particulièrement révélateur du
déplacement qui caractérise le néolibéralisme,
celui « qui irait de l'échange à la concurrence
»88. Avec Standard and Poor's, qui contribue à la
rationalisation du marché obligataire, il ne s'agit plus de
s'échanger des obligations entre acteurs du marché, il s'agit
pour ces derniers d'entrer en concurrence entre eux, afin d'être meilleur
que les autres, c'est-à-dire d'obtenir une meilleure note. Les Etats
acceptent d'être notés sur la façon dont ils gouvernent,
car une partie de leur destin - et de celui de ses citoyens - est en jeu,
à travers la dette. Les Droits des Etats doivent pouvoir être
comparés sur la base de critères communs et poursuivre un
objectif d'efficacité. En cela, on peut dire que Standard and Poor's
contribue à mettre les droits en concurrence.
Le rating final publié par Standard and Poor's
pour chaque Etat est le produit de cinq notes : une note politique, une note
économique, une note extérieure, une note budgétaire et
une note monétaire. Les deux premières notes sont
regroupées afin de dresser le profil économique et politique de
l'Etat en question, alors que les trois dernières (extérieure,
budgétaire, monétaire) sont regroupées afin
d'évaluer la performance et les capacités d'adaptation de l'Etat
en question. C'est la confrontation du profil économique avec la
performance de l'Etat qui aboutit au fameux rating, qui prend la forme
d'une note, pouvant aller de « D » (défaut) à «
AAA ».
Dans le cadre de notre étude, c'est la note politique,
qui entraine un examen bien plus qualitatif que quantitatif, qui revêt le
plus d'intérêt. Les autres notes se fondent en effet sur des
critères techniques, d'ordre quantitatif. La note politique est
davantage liée au coeur même de l'Etat. Car si Standard and Poor's
répète sans cesse qu' « il n'existe pas de
corrélation entre les notes attribuées et la nature du
système politique en vigueur »89, il est toutefois
indéniable que les critères touchent au coeur de l'action
publique.
Sans énumérer l'ensemble des critères
utilisés par Standard and Poor's, il est toutefois notable que le champ
lexical du néolibéralisme est particulièrement
présent. Il est d'ailleurs consolidé par le fait que Standard and
Poor's, pour élaborer sa notation, a recours entre autres au rapport
Doing business, élaboré par la Banque mondiale. Ce rapport
compare « les réglementations qui facilitent la pratique des
affaires et celles qui l'entravent »90. Avant tout
destiné aux entrepreneurs, homo oeconomicus, il permet à
ceux-ci de choisir l'Etat où la réglementation est la plus
propice à la maximisation de ses profits, dans un contexte de
sécurité juridique et de transparence. La démarche
entreprise par le rapport Doing business est donc similaire à
celle entreprise par Standard and Poor's puisqu'elle propose de mettre en
concurrence les différents Etats et leur réglementation, en
étant tournée vers l'entrepreneur.
87 Voir supra. Chapitre 1, section 1,
Paragraphe 2, B)
88 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p.121
89 Standard and Poor's, Sovereign Government
Rating Methodology And Assumptions, 30 juin 2011, p.10
90 Banque mondiale, Doing business 2012 :
Entreprendre dans un monde plus transparent, 2011
16
Outre les notions de sécurité et de
prévisibilité juridiques, de transparence, qui sont des termes
éminemment néolibéraux, dans la mesure où ils
visent à optimiser la concurrence entre les acteurs et ainsi à
maximiser les richesses des entrepreneurs, la méthodologie de Standard
and Poor's fait référence à un terme que Foucault avait
déjà relevé comme étant caractéristique de
la raison néolibérale ; l'enforcement. En effet,
Standard and Poor's examine l' « enforcement objectif des contrats
»91. Dans son cours sur la Naissance de la Biopolitique,
Michel Foucault faisait pour sa part référence à
l'enforcement of law, qui se distingue de la law, et qui
revêt « l'ensemble des instruments mis en oeuvre pour donner
[...j à la loi une réalité sociale, politique
»92. L'enforcement of law traduit la capacité des
Etats de limiter les externalités négatives de certains
actes93. L'enforcement c'est dès lors savoir
concrètement optimiser le rendement de la loi, son efficacité,
voire son efficience. Chez Standard and Poor's, il semblerait que le
néolibéralisme soit encore plus présent dans la mesure
où il ne s'agit même plus de l'enforcement de la loi,
mais bien celui du contrat. Or, le contrat est particulièrement
révélateur de la raison néolibéralisme, en ce qu'il
gomme tout unilatéralisme.
Par ailleurs, la volonté de Standard and Poor's
d'objectiviser, ou de critériser des choses qui ne le
sont pas, est particulièrement présente. Cela peut être
compris comme la manifestation d'une volonté de rendre le transcendant
immanent, c'est-à-dire de donner une réalité statistique,
palpable et ainsi utile, à un comportement impalpable, à l'instar
de la souveraineté, et ce afin de pouvoir mieux comparer les acteurs du
marché et les mettre en concurrence. C'est ainsi que pour calculer la
note politique d'un Etat, Standard and Poor's se réfèrera
à « l'effectivité, la stabilité et la
prévisibilité des politiques étatiques
»94, en examinant entre autres l' «
habilité et la volonté d'un Etat à mettre en oeuvre
des réformes pour relever les défis budgétaires, comme le
système de santé »95. Elle n'examine donc
pas seulement la capacité d'un Etat à rembourser son
créancier, mais aussi sa volonté (willingness) de le
faire.
Cette mise en concurrence des droits, et leur perception comme
étant dédiés à l'entrepreneur modifie la conception
du Droit dans son ensemble. Le droit est ainsi instrumentalisé ; il
n'est plus vu comme l'expression de la volonté générale
d'une nation, mais comme un outil permettant à un entrepreneur de
maximiser son profit. On parle alors de forum shopping96
puisque c'est le consommateur du droit qui devient l'arbitre ultime. S'agissant
du marché obligataire, l'Etat, émetteur d'obligations, est mis en
concurrence avec les autres ; l'entrepreneur les compare, à l'aide de la
notation émise par Standard and Poor's, et fait son choix. On l'a
déjà dit, ce choix est crucial pour l'Etat, en raison de ce que
représente la dette publique ; c'est son destin et celui de ses citoyens
que l'entrepreneur a dans les mains. Standard and Poor's contribue donc
à faire émerger un marché de normes, à l'instar de
la Banque mondiale et de son rapport Doing business et à
réduire l'Etat à un prestataire de normes, un « diseur
de droit »97.
91 Standard and Poor's, Sovereign Government
Rating Methodology And Assumptions, 30 juin 2011, p. 13
92 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 259
93 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 258
94 Standard and Poor's, Sovereign Government
Rating Methodology And Assumptions, 30 juin 2011, p. 13
95 Idem.
96 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 174
97 Valentin (V.), Les conceptions
néolibérales du droit, op. cit., p. 245
17
B) La mise en concurrence des droits, facteur
d'influence des législations internes
Standard and Poor's, par son action, a contribué
à mettre les droits des Etats en concurrence. En faisant cela, elle
contribue également à diffuser un certain modèle de
législation puisque, quand elle décide par exemple d'abaisser la
note d'un Etat, elle le motive en indiquant les pans de la législation
nationale qui sont propres à avoir un effet négatif sur sa
solvabilité. Or, l'économie n'est pas une science exacte, et
l'économie de marché n'est pas omnisciente, infaillible de sorte
que, quand Standard and Poor's prodigue des conseils aux Etats pour se
réapproprier un bon rating, elle contribue à diffuser le
modèle néolibéral.
Il semble que Standard and Poor's influence de deux
façons le droit national. D'une part, elle influence le
législateur dans ses choix. Comme le note Bertrand du Marais, «
elles [les agences de notation] agissent comme prescripteur indirect, non pas
des instruments juridiques utilisés par les acteurs du marché -
elles ne recommandent pas tel ou tel montage - mais du choix des instruments
utilisés, voire des évolutions du droit positif lui-même
»98. Cette façon de réglementer
indirectement est particulièrement révélatrice de la
raison néolibérale. Ce n'est plus la punition ; c'est la
régulation. Lorsque Standard and Poor's a dégradé la note
de la France, le 13 janvier 2012, elle l'a justifié entre autres «
par un endettement public relativement élevé » -
soit - mais également « par les rigidités du
marché du travail »99. Il y a là un exemple
de l'ingérence de Standard and Poor's dans les droits nationaux. Dans ce
contexte, peut-être ne faut-il pas voir comme un hasard l'annonce de
réformes pour « sortir de la crise »100 le
15 janvier 2012, soit deux jours plus tard, par Nicolas Sarkozy, alors
Président de la République. Lors de son allocution, il sera entre
autres question de la réforme du temps de travail, et de la TVA sociale,
c'est-à-dire de mesures tendant à flexibiliser le marché
du travail.
De façon plus prononcée, il semblerait, selon
Bertrand du Marais, que les agences de notation jouent un rôle clé
dans la modification de nos pratiques juridiques, notamment pour ce qui
concerne la réglementation bancaire. C'est ainsi que, suite aux
pressions des agences pour modifier l'article 52 de la loi bancaire - qui
instaurait un mécanisme de responsabilité des
établissements bancaires selon elles inefficaces, le législateur
a suivi ces recommandations par une loi du 25 juin 1999101. De
même, il semblerait que les agences de notation, et ainsi Standard and
Poor's, préfèrent largement le droit de common law et,
dans les pays de civil law, les règles écrites et non
jurisprudentielles, même si celles-ci sont bien
établies102. Elles influencent les droits nationaux en ce
sens103, car cela permet une meilleure prévisibilité,
une meilleure sécurité juridique et ainsi l'optimisation des
échanges et des profits.
98 Du Marais (Bertrand) (Dir.), Agences de
notation, immobilier et contrats publics. Contribution sur
l'attractivité économique du droit, La documentation
française, coll. Perspectives sur la justice, 2007, p. 55
99 Standard and Poor's, Communiqué de
presse : République française : note non-sollicitée
à long terme abaissée à « AA+ » ; la perspective
est « négative », 13 janvier 2012
100 Le Monde avec AFP, Sarkozy parlera aux Français
« à la fin du mois » pour présenter ses
réformes, Le Monde, 15 janvier 2012
101 Du marais (B.), Agences de notation, immobilier et
contrats publics, op. cit., p. 56
102 Ibid., p. 68
103 Ibid., p. 61 s. : Bertrand Du Marais fait
état d'une réforme opérée par le législateur
français afin de consacrer légalement une règle
jurisprudentielle, suite aux pressions des agences de notation. Il s'agissait
plus exactement d'une réforme sur le compte à affectation
spéciale dans les opérations de titrisation française.
18
D'autre part, Standard and Poor's prend parfois la place du
législateur pour réglementer des domaines dont il s'est dessaisi
ou dont il a été dépossédé. On touche
là au coeur du droit public, comme le note Jean-Bernard Auby, puisque
« leurs ratings servent de référence à
diverses réglementations financières à caractère
prudentiel »104, si bien qu'elles sont «
coauteurs des certaines normes de la réglementation
financière »105. Or, sous l'ère de la
souveraineté, c'est seul l'Etat qui était chargé de
produire du droit, si bien qu'il existait une identité entre Droit et
Etat. Avec l'avènement de la raison néolibérale,
même si l'Etat est encore chargé d'édicter des
règles du jeu106, il n'est plus le seul à le faire,
notamment quand il apparait qu'il n'est pas le mieux placé.
Les accords Bâle II, qui posent des règles
prudentielles internationales, offrent l'illustration la plus frappante de
cela. En effet, ces accords, édictés par le Comité de
Bâle, qui regroupe les gouverneurs des grandes banques centrales, placent
les agences de notation au coeur du dispositif. C'est ainsi que ces
règles « imposent, par exemple, aux établissements
bancaires de posséder une certaine proportion de titres notés
au-dessus d'un certain niveau, ou, à l'inverse, leur interdisent de
posséder plus d'une certaine proportion de titres notés
au-dessous d'un certain niveau »107.
Ainsi, Standard and Poor's acquiert un nouveau rôle,
au-delà de celui, initial, d'attribuer des ratings : elle
contribue à réguler les marchés de façon beaucoup
plus directe. Si elle est parvenue à cela, c'est qu'elle a
profité de l'incompétence supposée de l'Etat en la
matière. Le rôle de l'Etat se cantonne dorénavant à
relayer sur son territoire les règles prudentielles établies par
le Comité de Bâle ; c'est en cela que, dans un sens, les agences
de notation deviennent sources du droit, de façon indirecte. Ceci est
particulièrement révélateur de la raison
néolibérale, dans laquelle le pouvoir « n'est plus
seulement la volonté souveraine, mais il se fait par méthode
oblique, par législation indirecte destinée à conduire les
intérêts »108.
En notant les Etats, Standard and Poor's a contribué
à mettre les droits en concurrence, tout cela en inculquant, de
façon discrète, une certaine raison. Elle a ainsi pu
acquérir une certaine prééminence, en les orientant dans
les réformes à opérer pour obtenir une meilleure note. La
mise en concurrence des droits lui a donc permis d'acquérir une
influence sur les législations internes. Tel un professeur, qui attribue
une note, pour évaluer si l'élève sait répondre aux
attentes qu'il a formulées, Standard and Poor's attribue des notes pour
évaluer si les Etats savent reproduire ce qu'elle leur apprend, à
savoir la raison néolibérale.
Paragraphe 2. L'extension de la mise en concurrence aux
Etats
La mondialisation modifie incontestablement les relations
entre les Etats. Standard and Poor's participant à ce processus, elle a
également contribué à modifier les relations entre eux,
c'est-à-dire à les objectiviser (A), ce qui lui a permis
d'acquérir un certain pouvoir sur la scène internationale (B).
104 Auby (Jean-Bernard), À propos des agences de
notation, Dr. Adm. n°10, Octobre 2011, repère 9, p. 1
105 Idem.
106 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., leçon du 21 mars
107 Auby (J-B), À propos des agences de notation,
op. cit., p. 2
108 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 406
19
A) La mise en concurrence des Etats, produit de
l'objectivisation des relations internationales
Sous l'empire de la souveraineté, le monde était
divisé en Etats, dotés d'une même forme, ce qui rendait
possibles leurs relations. Les relations internationales, principalement
limitées aux relations interétatiques, se fondaient sur la
volonté des Etats109. Dès lors, sous l'empire
de la souveraineté, un Etat qui voudrait emprunter de l'argent pour
financer ses dépenses le fera en fonction des relations diplomatiques
qu'il entretient avec les autres Etats. On ne vend pas des obligations à
son ennemi légendaire.
L'objectivisation des relations internationales par Standard
and Poor's s'opère de deux façons. D'une part, les relations ne
se veulent plus à proprement inter-nationales, ni même
interétatiques, dans la mesure où les relations ne sont plus
organisées entre souverainetés, mais entre les différentes
entités, indépendamment de leur qualité, présentes
sur le marché. De surcroit, les relations binaires qui existaient
(d'Etat à Etat) deviennent ternaires (Etat, Etat ou entreprise, Standard
and Poor's). Standard and Poor's publie des notes sur les différents
acteurs du marché obligataire mondial, et ce afin que les investisseurs
choisissent leur partenaire. En tant qu'intermédiaire, elle contribue
donc à la conclusion de contrats entre ceux-ci. Elle influence donc le
choix des investisseurs, en les orientant à choisir le partenaire qui
maximisera au mieux son profit.
D'autre part, ces relations s'objectivisent dans la
mesure où les liens ne se tissent plus selon la subjectivité
des Etats, leur Histoire, leur idéologie, mais selon
l'utilité et l'efficience. Standard and Poor's, en évaluant les
Etats selon différents critères, contribue à
l'objectivisation des relations internationales. Non seulement elle rompt les
liens directs entre les Etats, en leur servant d'intermédiaire
indispensable sur le marché obligataire, mais elle remplace
également la volonté par l'utilité en attribuant des
ratings en fonction de cinq notes (politique, économique,
extérieure, budgétaire, monétaire)
déterminées par des critères qui se veulent objectifs.
Ainsi, la raison néolibérale s'exerce dans toute sa splendeur,
elle qui, « au lieu de diviser les Etats, unifie le monde en ramenant
la diversité des comportements humains à une seule forme -
l'entreprise - et en contrôlant leurs actions en agissant sur
l'intérêt »110. Ainsi, les
préoccupations idéologiques s'effacent, car ce qui compte, c'est
l'efficacité, l'utilité. Standard and Poor's contribue ainsi
à sortir du schéma ancestral de la souveraineté, en
rejoignant le paradigme néolibéral pour qui la valeur cardinale,
désormais, ce n'est plus la volonté, mais
l'utilité111. Dès lors, aujourd'hui, mis
à part quelques Etats comme la Corée du Nord, qui refusent
d'entrer dans l'ère de la mondialisation et dans les relations
internationales, une grande partie des Etats sont prêts à
entretenir des relations avec n'importe quel autre Etat, tant qu'il en tire une
utilité, voire un bénéfice112.
Standard and Poor's s'inscrit dans ce schéma dans la
mesure où elle contribue à critériser ce qui
était de l'ordre du ressenti, du coeur presque. La méthode
employée par Standard and Poor's s'inscrit dans la même veine que
la nouvelle gestion publique, qui fixe des critères de
109 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 38
110 Idem.
111 Idem.
112 En témoigne peut être les relations qu'a
entretenue la France avec la Libye, sous l'empire de Kadhafi, ou avec la Syrie,
sous la dictature de Bachar Al Assad...
20
performance et de qualité, qui « peuvent
atteindre plus directement le coeur du métier »113.
En prônant ainsi la culture du résultat et un système
inspiré du darwinisme, Standard and Poor's contribue à instaurer
un tel système sur le plan international, ce qui lui permet de mieux
comparer les différents acteurs du marché114, de mieux
les mettre en concurrence. C'est ainsi qu' « à la
rivalité infinie des Etats, ils substituent la concurrence
économique » 115 et financière.
L'objectivisation des relations internationales est donc une
condition nécessaire pour pouvoir comparer les différents acteurs
du marché obligataire, comparaison opérée par
l'entrepreneur (investor), c'est-à-dire celui qui achète
les obligations, figure de l'homo oeconomicus. En effet, sous la
raison néolibérale, l'homo oeconomicus ce n'est plus
seulement le « partenaire de l'échange
»116, c'est un entrepreneur, puisque dorénavant, la
concurrence compte plus que l'échange. Si Standard and Poor's met en
oeuvre sa méthodologie de façon précise et se voulant
objective, ce n'est pas pour resserrer les liens entre les acteurs du
marché, ou pour favoriser l'échange entre les peuples, les
communautés, les Etats, mais plutôt pour que l'entrepreneur place
au mieux son argent, afin qu'il maximise son profit. En témoigne la
réponse par Standard and Poor's à la question de savoir en quoi
les ratings sont utiles : « ils peuvent jouer un rôle
important en ce qu'ils permettent aux entreprises et aux gouvernements de
gagner plus d'argent (raise money) sur les marchés financiers
»117. Cela illustre bien le propos de Michel Foucault, qui
définit l'homo oeconomicus néolibéral comme un «
entrepreneur de lui-même, [...J étant pour lui-même la
source de ses revenus »118.
Les règles instaurées par Standard and Poor's
dans sa méthodologie sont constamment tournées vers
l'entrepreneur, qui doit être en capacité de comparer, en fonction
des différents critères, ses potentiels débiteurs, afin de
placer au mieux son argent et ainsi de maximiser ses richesses. L'homo
oeconomicus est un être rationnel, qui cherche à maximiser son
profit119. Il ne perçoit pas les acteurs du marché
comme des entreprises ou des Etats, mais comme des débiteurs potentiels.
En se fixant sur des critères objectifs pour orienter les relations
entre les Etats, Standard and Poor's a pu les mettre en concurrence, puisqu'il
est plus facile de les comparer ainsi. Mais cela a eu un impact
collatéral sur Standard and Poor's elle-même, qui a pu
acquérir un peu plus de pouvoir.
B) La mise en concurrence des Etats, facteur
d'acquisition du pouvoir
En mettant en concurrence les Etats au sein des relations
internationales et en promouvant la figure de l'entrepreneur, Standard and
Poor's a pu acquérir un certain pouvoir puisqu'elle se situe
113 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 396
114 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating Essentials
- What are credit ratings and how do they work?, 2011, p.
6
115 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 157
116 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 231
117 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating Essentials
- What are credit ratings and how do they work?, 2011, p.
3
118 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 232
119 Echaudemaison (Claude-Danièle) et autres,
Dictionnaire d'Economie et de sciences sociales, Nathan, 2006, «
Homo oeconomicus », p. 244
21
au-delà de ces acteurs ; elle est la sentinelle d'un
ordre spontané sur lequel se battent les acteurs du monde. Si ce pouvoir
a pendant longtemps été restreint ou ignoré, car les
agences de notation elles-mêmes n'étaient connues que par les
spécialistes de la finance, la récente crise financière
les a vu émerger jusqu'à les projeter au-devant de la
scène. Leur présent pouvoir, et notamment celui de Standard and
Poor's, en ce qu'il s'agit de l'agence de notation la plus importante, est
souvent décrié.
Dès la fin de l'année 2011, les voix se sont
élevées contre les agences, car « loin d'être un
simple thermomètre des dettes publiques, elles en sont devenues l'un des
virus »120. Dans cette période de campagne
présidentielle, chaque candidat, de Marine Le Pen à Jean-Luc
Mélenchon en passant par François Bayrou, déplorait le
trop grand pouvoir et la trop grande influence des agences121. Il en
fut de même pour Michel Barnier, commissaire européen
chargé du marché intérieur, qui déclara que
« les notations de crédit [...j ne sont pas seulement
l'expression d'une opinion. Les agences de notation ont commis de graves
erreurs par le passé. Mon objectif premier est de réduire la
dépendance excessive à leur égard
»122. Le Fonds monétaire international (FMI)
lui-même récuse cette montée en puissance des agences de
notation123.
Si les critiques sont nombreuses, elles ne remettent jamais en
cause l'existence même des agences de notation, considérées
comme indispensables et incontournables. Outre le caractère souvent
procyclique de leur analyse - c'est-à-dire leur tendance à suivre
les mouvements de panique du marché, c'est souvent l'absence de mise en
concurrence entre les agences elles-mêmes qui a été
critiquée. En effet, Standard and Poor's fait elle aussi partie d'un
marché, celui de la notation financière. Or, ce marché est
oligopolistique, dans la mesure où, suite à de nombreuses fusions
et acquisitions, Standard and Poor's, Fitch et Moody's détiennent 94% du
chiffre d'affaire mondial de l'industrie de la notation124. On parle
de Big Three. Il y a donc un décalage qui s'opère entre
ce que Standard and Poor's prône, à savoir un système
régi par la concurrence, et ce qu'elle s'applique. Cela explique en
partie la perte de légitimité et le sentiment grandissant de
défiance envers elle ; « Arrière ceux dont la bouche
souffle le chaud et le froid ! » disait La Fontaine125.
Sans aller jusque-là, la volonté de
réformer la structure du marché de la notation s'est fait sentir
chez les Etats et au sein de l'Union européenne ; certains y ont vu le
retour des Etats, la fin du paradigme néolibéral. Loin de
là, le règlement de l'Union européenne126,
adopté en mai 2011, s'inscrit un peu plus dans la raison
néolibérale puisque la volonté est affirmée
d'instaurer une meilleure concurrence entre les différentes agences.
Ainsi, la concurrence est encore vue comme un facteur de raison et
perçue comme remède le plus efficace. La réglementation
des agences de notation consiste donc à les ancrer elles aussi dans la
raison néolibérale, et non à rehausser le rôle de
l'Etat dans la notation (même si cette solution a été
évoquée). Ne serait-ce donc pas l'Etat qui,
120 Chavagneux (Christian), Le rôle ambigu des
agences de notation, Alternatives Economiques, La dette et ses
crises, op. cit., p. 47
121 Le Monde, Agences de notation : quelles réformes
proposent les candidats pour 2012 ?, 18 janvier 2012
122 Commission de l'Union européenne, La commission
veut des notations de crédit de meilleure qualité,
IP/11/1355, 15 novembre 2011
123 Fonds monétaire international, Global Financial
Stability Report, octobre 2010, Chapitre 3
124 Gaillard (Norbert), Les agences de notation, op.
cit., p. 11
125 La Fontaine (Jean), Le satyre et le passant, Livre
V, Fable VII, GF Flammarion, Paris, 2007, p. 169
126 PE et Cons., règl. (CE) n°513/2011, 11 mai
2011, modifiant le règlement (CE) n°1060/2009 sur les agences de
notation de crédit : JOUE n°L.145-30, 31 mai 2011
22
le premier, serait le plus enclin à développer
la raison néolibérale et ainsi à accorder à
Standard and Poor's, à l'instar des autres agences de notation, un
pouvoir important ? C'est ce qu'argue souvent cette dernière, se
considérant parfois comme victime de son propre succès. Or, on
l'a dit127, l'une des caractéristiques de la raison
néolibérale, c'est de « s'euphémiser au point de
sembler disparaitre »128. Cette constante
euphémisation est particulièrement présente dans les
discours des représentants de Standard and Poor's, tant et si bien
qu'ils regrettent eux-mêmes que tant d'attention et d'importance soit
portée à leur notation129. En effet, selon eux, «
les agences n'expriment qu'une opinion, la leur
»130.
Dans son principal guide sur la notation financière,
Standard and Poor's insiste sur le fait que ses opinions ne sont que des
recommandations, qu'elles ne sont pas analogues à un avis que
prodiguerait un docteur ou un avocat131. Si les agences de notation
parlent d'opinion, en anglais, il est toutefois remarquable qu'il ne
peut être traduit en français par le mot « opinion »,
mais plutôt par « avis financier » ou encore «
évaluation », « décision », puisque les juges
étasuniens rendent eux aussi des opinions132. Or,
les agences de notation se réfugient souvent derrière le premier
amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui protège la
liberté d'expression telle qu'elle est reconnue pour les journalistes.
Il s'agit là encore d'un signe de la volonté
d'euphémisation de ce qu'elles sont et de ce qu'elles produisent. Il
faut par ailleurs noter que, si Standard and Poor's reconnaissait et acceptait
ouvertement le pouvoir dont elle jouit actuellement, cela la mènerait
certainement à sa perte.
Standard and Poor's participe, par l'instauration de
critères dits objectifs, à faire sortir les Etats de leurs
relations « passionnelles » et à les aligner sur le
modèle de l'entreprise, afin qu'ils n'entretiennent plus que des
relations fondées sur l'efficacité, la rentabilité. Cette
conception va de pair avec la mise en concurrence des Etats, perçus
comme acteurs d'un marché dont le but est d'emprunter au meilleur prix.
Les agences de notation ont pu, dans ce contexte, émerger et
s'élever au-dessus des Etats, et ainsi acquérir un pouvoir
parfois euphémisé et souvent décrié. Au-delà
de cette mise en concurrence systématique mais dans la même
optique de poursuite de l'efficacité et de la rentabilité,
Standard and Poor's la prône sortie du politique comme axiome de
fonctionnement (Chapitre 2).
127 Voir supra. Introduction, section 3.
128 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p.225
129 Les déclarations allant dans ce sens sont
nombreuses : « Notre influence va au-delà de ce que devrait
être notre rôle » : Sirou (Carole), 20 minutes, 14
janvier 2011 ; « un rôle totalement disproportionné
» : Dimitrijevic (Alexandra), Le Monde, 21 novembre 2011 ; «
Ces artisans du risque que sont les agences n'expriment qu'une opinion, la
leur. Elles font leur métier. Ne leur demandez pas d'en faire un autre
» : Bertin (Sarah), Huffington post, 23 janvier 2012 ; « Au
cours des dernières années, la législation
financière a donné une place prépondérante aux
notes des agences, ce que nous sommes les premiers à déplorer
aujourd'hui » : Six (Jean-Michel), in Ça vous
regarde, La Chaine Parlementaire, mis en ligne le 1er janvier
2012
130 Bertin (Sarah), Moi, J'ai été Experte Dans
Une Agence De Notation..., Huffington Post, 23 janvier 2012
131 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating
Essentials, 2011
132 Gauvin (Alain), La responsabilité des agences
de notation, in Le bien commun, France culture, émission
du 16 février 2012
23
Chapitre 2. Standard and Poor's : la fuite du politique
comme axiome de fonctionnement
Pour les néolibéraux, et notamment pour
l'école du Public choice, la politique est perçue comme
l'antonyme de l'efficacité. Dans le fonctionnement même de
Standard and Poor's, apparait la nécessité d'en sortir, et
surtout d'en faire sortir les Etats. C'est donc tant par son statut (Section 1)
que par son activité (Section 2) que Standard and Poor's s'attèle
à cette tâche.
Section 1. Le statut de Standard and Poor's, facteur
d'indépendance vis-à-vis du politique
La politique, c'est le royaume des idées, c'est la
façon ancestrale de gouverner un Etat. Standard and Poor's s'inscrit en
contrepied de cela non seulement du fait de sa nature même, en tant que
société commerciale (Paragraphe 1) que par sa composition
d'experts (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. De par sa nature : une société
commerciale
La nature privée de Standard and Poor's est le point de
départ d'un engrenage : en étant indépendante des Etats,
il est plus aisé pour elle de s'émanciper du politique (A). Mais
cette fuite de la politique, qui se transmet également aux Etats,
accroit le désir chez ces derniers
d' « indépendantiser » Standard and Poor's
(B).
A) L'indépendance de Standard and Poor's,
facteur de fuite du politique
L'entreprise est l'institution centrale de la raison
néolibérale. Instituée par une personne privée,
elle permet à cette dernière de poursuivre son
intérêt ; le profit. Sur ce point, les néolibéraux
ont repris les idées des libéraux, selon laquelle, à
l'instar de Mandeville et de Smith, poursuivre son intérêt
privé est la meilleure façon d'atteindre le bien
public133. En effet, le monde étant inconnaissable, de
même que le futur, il n'est pas possible qu'une institution centrale, un
Etat, ne planifie à l'avance134. Chaque acteur de l'ordre
spontané sait ce qu'il y a de mieux pour lui, et ainsi pour les
autres.
Standard and Poor's est une société commerciale,
acquise en 1966 par une autre personne privée, The McGraw-Hill
Companies, Inc., dont le capital est détenu par une vingtaine
d'actionnaires, eux aussi privés. En 2010, le capital de cette
dernière s'élève à 2,9 milliards de dollars. Le but
fondamental de Standard and Poor's n'est rien d'autre qu'augmenter ses profits,
comme toute entreprise, en remplissant sa fonction : publier ses analyses, ses
opinions et ses notes. C'est en
133 Le Jalle (Eleonore), Hayek lecteur des philosophes de
l'ordre spontané : Mandeville, Hume, Ferguson, Astérion,
2003, en ligne : <
http://asterion.revues.org/17>
134 Hayek (Friedrich), L'erreur du socialisme,
Entretien télévisé de F. Hayek avec John O'Sullivan (1985)
; en ligne : <
http://www.youtube.com/watch?v=h5VFEzzd0eE>
24
cela que les dirigeants de Standard and Poor's affirment
qu'ils ne font pas de politique135, car faire du profit, ce n'est
pas faire de la politique - du moins pas encore.
Puisque l'enjeu même de la politique
néolibérale, c'est la « démultiplication de la
forme « entreprise » à l'intérieur du corps social
»136 en ce que celle-ci devient la « puissance
informante de la société »137, Standard and
Poor's n'a pu acquérir une telle légitimité dans le monde
de la finance qu'en revêtant la forme d'une entreprise. Dans ce contexte
global néolibéral, la fonction qu'assume Standard and Poor's ne
pouvait être assumée par une entité publique ou
plutôt, par une entité politique. C'est par son statut même,
c'est-à-dire en ce qu'elle est née de l'initiative d'une personne
privée, de l'idée d'un entrepreneur, qu'elle a pu
connaitre une telle envolée. Standard and Poor's pourrait
acquérir un statut public sans que cela ne contredise son immersion dans
le paradigme néolibéral, mais son indépendance
vis-à-vis du politique n'est pas négociable. Le
néolibéralisme conduit en effet à scinder public et
politique. Une agence de notation politique perdrait considérablement en
crédibilité auprès des investisseurs138.
En suivant Jean-Bernard Auby, on peut remarquer qu' «
il y a dans les agences de notation quelque chose comme un au-delà
des agences publiques de régulation »139 et ainsi
les autorités administratives indépendantes (AAI). En effet,
« dans les deux cas, l'économie ne fait confiance aux agences
que si elles sont indépendantes. Dans le cas des agences de notation,
cette confiance exige apparemment plus : leur mission d'intérêt
public pourrait n'être correctement assurée qu'en dehors du cadre
public ! »140. Les agences de notation sont donc
nées, à l'instar des agences publiques de régulation, dans
un sentiment de défiance vis-à-vis de la chose publique, de la
chose politique. En effet, « le pouvoir politique, plus sensible
à l'emploi qu'à l'inflation, est soumis aux règles du
cycle politique, règles qui lui feront toujours choisir, en
période électorale, la politique la plus populaire, même si
elle est inadaptée »141. La défiance de
l'Etat tient aussi, au-delà de cette absence de vision long-termiste,
à l'accroissement de la dette publique, « qui a mis en
évidence une inefficacité comptable et gestionnaire de
l'État »142. Pour ces raisons, la régulation
économique et financière veut se rendre étrangère
à la démocratie politique143. Mais les agences de
notation sont allées plus loin dans la fuite de la politique que les
autorités publiques de régulation, pour la simple raison qu'elles
sont de nature privées. Par son essence même, Standard and Poor's
est indépendante de la politique, considérée comme
inefficace.
Si le statut privé de Standard and Poor's contribue
nécessairement à la rendre, du moins en principe,
étrangère à la politique, la globalisation de son action
n'a fait que décupler cette tendance. D'une part, Standard and Poor's
fait partie intégrante d'un ordre spontané144. En
effet, elle n'est pas un acteur extérieur du marché obligataire,
elle est le marché obligataire ; elle est née
135 Dimitrijevic (Alexandra), Les agences de notation ne font
pas de la politique, Le Monde, 21 novembre 2011
136 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p .154
137 Idem.
138 Chavagneux (Christian), Le rôle ambigu des
agences de notation, Alternatives Economiques, La dette et ses
crises, op. cit., p. 47
139 Auby (J-B), À propos des agences de notation,
op. cit., p. 2
140 Idem.
141 Cohen (Elie), L'ordre économique mondial. Essai
sur les autorités de régulation, Fayard, 2001, p. 175
142 Bacache-Beauvallet (Maya), Redéfinir les
méthodes de gestion de l'État employeur et producteur,
in Rencontres Aix, op. cit., p. 605
143 Lombard (Martine), Institutions de régulation
économique et démocratie politique, AJDA 2005, p. 530
144 Voir supra. Chapitre 1, section 1, Paragraphe 1,
B.
25
dedans, elle est née pour lui et avec lui. Puisqu'elle
est au-dessus des acteurs du marché, ou du moins au même niveau
qu'eux, qu'elle n'a pas en principe d'intérêt immédiat
à favoriser tel ou tel Etat, dans la mesure où elle est en dehors
des relations inter-nationales, Standard and Poor's a acquis une
crédibilité et une légitimité nécessaire
pour grandir au fil des années.
D'autre part, c'est l'internationalisation des échanges
et de la dette, c'est à dire la globalisation du monde, qui a conduit
à ce que l'Etat soit à ce point « débordé
et dépassé »145, qui a permis à
Standard and Poor's de trouver sa place. En effet, « pensée
pour fonctionner en économie fermée, la capacité de
régulation des Etats-providences est remise en cause par
l'internationalisation des échanges »146. Lorsque
l'économie était fermée, c'est l'Etat qui était
au-dessus des entreprises, qui était légitime pour les
réglementer, puisqu'il était chargé de promouvoir
l'intérêt général, et non satisfaire les
intérêts privés.
En particulier en France, où la conception de
l'intérêt général est dite volontariste, en ce
qu'elle n'est pas la somme des intérêts particuliers, mais
l'expression de la volonté générale147, qu'elle
est ainsi transcendante et non immanente, l'Etat seul pouvait en être en
mesure de réguler, de réglementer. Mais la globalisation a
modifié la donne et « le néolibéralisme
procède à une sorte d'inversion de la poussée :
l'énergie ne vient plus de l'institution, mais de l'entreprise,
c'est-à-dire de la capacité de chacun à faire valoir ses
intérêts »148. A présent, aucun Etat
ne peut être au-dessus, ne peut superviser les autres puisque les Etats
sont dorénavant acteurs ; ils sont ce qu'étaient les entreprises
à l'heure où les Etats vivaient en autarcie - ou presque. Si
l'Etat assurait sa suprématie par le biais de la politique, les
entreprises l'assurent par le marché. Elles ne font que poursuivre leur
intérêt privé et enclenchent ainsi un processus de sortie
du politique.
Ce n'est pas parce que Standard and Poor's n'est censée
poursuivre que son intérêt privé que son pouvoir
planétaire doit être sous-estimé. Elle détient en
effet un certain pouvoir de régulation puisqu'elle instaure «
des mécanismes qui établissent et maintiennent sur certains
secteurs des équilibres à long terme »149,
dans le cadre du marché obligataire. Par son pouvoir d'orienter les
investisseurs, on peut dire que Standard and Poor's est investie d'un
rôle de régulation, comprise comme « remède aux
déficiences de la hiérarchie »150 et de la
politique. Si c'est à elle de réguler, c'est parce qu'elle est le
mieux placée pour le faire, dans la mesure où elle est
le marché, que son avis n'est pas biaisé par les
idéologies politiques.
Le statut privé et international de Standard and Poor's
lui a donc permis d'échapper aux préoccupations politiques, ou du
moins d'y prétendre et que les Etats y croient. La question fondamentale
est néanmoins celle de savoir si cette conception de la
régulation s'est propagée à l'Etat et le cas
échéant, de savoir comment cela se manifeste.
145 Chevallier (Jacques), L'Etat nation face à la
mondialisation, Regards sur l'actualité, sept-oct. 1997, p.7-15,
cité dans Valentin (V.), Les conceptions néo-libérales
du droit, op. cit., p. 244
146 Valentin (V.), Les conceptions néolibérales
du droit, op. cit., p. 244
147 Conseil d'Etat, Réflexions sur
l'intérêt général, Rapport public 1999
148 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 24
149 Frison-Roche (Marie-Anne), Les 100 mots de la
régulation, P.U.F., Que sais-je ?, 2011, p. 3
150 Timsit (Gérard), La régulation, Revue
française d'administration publique, 1/2004,
n°109, p. 10
26
B) La fuite du politique, facteur d'un désir
d'indépendance
La nature privée de Standard and Poor's lui a
conféré une certaine légitimité (elle se situait
dans le marché), ainsi qu'une certaine indépendance
vis-à-vis des Etats. La question est de savoir si ce mode de
fonctionnement a eu une influence sur les Etats eux-mêmes. Ceux-ci,
encore loin d'être gouvernés uniquement par le profit, se
gouvernent traditionnellement par la politique. Or, la raison
néolibérale, en fondant la société sur la
liberté individuelle, et non plus sur la discussion collective ou
l'intérêt général, est « une philosophie
politique de la sortie du politique »151. Pour les
néolibéraux, la politique ne fait que biaiser les choix qui
devraient être régis par l'utilité, l'efficacité.
L'Etat ne recule pas nécessairement ; il doit être
épuré de la politique, c'est-à-dire que la capacité
de commandement du politique doit être réduite152.
En revêtant le statut de société
commerciale, Standard and Poor's, hors des Etats, est également hors de
la politique. Les agences de notation ne font pas de politique en notant les
Etats ; elles font plus que cela : elles incitent ces derniers à
s'émanciper de la politique, mode traditionnel de gouvernement. Elles
participent donc à ce processus de modification de l'identité de
l'Etat, qui ne faisait qu'un avec la politique, en les encourageant, on l'a
dit, à modifier ses lois, ses comportements afin de gouverner selon des
principes d'efficacité, d'efficience et d'utilité. En
dépossédant l'Etat de la production d'un bien public qu'est la
notation et la fixation des taux d'intérêt, Standard and Poor's
participe à changer la nature même de l'Etat : d'un Etat
politique, il devient un Etat administratif153. « L'Etat
est certes présent mais dépolitisé
»154. Ainsi, elle inculque la sortie du politique
puisqu'elle considère l'Etat comme une entreprise, en prônant
politique du résultat, et en lui demandant de respecter un pourcentage
donné de croissance et de limiter l'accroissement de sa
dette155. S'il y a là certainement un signe que Standard and
Poor's influence la politique économique dans un objectif
néolibéral, ce n'est toutefois pas le pan le plus important et le
plus révélateur.
La plus grande influence de la signature
néolibérale est celle qui se fait le plus discrète.
Standard and Poor's contribue indirectement à modifier le comportement
de l'Etat et de ses dirigeants, sans que personne ne s'en aperçoivent,
pas même ces derniers. Il existe une illustration de cela dans la
réaction des dirigeants face au mode de rémunération de
Standard and Poor's : ce dont les Etats se plaignent, majoritairement, ce n'est
pas que Standard and Poor's s'immisce dans leur politique, mais c'est qu'elle
n'est pas assez indépendante, qu'elle est en proie aux conflits
d'intérêts.
En effet, Standard and Poor's est principalement
rémunérée selon le principe de l'émetteur-payeur.
Selon ce principe, ce sont les entités qui payent Standard and Poor's
pour que celle-ci leur attribue un rating. En d'autres termes, c'est
l'émetteur d'obligations, c'est-à-dire celui qui cherche à
financer une partie de sa dette, qui devra payer Standard and Poor's pour que
celle-ci lui attribue une note, disponible pour les investisseurs potentiels.
Il y a donc un risque non-négligeable156 ;
151 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 24
152 Valentin (V.), Les conceptions néolibérales
du droit, op. cit., p. 236
153 Lombard (Martine), Institutions de régulation
économique et démocratie politique, op. cit., p. 530 ;
Zoller (Elisabeth), Les agences fédérales américaines,
la régulation et la démocratie, RFDA 2004, p. 757
154 Valentin (V.), Les conceptions néolibérales
du droit, op. cit., p. 242
155 Standard and Poor's, Communiqué de presse :
République française : note non-sollicitée à long
terme abaissée à « AA+ » ; la perspective est «
négative », 13 janvier 2012
156 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating
Essentials - What are credit ratings and how do they
work?, 2011, p. 9
27
Standard and Poor's peut être amenée à
adapter ses analyses en fonction de la rémunération attendue.
Cette préoccupation est majeure pour les auteurs qui traitent de la
notation financière, les spécialistes, les institutions
internationales et surtout les politiques157. Ainsi, l'Etat a
réussi à endogénéiser le fait qu'il devait se
conduire à la façon d'une entreprise : ce qui l'importune le
plus, ce n'est pas de perdre sa capacité de gouverner par la politique,
mais d'être soumis à une agence dont l'impartialité fait
défaut. Une entreprise pourrait formuler la même critique - elles
le font d'ailleurs - alors qu'elle ne pourrait jamais reprocher à
Standard and Poor's le fait qu'elle lui aliène ses choix politiques.
Si la mission première de Standard and Poor's, en tant
que société commerciale, est de multiplier ses revenus, elle a
toutefois tendance à devenir plus que cela. En effet, elle
détient aujourd'hui une place importante, qui dépasse celle
traditionnellement assumée par une entreprise. Ainsi, c'est quasiment
une mission d'intérêt général qui revient à
Standard and Poor's, celle-ci s'ajoutant à sa mission privée
qu'est de faire du profit. En effet, ses ratings sont
considérés comme des éléments indispensables pour
déterminer les taux d'intérêt qui s'attacheront à
l'emprunt opéré. Pour les Etats, cette dernière mission
doit s'opérer de façon objective ; elle ne doit pas être
biaisée par l'appât du gain. Ainsi, dans un certain sens, les
Etats veulent, en réduisant les risques de conflits
d'intérêts, reléguer sa mission de maximisation des profits
au second plan, et mettre en valeur sa mission « publique ».
Peut-être est-ce là une façon timide de publiciser quelque
peu l'action de Standard and Poor's.
Si nul ne peut servir deux maitres à la fois sous peine
de perdre toute sa crédibilité et sa légitimité,
Standard and Poor's a donc dû choisir entre poursuivre au mieux sa
mission d'entreprise ou poursuivre sa mission dite « publique ».
Remplacer de telles agences par des agences publiques, sans pour autant
être sous le joug de la politique, aurait conduit à aller un peu
plus loin encore dans le paradigme néolibéral. Mais les agences
de notation demeurent - du moins pour l'instant - des entités
privées, qui toutefois exercent, presque spontanément, d'une
mission de production de biens publics. Standard and Poor's ne s'inscrit pas
totalement dans le paradigme néolibéral dans la mesure où
les avis qu'elle rend ne le sont pas au nom de l'Etat. Pour autant, il semble
que les nouvelles réglementations initiées par les Etats aillent
en ce sens158.
Paragraphe 2. De par sa composition : des « experts
»
En étant composée uniquement d'experts
financiers, Standard and Poor's arbore un discours prétendument
immunisé de la politique (A), en toute indépendance, ce qui a
tendance par là même à l'immuniser contre de potentielles
sanctions politiques et juridiques en provenance des Etats (B).
157 Lemarié (Alexandre), Agences de notation :
quelles réformes proposent les candidats pour 2012 ?, Le Monde 18
janvier 2012 ; Audit (Mathias), Aspects internationaux de la
responsabilité des agences de notation, Revue critique de droit
international privé 2011 p. 581 ; Auby (Jean-Bernard), À
propos des agences de notation, Dr. Adm. n°10, Octobre 2011,
repère 9 ; Gaillard (Norbert), Les agences de notation, La
découverte, Repère, 2010,
p. 92 ...
158 Voir infra. Chapitre 2, Section 2, Paragraphe 2.
28
A) Un discours prétendument immunisé de
la politique
La finance est une discipline particulièrement
complexe, et qui semble encore se complexifier avec le temps, par la
démultiplication du nombre d'acteurs présents et la
technicité des mécanismes. Ainsi, les politiques eux-mêmes
sont dans l'incapacité ou se croient dans l'incapacité - en
dépit de leurs études souvent très longues - de comprendre
tous les mécanismes qui animent les marchés. C'est ainsi que les
experts ont pris de plus en plus de place au sein de la société,
et de plus en plus de pouvoir. Ni l'Etat, ni la politique ne sont des
incapables. La question se pose encore de savoir si c'est l'Etat,
modeste159, qui s'est dessaisi de certaines de ses
compétences et a renoncé à prendre des initiatives, ou si,
au contraire, il a été dépossédé par les
nouvelles forces inhérentes au marché, plus crédibles.
Les avis de Standard and Poor's, on l'a dit, sont bien plus
que de simples opinions. Elle prétend, via ses ratings et ses
recommandations, diffuser une doxa néolibérale ; faire
croire que pour un problème, il existe une seule solution, et que
celle-ci est issue du marché. Les employés de Standard and Poor's
ne sont donc pas des journalistes, qui prodigueraient leur avis subjectif sur
un sujet donné ; ils doivent, pour émettre leurs
opinions, se référer à leurs connaissances
précises dans le domaine de la finance. Ils sont ainsi l'expression
d'une raison qui se veut scientifique. Ils se réfèrent d'ailleurs
à des critères précis, à des calculs160
; leur marge d'appréciation est faible par rapport à la
méthodologie qu'ils s'imposent. Ainsi, comme le note Sabine Montagne,
« les agences contribuent ainsi à la construction de la doxa
économique et ceci en utilisant l'ambiguïté de leur statut
originel. D'un côté, elles insistent pour que la notation conserve
son statut traditionnel d'opinion [...J mais d'un autre côté, la
notation fait autorité parce qu'elle a gagné un statut de
vérité, un statut de fait »161. Peu importe
finalement que Standard and Poor's estime que ses ratings sont de
simples opinions, au sens français du terme, puisque ce qui compte,
c'est de savoir comment les investisseurs les perçoivent.
Or, du point de vue des investisseurs, les ratings
sont l'expression d'un avis scientifique, non-contestable - en témoigne
leur reprise dans les règles prudentielles internationales. C'est une
donnée fondamentale, qui oriente fortement leur prise de
décision. En effet, les ratings et avis de Standard and Poor's
sont « basés sur des analyses de professionnels
expérimentés »162. Le vocabulaire
utilisé est particulièrement éloquent ; Standard and
Poor's met en exergue le fait que ses clients peuvent accorder toute leur
confiance à ses avis, dans la mesure où ceux-ci sont le fruit
d'une analyse poussée, d'une expertise approfondie. La composition de
Standard and Poor's va également dans ce sens puisque que seuls des
experts de la finance en font partie. Par exemple, Douglas L. Petterson, le
Président de Standard and Poor's, a auparavant fait carrière dans
le domaine de la finance puisqu'il était le chef opérateur de
Citibank, filiale de Citigroup, une banque particulièrement importante
qui opère dans une centaine de pays163. La qualification
des
159 Pollin (Jean-Paul), L'Etat
dépossédé, in Actes des Rencontres
Économiques d'Aix-en-Provence 2011, Le monde dans tous ses Etats, p.
269
160 Voir annexe 1.
161 Montagne (Sabine), Des évaluateurs financiers
indépendants ? Un impératif de la théorie
économique soumis à l'enquête sociologique, Cahiers
internationaux de sociologie, 2009/1 n° 126, p. 143
162 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating
Essentials - What are credit ratings and how do they
work?, 2011, p. 3
163 Standard and Poor's, Management profiles, 2012, en ligne
: <
http://www.standardandpoors.com/about-sp/management-profiles/en/eu>
29
membres de Standard and Poor's est perçue comme un gage
d'indépendance vis-à-vis du politique, et ainsi porteur de
vérité. C'est presque oublier que les experts de Standard and
Poor's restent des hommes, idéologisés et subjectifs, et que
l'économie et la finance ne sont pas des sciences exactes.
Standard and Poor's et les autres agences de notation, en
intervenant dans des domaines aussi cruciaux que la fixation des taux
d'intérêt, laissent croire que certains domaines sont exempts
d'enjeux politiques. Elle participe ainsi au renforcement du
néolibéralisme : « Et s'il n'était, en
réalité, que la mise en pratique d'une utopie, mais une utopie
qui, avec l'aide de la théorie économique dont elle se
réclame, parvient à se penser comme la description scientifique
du réel ? »164 disait Pierre Bourdieu en parlant de
celui-ci. En ce sens, pour les plus critiques, le discours de Standard and
Poor's serait une imposture puisqu'il se revendique comme scientifique tout en
étant chargé de standards
néolibéraux165.
Ainsi les investisseurs et les Etats accordent un rôle
fondamental à Standard and Poor's, car ils sont persuadés que
celle-ci est bien plus qu'une entreprise qui cherche le profit ; ils accordent
à ses avis une valeur scientifique et ainsi, quasi-inébranlable.
Il y a là le sceau de la raison néolibérale, qui «
expulse la politique pour y mettre à sa place non pas une
idéologie, mais une raison instrumentale, c'est-à-dire une raison
qui s'appuie sur la science, en l'espèce l'économie
»166. En cela Standard and Poor's prône la sortie du
politique, puisqu'elle tend à remplacer les choix politiques,
imprégnés d'idéologie, par un choix dicté par la
technique, par une raison indiscutable. C'est la sortie de la
délibération, du choix collectif, évacuée par
« la prétention insidieuse de la raison économique
à se poser comme un gouvernement rationnel du monde
»167.
La conjonction du fait que les ratings ne sont pas
perçus comme de simples opinions et du fait que Standard and Poor's est
perçu comme un expert scientifique participe au mouvement
engrangé par le néolibéralisme, qui fait glisser d'un
gouvernement par la politique à un gouvernement contre
la politique. La conséquence pratique est que « cela
revient à substituer au pouvoir des élus celui des experts
»168. L'homme de Standard and Poor's n'est plus
perçu comme un homme en tant que tel, mais comme un instrument,
chargé d'appliquer les critères qui seraient définis par
le marché lui-même. Standard and Poor's se fait donc le relai de
la raison néolibérale ; elle en est la bouche mais elle la
nourrit également. En substituant à la volonté
délibérative des hommes politiques élus une
méthodologie précise basée sur des critères, des
chiffres et mis en oeuvre par des spécialistes, Standard and Poor's
contribue, à l'instar du néolibéralisme, à «
la montée en puissance des normes techniques à
prétention universelle »169 et ainsi à la
substitution de « l'administration des choses au gouvernement des
Hommes »170.
164 Bourdieu (Pierre), Le néo-libéralisme,
utopie (en voie de réalisation) d'une exploitation sans limites,
in Contre-feux, Raisons d'agir, Paris, 1998, p. 108
165 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 315
166 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 249
167 Idem.
168 Pollin (Jean-Paul), L'Etat
dépossédé, in Rencontres Économiques
d'Aix-en-Provence 2011, op. cit., p. 265
169 Supiot (Alain), Homo juridicus. Essai sur la fonction
anthropologique du droit, op. cit., p. 230
170 Ibid., p. 227
30
B) L'immunité politique et juridique de Standard
and Poor's
Dans la mesure où ceux qui composent Standard and
Poor's ne sont « que » des experts indépendants, ils jouissent
de la protection du premier amendement de la Constitution étasunienne,
qui protège la liberté d'expression. S'il semble que cette
protection s'amoindrisse171, elle reste toujours largement de mise.
Standard and Poor's étant devenue une firme transnationale, les
répercussions de son activité ont pu se faire sentir dans chaque
Etat du monde. Pour autant, pendant longtemps, il s'agissait d'un «
angle mort de la réglementation »172. Si ce
n'est plus tout à fait le cas aujourd'hui, les réglementations en
la matière sont encore parcellaires. Rien n'est institué au
niveau de l'Union européenne, ni aux Etats-Unis, même si cela a
été évoqué173. En France, par exemple,
un mécanisme de responsabilité délictuelle et
quasi-délictuelle n'a été instauré qu'en
2010174.
Les Etats ont donc été tardifs pour adopter des
règles contraignant un tant soit peu l'activité des agences de
notation, ou du moins pour évoquer cette possibilité. En
évinçant tout système de responsabilité, il y a
là le signe - encore une fois - que les agences de notation ne sont pas
perçues comme des entreprises comme les autres. Leurs avis ont pu, par
là même, acquérir une autorité
supplémentaire, un statut de « fait » et non
d'opinion175. Plus la contestation se fait difficile, et plus les
avis de Standard and Poor's ont acquis une prééminence,
éloignant un peu plus la possibilité d'engager sa
responsabilité. C'est donc un cercle vicieux qui s'est mis en place.
L'immunité de Standard and Poor's n'est bien sûr
pas totale, de sorte qu'il est possible de l'accuser d'abus de position
dominante par exemple mais la consistance de la notation elle-même ne
peut jamais être invoquée devant les tribunaux176.
Pourtant, ses erreurs ne manquent pas. En effet, Standard and Poor's, entre
autres, n'a pas su anticiper, par exemple, la faillite de la
société Enron en 2001 ; elle a joué un rôle
relativement important dans la crise des subprimes en 2008 ou encore
dans la crise grecque en 2010. Plus récemment, fin 2011, Standard and
Poor's a abaissé la note de la France « par erreur », alors
même que cela a une incidence sur les marchés
financiers177.
Ce n'est pourtant que lors de ces dernières
années que les Etats ont osé s'attaquer timidement à elle.
Il y a bien là le signe que la politique, portée par les Etats,
est impuissante, ou du moins, se croit impuissante, face aux agences de
notation. Standard and Poor's, produit et vecteur du
néolibéralisme, a bien réussi à inculquer à
l'Etat que celui-ci ne devait pas intervenir. Les mots de
171 Le 2 septembre 2009, un juge de New York a
décidé que la protection sous le premier amendement ne valait que
pour les avis rendus publics : Ordonneau (Pascal), Les agences de notation
sont-elles enfin condamnables ?, Les échos, 8 mai 2012
172 Rapport Philippe Houillon, Commission des lois,
Assemblée nationale, n° 772, avr. 2003, p. 14, cité dans
Couret (Alain), Les agences de notation : observations sur un angle mort de
la réglementation, Revue des sociétés 2004, p. 765
173 « Le Wall Street Reform and Consumer Protection
Act, adopté le 29 juin 2010, a expressément admis la
possibilité d'introduire des actions en responsabilité contre les
agences » écrit Audit (Mathias), Aspects internationaux de
la responsabilité des agences de notation, op. cit., p. 581
174 Article 1011 de la loi n° 2010-1249 du 22 octobre
2010 de régulation bancaire et financière, codifié aux
articles L.544-1 et suivants du Code monétaire et financier
175 Montagne (Sabine), Des évaluateurs financiers
indépendants ?, op. cit., p. 143
176 Idem.
177 Le Monde et AFP, Standard and Poor's annonce par
erreur la dégradation de la note de la France, Le Monde, 11
novembre 2011
31
Foucault permettent d'éclairer cela : « Tu ne
dois pas, pourquoi ? Tu ne dois pas parce que tu ne peux pas. [...j Pourquoi tu
ne peux pas ? Tu ne peux pas parce que tu ne sais pas et tu ne sais pas parce
que tu ne peux pas savoir »178 dirait l'homo
oeconomicus au souverain. Puisque l'Etat ne sait pas, il est par
conséquent difficile pour lui d'engager la responsabilité de ceux
qui, par définition, savent.
L'absence de toute législation pendant tant
d'années a permis à Standard and Poor's de grandir sans entrave
sur les marchés financiers et dans le monde entier. Le type de
législation mise en oeuvre aujourd'hui est également
révélateur de la nature des rapports que les Etats veulent
entretenir avec les agences de notation. L'article L.544-5 du Code
monétaire et financier permet aux « clients et aux tiers
» d'engager la responsabilité délictuelle ou
quasi-délictuelle des agences de notation financière. L'Etat,
lui-même client de celles-ci, n'a donc pas utilisé ses moyens de
puissance publique pour prévenir ou anéantir les imprudences de
celles-ci, mais a usé d'un mécanisme de droit privé, hors
du droit public (thesis), « tributaire d'une volonté politique
»179. La politique n'a donc aucun ascendant sur elles.
De par sa nature et de par sa composition, Standard and Poor's
est dont profondément apolitique et incite ainsi les Etats
eux-mêmes à s'en émanciper. Mais cette fuite du politique
est d'autant plus présente dans la façon qu'a Standard and Poor's
de réguler le marché obligataire.
Section 2. L'activité de Standard and Poor's,
une régulation en dehors du politique
Le caractère apolitique de la régulation (prise
dans son sens large) qu'opère Standard and Poor's est perceptible tant
sur le marché obligataire par sa technique de notation (Paragraphe 1)
que sur le marché de la notation financière par la façon
dont elle se réglemente (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. La technique de notation : exemple-type de la
régulation néolibérale
La régulation au sens strict permet le maintien et la
constance d'un mouvement, sans rupture. Plus souple et malléable, elle
s'inscrit dans la sortie du politique en se manifestant, chez Standard and
Poor's par l'absence de commandement (A) et l'anticipation du conflit (B).
A) L'absence de commandement, moyen de
détournement de la politique
L'Etat détient par principe le « monopole de
la violence légitime »180. En principe, il est par
conséquent le seul à pouvoir exercer une certaine contrainte sur
ses citoyens, et que ceux-ci ne s'y opposent pas (ou de façon
isolée). Commandement et politique sont étroitement liés,
puisque la
178 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 286
179 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 29
180 Weber (Max), Le savant et le politique
32
politique ne peut s'exprimer que par le commandement. Il
semble toutefois que cela ait été quelque peu
écorché par le néolibéralisme et la globalisation.
Des forces exogènes à l'Etat, à l'instar de Standard and
Poor's, peuvent, on l'a dit, exercer une certaine pression sur la
souveraineté nationale. Mais, ce qui change également, avec le
néolibéralisme, c'est la façon d'imposer sa politique, ses
avis, c'est-à-dire, en un mot, de gouverner.
Lorsque Standard and Poor's attribue un rating
à un Etat, elle le publie sur son site internet, explique
brièvement les raisons de la dégradation ou de la promotion, et
le corrobore d'une perspective à plus long terme (positive,
négative, stable). Les ratings de Standard and Poor's ne sont
pas à proprement dit des sanctions - même si une chute de la note
aura tendance à entrainer une élévation des taux
d'intérêt - dans la mesure où elles n'ont pas pour but de
« punir l'auteur d'une infraction »181. Ainsi,
Standard and Poor's n'a pas à proprement dit de pouvoir de commandement.
Pour autant, l'on sait que ses décisions ont un impact certain sur les
relations entre les entités présentes sur le marché
obligataire, en témoigne les réactions des dirigeants
étatiques lorsque la note de leur Etat est dégradée, ou
encore le fait que les Etats prennent en compte les observations de Standard
and Poor's pour orienter leurs politiques.
Toujours dans l'optique d'un pouvoir qui s'euphémise,
Standard and Poor's, à l'instar de la raison néolibérale,
n'agit pas de façon directe en employant des injonctions comme pouvaient
le faire les Etats sous l'ère de la souveraineté. En effet,
ses ratings, en eux-mêmes, n'ont pas de force obligatoire. Si
les Etats suivent majoritairement ses indications, c'est plutôt en raison
d'une pression internationale et invisible, exercée par les autres
acteurs du marché - Etats comme entreprises. Les sanctions passent
dorénavant par « la menace d'atteinte à la
réputation »182. C'est dont également en
cela que le néolibéralisme dirige des esprits et non plus des
corps. L'action de Standard and Poor's est particulièrement
révélatrice de cela, puisqu'elle conduit à faire une
hiérarchie entre les Etats, en fonction de leurs notes et joue ainsi sur
leur réputation sur le plan international.
Si les Etats étaient réellement en
souveraineté, l'abaissement d'une note délivrée par un
acteur privée n'aurait aucune incidence, car le crapaud n'atteint pas la
blanche colombe. Mais Standard and Poor's a conduit à ce que les Etats
et les entreprises, en s'insérant sur le même marché, en
devenant comparables, s'infligent eux-mêmes leurs propres sanctions.
Faute de commandement, c'est « l'incitation et la
désincitation, l'autocontrôle, la pression par les pairs, le
whistleblowing, c'est-à-dire le contrôle par les clients
»183 qui permet à Standard and Poor's de
réguler le marché de la dette. Plus encore, la technique du
naming and shaming, qui consiste à désigner nommément
à l'opprobre public184, conduit les Etats à modifier
leurs comportements d'eux-mêmes, sans l'intervention forcée d'un
tiers. Standard and Poor's contribue donc à endogénéiser
toute forme de sanction, et à inciter par là même les Etats
à suivre ses recommandations, évinçant ainsi tout choix
politique de leur part.
L'Etat, sur le marché, est donc conduit à
examiner ses concurrents, et à faire face à la réputation
que son rating lui fait. Ainsi, vis-à-vis du marché, le
souverain « exerce un tout autre pouvoir que
181 Cornu (Gérard) (Dir.), Vocabulaire
juridique, Association Henri Capitant, PUF, 8ème ed., Paris, 2007 ,
p. 844, « sanction »
182 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 175
183 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 175
184 Ibid., p. 175
33
le pouvoir politique qu'il exerçait jusqu'à
présent »185. Son rôle sur le marché,
s'il n'est pas moins important, a changé, et ce parce que Standard and
Poor's a contribué à modifier les relations qui s'instauraient
entre les Etats. Comme le note si bien Michel Foucault, l'Etat se trouve dans
une position « à la fois de passivité par rapport
à la nécessité intrinsèque du processus
économique et en même temps de surveillance, et en quelque sorte
de contrôle »186. Standard and Poor's entraine les
Etats à se contrôler d'eux-mêmes, car elle sait que c'est
là la technique la plus efficace pour arriver à ses fins.
Par cette absence de commandement, Standard and Poor's conduit
les Etats à détourner leur fonction traditionnelle, du moins sur
le marché. Ceux-ci sont de plus en plus préoccupés
à exercer leur mission à la fois passive et de surveillance au
détriment de l'exercice de la politique. Or, la politique, c'est faire
des choix, c'est délibérer. Cette faculté des Etats tend
à passer au second plan. Standard and Poor's a investi les Etats d'un
nouveau rôle - celui d'examen permanent du marché obligataire - ce
qui conduit à les détourner de leur fonction traditionnelle
qu'est de faire de la politique. Encore une fois, Standard and Poor's ne
contribue pas à faire reculer l'Etat ; elle modifie son mode d'action et
tente de le faire sortir de la politique, car celle-ci manque d'efficience.
B) L'anticipation du conflit, moyen de fuite de la
politique
Standard and Poor's, en relayant et en nourrissant la raison
néolibérale, contribue, on l'a dit, à aligner l'Etat sur
le modèle de l'entreprise. Or, « l'entreprise a horreur du
conflit »187 car celui-ci nuit à la fonction
intégratrice du marché et surtout à l'objectif de
maximisation des profits. En effet, si conflit il y a, les échanges s'en
verront nécessairement réduits et orientés non pas selon
l'utilité, mais selon l'idéologie ou la politique. Dans le
domaine qui est le sien, Standard and Poor's s'attèle donc à la
lourde tâche d'anticipation des conflits et de promotion d'une certaine
sécurité. La sécurité est en effet « au
coeur de la raison néolibérale » en ce qu'elle tend
à « assurer la régularité d'un processus et donc
de permettre d'anticiper l'action de certaines personnes et de se
prémunir contre le trouble que d'autres pourraient créer
»188. En assurant une certaine sécurité sur
le marché obligataire, Standard and Poor's permet aux acteurs du
marché de s'investir pleinement sur le marché sans avoir
d'inquiétudes vis-à-vis de son fonctionnement. La
sécurité est dès lors une condition nécessaire de
« possibilité d'un jeu »189 sur le
marché, de la possibilité d'être libre dans celui-ci.
Dans la raison néolibérale,
sécurité est synonyme de liberté et d'efficacité.
Standard and Poor's l'a bien compris. Ainsi, dans son action, elle
procède à une double anticipation du conflit. D'une part, elle
contribue à atténuer les conflits entre l'Etat et le
Marché, par le biais de son processus de notation. En effet, le
rating final accordé par Standard and Poor's est le fruit d'un
processus concerté avec l'Etat concerné. Après une
pré-analyse entre experts, ceux-ci rencontrent - de façon
plutôt informelle - l'un des représentants de l'Etat en question
(bien souvent les ministres de la finance ou de la dette). Cet échange
permet à Standard and Poor's d'être en connaissance des
185 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 297
186 Ibid., p. 297
187 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 205
188 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 31
189 Ibid., p. 31
34
informations pertinentes et détaillées, qu'elles
soient publiques ou confidentielles190. On voit déjà
ici la volonté d'incorporer pleinement l'Etat dans le marché,
afin qu'il devienne partie intégrante de celui-ci, au point de ne plus
pouvoir s'en défaire. Mais ce n'est pas là l'exemple le plus
éloquent. Une fois que le comité d'experts s'est entendu pour
accorder une note à l'Etat en question, Standard and Poor's lui notifie
sa décision. Dès lors, si celui-ci « est en
désaccord avec le rating finalement accordé, Standard and Poor's
autorise un appel à cette décision s'il existe des circonstances
nouvelles. Dans ce cas, le comité sera convoqué de nouveau et un
nouveau vote aura lieu »191. On voit ainsi que Standard
and Poor's se prémunit contre toute éventuelle attaque des Etats
en les intégrant au processus de notation. C'est là une
façon ingénieuse d'annihiler la contestation étatique et
politique et ainsi d'anticiper tout conflit avec le Marché.
D'autre part, Standard and Poor's contribue à
atténuer les conflits entre les Etats eux-mêmes. Sous l'ère
de la souveraineté, les conflits idéologiques et politiques
étaient nombreux entre les Etats. Aujourd'hui, si les conflits
demeurent, ils ne sont plus du même ordre. Les guerres d'aujourd'hui sont
elles aussi néolibérales ; elles sont guidées par le
profit. Le néolibéralisme s'insurge contre les conflits, mais
seulement ceux qui entravent les échanges. Il semble que Standard and
Poor's contribue à annihiler ces derniers. En effet, en accordant un
rating aux Etats, Standard and Poor's joue un rôle de
prédiction de l'avenir et en assume la responsabilité - au sens
non-juridique du terme. En quelque sorte, Standard and Poor's prend des risques
à la place des Etats, en s'attelant à la tâche de
prédire des comportements futurs et incertains. Elle externalise le
conflit ; elle dépossède les Etats de leur capacité
d'entrer en conflits les uns contre les autres en les dépossédant
de la politique. En cela, Standard and Poor's devient un intermédiaire
indispensable au sein du Marché et elle réduit les risques
d'affrontement direct entre les Etats, qui nuisent indubitablement au bon
déroulement des échanges, guidés par la seule
utilité.
Standard and Poor's joue donc un rôle de
prévention ; elle contribue à faire sortir du marché
obligataire les éléments qui vont à son encontre. Tout
comme la technique des listes noires, « mesures préventives qui
consomment la peine avant même la condamnation »192,
elle évince du marché les Etats qui pourraient nuire à son
efficacité - en leur attribuant un « CCC » ou un « D
» - avant même que ceux-ci soient un danger réel. Le cas de
la crise grecque révèle particulièrement cet état
d'esprit. En lui attribuant la note « CCC »193, elle la
condamne avant même qu'elle ne se condamne elle-même.
Fondamentalement, cela revient à ce que Standard and Poor's s'arroge la
faculté de se substituer aux Etats dans leur pouvoir de décision
; elle leur confisque un pan de leur politique internationale.
En anticipant de la sorte les conflits entre les Etats,
Standard and Poor's participe à bien plus qu'une sortie du politique ;
elle contribue à la sortie du « monde » - organisé par
des Etats souverains et leurs échanges - et prône le vitalisme. Le
monde est statique ; la vie est en mouvement. Sous l'ère du
néolibéralisme, gouverner c'est « domestiquer des forces
»194. Or, il
190 Standard and Poor's, How We Rate Sovereigns, 13 mars
2012, p. 6
191 Idem.
192 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 179
193 Dans l'échelle de Standard and Poor's, CCC
correspond au 3ème échelon au-dessus du «
Défaut » ; elle correspond plus précisément à
un Etat « effectivement vulnérable et dépendant d'un
contexte économique favorable permettant de répondre aux
engagements financiers » in Standard and Poor's, Guide to
Credit Rating Essentials - What are credit ratings and how do
they work?, 2011, p. 10
194 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 214
35
semble que Standard and Poor's ne fasse rien d'autre que
domestiquer des forces, en se trouvant elle-même dans le
marché, à faire en sorte que les forces du marché
s'engrènent au mieux. Cet ajustement permanent, c'est ce qu'on appelle
la régulation.
Paragraphe 2. D'une autorégulation à une
co-régulation : illustration par le Code de bonne conduite
Standard and Poor's a été amenée à
se doter d'un Code de bonne conduite, à l'aube du
XXIème siècle. Elaboré au sein du marché
lui-même puis repris par des autorités publiques, ce Code est sans
doute annonciateur de l'évolution de Standard and Poor's, d'une
autorégulation (A) à une corégulation (B).
A) L'élaboration d'un Code de bonne conduite par
les acteurs eux-mêmes : le rêve d'une autorégulation
Standard and Poor's, ainsi que les autres agences de notation,
n'a pendant longtemps fait l'objet d'aucune réglementation - même
non-contraignante. Standard and Poor's fonctionnait donc selon ses propres
principes, et ceux-ci n'étaient pas même connus des investisseurs
ou du public. Ce n'est qu'en 2003, à la suite de la faillite de la
société Enron, que l'Organisation Internationale des Commissions
de Valeurs (OICV et IOSCO en anglais) va prendre conscience de cette lacune
réglementaire. Si c'est Standard and Poor's, entre autres, qui est
chargée de réguler le marché obligataire, il faut
également que le marché de la notation financière soit
réglementé, ou régulé, d'autant plus que les
agences de notation ont acquis un pouvoir non-négligeable. L'OICV va
ainsi établir et proposer aux agences différents principes,
regroupés autour de quatre grands thèmes que sont la
qualité et l'intégrité du processus de notation,
l'indépendance et la prévention des conflits
d'intérêts, la transparence et l'opportunité de la
diffusion des avis, et enfin la confidentialité des
informations195. Cette volonté de réglementer un tant
soit peu le marché de la notation financière apparait donc comme
le signe que l'autorégulation n'est pas la solution. Il faut toutefois
se méfier des apparences, et ce pour deux raisons principales.
D'une part, l'OICV, qui a rédigé ces
règles, regroupe les régulateurs des principales bourses dans le
monde196, c'est-à-dire les homologues de l'Autorité
des Marchés Financiers (AMF) française. Elle regroupe donc des
autorités de régulation indépendantes qui, même si
elles sont sous la surveillance des Etats, demeurent indépendantes de
leur politique. En posant de tels principes pour les agences de notation,
l'OICV n'exprime donc pas directement la volonté de l'Etat ; il ne
s'agit pas d'une régulation publique à proprement dit.
D'autre part, et c'est là le point le plus important,
ces principes ont été proposés et non pas
imposés aux agences de notation197. En effet, ces principes
ne sont pas censés exposer une
195 Comité technique de l'OICV, IOSCO statement of
principles regarding the activities of credit rating agencies, 25
septembre 2003, p. 2 s.
196 OICV, About IOSCO ; en ligne : <
http://www.iosco.org/about/>
197 Comité technique de l'OICV, IOSCO statement of
principles regarding the activities of credit rating agencies, op.
cit., p. 1
36
approche « one-size-fits-all
»198. Ainsi, l'OICV incite à ce que les moyens pour
relayer ces principes soient les plus pertinents possibles, en fonction des
circonstances (voie législative, intervention de régulateurs,
Code de conduite ...). Les Etats n'ont pourtant initié aucune
réforme, estimant sans doute que cette tâche ne leur revenait pas.
Standard and Poor's a donc relayé les grands principes dessinés
par l'OICV dans un Code de bonne conduite, qu'elle édicte en 2004, ce
qui lui permet indubitablement de lui conférer une plus grande
légitimité. Il définit plusieurs règles concernant
le recrutement des analystes, leur comportement, leur indépendance et
leur impartialité, mais également le processus de notation. Le
champ d'application du Code de conduite est particulièrement restreint
puisque la contrainte relayée par le Code de conduite ne porte pas tant
sur la règle en elle-même que sur les conditions d'application de
la règle199. C'est seulement la façon de
procéder à la notation des entités qui est
surveillée, mais pas le fond même de la notation.
Dès lors, il ne semble pas que, sur ce point, le
marché de la notation financière soit sorti de
l'autorégulation puisque la contrainte ne vient pas du haut ; elle vient
des personnes elles-mêmes. Cela est le signe d'une «
individualisation de la régulation »200,
particulièrement révélatrice du
néolibéralisme dans la mesure où la force politique, qui
venait du haut, n'intervient plus. L'homo oeconomicus est le mieux
à même de savoir ce qui est bon pour lui et pour le marché
; l'Etat ne peut s'y immiscer que pour normaliser (ou inciter à
normaliser) la mise en oeuvre des règles existantes201. Les
règles édictées dans le Code de bonne conduite sont le
fruit d'un consensus si bien que personne ne peut réellement s'y
opposer. La mise en oeuvre d'un tel consensualisme, outre le fait qu'il permet
d'éviter un potentiel conflit, remplace la délibération,
la prise de choix, qui est propre à la politique. L'édiction d'un
tel Code de conduite est l'expression d'une défiance vis-à-vis de
la politique, incapable d'édicter des règles qui ne nuisent pas
à l'efficacité économique. En faisant de
l'évalué « le producteur des normes qui serviront
à le juger »202, le Code de bonne conduite se veut
efficient, et non plus seulement efficace.
Le Code de conduite de Standard and Poor's est une
illustration du fait que le droit, sous la pression néolibérale,
est dorénavant endogène et endogamique. L'Etat n'est plus apte
à percevoir, grâce à son recul, l'intérêt
général et à le retranscrire dans des lois, qui s'imposent
à tous. Le schéma est tout à fait renversé :
l'intérêt général devient la somme des
intérêts particuliers ; il est immanent.
B) La reprise du Code par les entités publiques
: la marche vers un « Etat de droit économique »203
La crise économique et financière que nous
traversons actuellement a mis les agences de notation, et notamment Standard
and Poor's, sur le devant de la scène. Elles ont fait l'objet de
nombreuses critiques, souvent justifiées, notamment de la part
d'entités que l'on pensait « complices », comme le FMI, la
Banque mondiale ou l'Union européenne. On leur a reproché de ne
pas avoir
198 Idem.
199 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 58
200 Idem.
201 Ibid., p. 59
202 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 396
203 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 177
37
alerté le marché sur la santé
financière parfois chaotique de certains acteurs du marché.
Ainsi, par un règlement en date du 16 septembre 2009
élaboré conjointement par le Parlement européen et le
Conseil de l'Union européenne204, les agences de notation ont
fait l'objet d'un encadrement. Beaucoup y ont vu un signe annonciateur de la
chute du néolibéralisme, en ce que ces sentinelles des
marchés financiers allaient enfin être réglementées.
Si c'est en effet cette constatation qui nous apparait en première vue,
il semblerait en réalité que ce soit tout le contraire.
Le néolibéralisme n'est pas synonyme de recul de
l'Etat. On l'a dit, l'Etat n'intervient pas moins, il intervient autrement.
Ainsi, l'intervention publique n'est pas nécessairement le signe d'un
déclin du paradigme néolibéral. Pour les auteurs Colson et
Idoux, les agences de notation suivent le principe de co-régulation, qui
repose sur « la recherche d'un partage optimisé du savoir-faire
et de la légitimité de chacune de parties prenantes
»205, publiques et privées. MM. Dardot et Laval,
quant à eux, parlent de « coproduction publique-privée
des normes internationales »206. En effet, par le
règlement européen susvisé, le Parlement européen
et le Conseil n'ont pour la majeure partie fait que reprendre les principes qui
avaient été énoncées par l'OICV 6 ans plus
tôt. Il pose ainsi le principe d'impartialité des analystes,
reprend les règles concernant la prévention des conflits
d'intérêts (article 6), la compétence des membres (article
7), la qualité et la transparence de la notation (articles 8 et
10)...
Selon ce règlement, les agences de notation doivent
également faire l'objet d'une certification et d'un enregistrement pour
exercer leurs activités au sein de l'Union européenne.
Au-delà du fait que cette nouvelle contrainte - si c'en est une - n'aura
pas de grande incidence sur les plus grandes agences telles que Standard and
Poor's, il faut remarquer que l'activité même de celles-ci n'est
absolument pas concernée par le règlement. La question de la
pertinence des critères mis en oeuvre n'est par exemple jamais
évoquée. Ainsi, ce que le règlement de l'Union
européenne fait, c'est de fixer un cadre pour que les acteurs de la
finance exercent leurs fonctions ; elle ne fait que donner les règles du
jeu207.
Cette hybridation des règles internationales montre
bien que les règles édictées par l'Etat,
c'est-à-dire publiques, ne sont plus l'expression d'une volonté
transcendante et politique, puisqu'une entité privée peut
être à leur origine. Si l'Union européenne n'a fait que
reprendre le Code de conduite de Standard and Poor's, entre autres, il
s'agissait peut être de leur donner plus de force, mais leur contenu est
resté le même : les professionnels eux-mêmes sont mieux
placés pour édicter les règles qui les concernent, qui
seront les plus efficaces et porteuses du moins d'externalités
négatives possibles. Ainsi, l'Etat suit le marché et la
première victime, c'est la politique. On assiste ainsi à une
certaine dépolitisation du droit208. Le droit ne doit plus
être l'expression d'une volonté ou être à la
recherche d'une certaine finalité ; il doit laisser les acteurs «
jouer » au sein du cadre qu'il a contribué à dessiner.
L'Etat est donc réduit à un rôle d'incitateur, qui «
organise l'auto-organisation de la société
»209.
204 PE et Cons. UE, règl. (CE) n°1060/2009,16
septembre 2009, sur les agences de notation de crédit : JOUE
n°L.302, 17 nov. 2009.
205 Colson (Jean-Philippe) et Idoux (Pascale), Droit
public économique, Lextenso éditions, L.G.D.J., 5ème
ed., 2010, p. 644
206 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 359
207 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 179
208 Valentin (V.), Les conceptions néolibérales
du droit, op. cit., p. 240
209 Ibid., p. 249
En adoptant de telles règles, l'Union européenne
n'a pas fait de Standard and Poor's son ennemie ; elle l'a plutôt
confortée à sa place. Elle a intégré à un
échelon de légitimité supérieure - quoique pas
optimal - les règles que Standard and Poor's avait elle-même
édicté, avec l'OICV. Le règlement du 16 septembre 2009 est
donc un exemple d'une réglementation néolibérale, qui
associe public et privé afin d'amenuiser les conflits potentiels et qui
annihile ainsi le rôle de la politique. Fondamentalement, c'est donc
l'Etat qui se transforme ; on parle, avec Foucault, d'« Etat de droit
économique »210, ce qui signifie que l'intervention
de l'Etat dans l'ordre économique n'est permise que si celle-ci «
prend la forme de l'introduction de principes formels
»211. La loi formelle, qui présuppose que l'Etat
doit être aveugle à tout processus économique, n'est pas
une « décision qui est prise par quelqu'un pour quelqu'un
d'autre »212. Il semble qu'il n'y ait pas de mots plus
justes pour décrire, comprendre et théoriser le règlement
de l'Union européenne susvisé : l'Union européenne,
groupement d'Etats, s'est fait le relai de règles édictées
par Standard and Poor's, règles qui s'appliqueront aux mêmes Etats
et qui, vides de substance, se contentent de dessiner un cadre dans lequel les
acteurs du marché obligataire seront plus libres d'interagir. L'Etat
souverain et politique devient donc un Etat de droit économique.
38
210 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 177
211 Idem.
212 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 178
39
Conclusion
« Sur la dialectique public-privé dans la
production des biens publics aujourd'hui, on peut difficilement rêver
meilleur sujet de méditation ! »213 s'exclamait
Jean-Bernard Auby à propos des agences de notation financière. En
effet, les agences de notation, et notamment Standard and Poor's, contribuent
à bousculer les frontières, tant physiques que conceptuelles, du
monde que l'on connaissait sous l'empire de la souveraineté.
Standard and Poor's contribue indubitablement à forger
un peu plus la raison néolibérale : elle en est tant le fruit que
celle qui le nourrit. Elle prône donc d'une part la concurrence comme
axiome de pensée. Ainsi, soutenue par le processus de globalisation,
Standard and Poor's a gommé les spécificités des
différents acteurs du monde (et notamment des Etats) afin que tous
soient mis en concurrence : les Etats entre eux, les Etats avec les
entreprises... Mettre différentes entités en concurrence a eu
pour conséquence de placer Standard and Poor's dans une relative
situation de prééminence par rapport à ceux-ci, si bien
qu'elle a pu, en contribuant à l'objectivisation des relations
internationales et à la mise en concurrence des droits, exercer une
influence positive sur ceux-ci. Ainsi, si cette mise en concurrence est le
fruit du néolibéralisme de Standard and Poor's, elle permet aussi
à celui-ci de se renforcer.
Dans le même but d'efficacité, Standard and
Poor's instaure d'autre part la fuite du politique - idéologisée
et inefficace - comme axiome de fonctionnement. En tant que
société privée composée uniquement d'experts,
Standard and Poor's est par essence apolitique ; ce mouvement de
dépolitisation ayant été transmis aux Etats. Son
émancipation de la politique se retrouve également dans la
façon qu'elle a de réguler le marché obligataire, par la
technique de notation qui s'attache à évincer tout commandement
unilatéral et à anticiper un éventuel conflit, quel qu'il
soit. Par ailleurs, si pendant longtemps le fonctionnement de Standard and
Poor's n'était pas réglementé, on a assisté ces
dernières années à un basculement de
l'autorégulation vers la corégulation, ce qui n'est toutefois pas
le signe d'un abandon du néolibéralisme.
Même si l'ancrage de Standard and Poor's dans le
néolibéralisme n'est pas parfait - il ne le sera jamais, il est
indéniable. La portée la plus significative de son action se
trouve dans le fait que Standard and Poor's réussit à influencer
le comportement des Etats. C'est avant tout le pouvoir de Standard and Poor's
qui s'inscrit dans la raison néolibérale. En cela, Standard and
Poor's contribue à dissocier pouvoir et démocratie, couple qui
présidait dans les Etats occidentaux. Elle détient un certain
pouvoir sans être démocratique, en substituant le « demos
» par le « marché » et tend à faire adopter la
même stratégie à l'Etat. D'un gouvernement du peuple, par
le peuple, pour le peuple, Standard and Poor's désire s'orienter vers un
gouvernement du marché, par le marché, pour le marché.
Nous n'en sommes pas encore là et il existe des
solutions pour réinjecter de la démocratie, c'est-à-dire
du politique dans nos sociétés. L'avantage, si l'on peut dire, de
Standard and Poor's, est que son pouvoir, sa raison néolibérale,
a été décelée. C'est en ce sens, paradoxalement,
qu'elle ne s'inscrit pas totalement dans le néolibéralisme. Sa
lacune démocratique a été perçue au grand jour, et
c'est ainsi qu'elle pourra être résorbée, même si
aucun pas n'a pour l'instant été fait en ce sens.
213 Auby (J-B), À propos des agences de notation,
op. cit., p. 2
Si Standard and Poor's a réussi à détenir
un tel pouvoir, c'est que les détenteurs initiaux de celui-ci y ont
consenti. Les Etats ont en quelque sorte permis à ce que Standard and
Poor's acquière tant d'importance sur la scène internationale, en
lui reconnaissant une légitimité et une raison sur les
marchés financiers. Sentinelle des marchés financiers, Standard
and Poor's a été considérée comme porteuse de la
vérité puisque le marché était
considéré comme une science exacte, où les choix
politiques n'avaient pas leur place. Le pouvoir n'est plus dès lors que
la raison ne l'accompagne plus. Le pouvoir sans la raison devient arbitraire,
il n'est plus que force et ne survit pas ; l'Histoire l'a
démontré. En effet, « nous ne reconnaissons le pouvoir
que s'il se réfère à un sens auquel nous adhérons
»214. Tant que les Etats continuent de croire que Standard
and Poor's ne reflète que la raison du marché et la raison du
monde, son pouvoir ne déchantera pas.
Rappelons alors comment le Rabbi Loew réussit à
anéantir son Golem, statue de glaise portant l'inscription EMETH («
vérité » en hébreu) sur le front. Bien
qu'émergeant de la volonté de ce dernier, elle lui échappa
et s'émancipa de la raison et de la vérité, ravagea tout
Prague. Usant d'un subterfuge, le Rabbi demanda au Golem de refaire ses lacets,
et lui effaça la première lettre inscrite sur son front : EMETH
devenait METH (« mort » en hébreu). Le monstre s'effondra.
40
214 Supiot (Alain), Homo juridicus. Essai sur la fonction
anthropologique du droit, op. cit., p. 223
Annexe
41
Source : Standard and Poor's, Sovereign Government Rating
Methodology And Assumptions, 30 juin 2011, p. 8
42
Bibliographie
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abaissée à « AA+ » ; la perspective est «
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L.544-1 et suivants du Code monétaire et financier
- Loi n°2011-1977 du 28 décembre 2011 de finances
pour 2012
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n°L.302, 17 nov. 2009.
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n°1060/2009 sur les agences de notation de crédit :
JOUE n°L.145-30, 31 mai 2011.
Ressources électroniques
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télévisé de F. Hayek avec John O'Sullivan (1985) ; en
ligne :
http://www.youtube.com/watch?v=h5VFEzzd0eE
-
http://www.standardandpoors.com
46
Table des matières
INTRODUCTION 1
SECTION 1. LES AGENCES DE NOTATION, FRUIT DE
L'HISTOIRE 1
SECTION 2. LE NEOLIBERALISME, FRUIT DE L'HISTOIRE
2
SECTION 3. LES AGENCES DE NOTATION, FRUIT DU
NEOLIBERALISME ? 4
CHAPITRE 1. STANDARD AND POOR'S : LA CONCURRENCE COMME
AXIOME DE
PENSEE 6
SECTION 1. LA MISE EN CONCURRENCE, PERMISE PAR LA
GLOBALISATION DE SON ACTION 6
PARAGRAPHE 1. UN CHAMP HORIZONTALEMENT ETENDU : UN CHAMP
MONDIALISE 6
A) L'action de Standard and Poor's dans un ordre
internationalisé 6
B) L'action de Standard and Poor's dans un ordre
spontané 8
PARAGRAPHE 2. UN CHAMP VERTICALEMENT ETENDU : LA CONCEPTION
FONCTIONNELLE DES
ACTEURS DU MONDE 10
A) La contribution de Standard and Poor's à la perte
de l'exorbitance de l'Etat 10
B) La survivance de l'Etat : du gouvernement à la
gouvernance 12
SECTION 2. LA MISE EN CONCURRENCE, MOYEN DE DIFFUSION
DE LA RAISON NEOLIBERALE 14
PARAGRAPHE 1. L'EXTENSION DE LA MISE EN CONCURRENCE AUX DROITS
14
A) La mise en concurrence des droits, produit de
l'objectivisation de l'attractivité financière 14
B) La mise en concurrence des droits, facteur d'influence des
législations internes 17
PARAGRAPHE 2. L'EXTENSION DE LA MISE EN CONCURRENCE AUX ETATS
18
A) La mise en concurrence des Etats, produit de
l'objectivisation des relations internationales 19
B) La mise en concurrence des Etats, facteur d'acquisition du
pouvoir 20
CHAPITRE 2. STANDARD AND POOR'S : LA FUITE DU POLITIQUE
COMME
AXIOME DE FONCTIONNEMENT 23
SECTION 1. LE STATUT DE STANDARD AND POOR'S, FACTEUR
D'INDEPENDANCE VIS-A-VIS DU
POLITIQUE 23
PARAGRAPHE 1. DE PAR SA NATURE : UNE SOCIETE COMMERCIALE 23
A) L'indépendance de Standard and Poor's, facteur de
fuite du politique 23
B) La fuite du politique, facteur d'un désir
d'indépendance 26
PARAGRAPHE 2. DE PAR SA COMPOSITION : DES « EXPERTS
» 27
A) Un discours prétendument immunisé de la
politique 28
B) L'immunité politique et juridique de Standard and
Poor's 30
47
SECTION 2. L'ACTIVITE DE STANDARD AND POOR'S, UNE
REGULATION EN DEHORS DU POLITIQUE
31
PARAGRAPHE 1. LA TECHNIQUE DE NOTATION : EXEMPLE-TYPE
DE LA REGULATION NEOLIBERALE 31
A) L'absence de commandement, moyen de détournement de
la politique 31
B) L'anticipation du conflit, moyen de fuite de la politique
33
PARAGRAPHE 2. D'UNE AUTOREGULATION A UNE CO-REGULATION :
ILLUSTRATION PAR LE CODE DE
BONNE CONDUITE 35
A) L'élaboration d'un Code de bonne conduite par les
acteurs eux-mêmes : le rêve d'une
autorégulation 35
B) La reprise du Code par les entités publiques : la
marche vers un « Etat de droit économique »
36
CONCLUSION 39
ANNEXE 41
BIBLIOGRAPHIE 42
TABLE DES MATIERES 46
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