CHAPITRE II IMPACT ECONOMIQUE DU VIH/SIDA
Nous venons de voir que, au Rwanda comme partout ailleurs en
Afrique, l'expansion de l'épidémie du VIH/SIDA a des origines
économiques et sociales. Il y a un peu plus de 20 ans que l'on a
découvert le premier cas du VIH/SIDA au Rwanda ; et, depuis lors, la
maladie continue, à travers sa progression, à menacer et à
décimer une population déjà confrontée à
plusieurs autres problèmes qui se sont aggravés avec les
conséquences de la guerre du début des années 1990 et avec
le génocide de 1994. C'est dans ce contexte complexe que nous voulons
analyser et prévoir quelles contraintes l'épidémie du
VIH/SIDA vient poser à l'économie rwandaise dans son ensemble.
Notre démarche adopte la vision de Louis Joseph Lebret : « Nous
n'acceptons pas de séparer l'économique de l'humain, le
développement des civilisations où il s'inscrit. Ce qui compte
pour nous, c'est l'homme, chaque homme, chaque groupement d'hommes,
jusqu'à l'humanité tout entière.78
»
Nous nous proposons d'étudier la menace réelle
que constitue le VIH/SIDA pour le présent et l'avenir du Rwanda. En
effet, comme le constatait Koffi Annan, secrétaire général
de l'ONU, lors de la journée mondiale pour la lutte contre le SIDA, le
1er décembre 2001: « le sida n'est pas seulement
voleur de présent, il vole aussi l'avenir. » L'analyse, dans
ce chapitre, de l'impact économique du VIH/SIDA au Rwanda sera conduite
d'abord au niveau microéconomique, et puis ensuite au niveau
macroéconomique.
1. Au niveau microéconomique
La microéconomie est la partie de la théorie
économique qui s'occupe des comportements des individus, des groupes et
institutions, comme le sont, par exemple, les entreprises. Elle analyse leurs
comportements, leurs interactions ainsi que leurs décisions dans le
domaine de la production, de la consommation, de la fixation des prix et des
78 L.J LEBRET, Dynamique Concrète du
développement, Economie et Humanisme, Les Editions Ouvrière,
1961, p.28. Voir aussi PAUL VI, Populorum Progressio, Vatican , 26
mars 1967, n.14.
revenus79. « Les besoins de l'analyse -
notamment en ce qui concerne la prise de décision - conduisent toutefois
à envisager non pas des individus à proprement parler, mais des
entités, les ménages et les entreprises80.
» Ce sont ces deux unités de base que nous allons envisager
dans leur rapport avec l'épidémie du VIH/SIDA. Nous tenterons de
voir ce que l'épidémie implique pour les choix et les
décisions des ménages et des différents secteurs de
l'économie dans lesquels oeuvrent les entreprises en vue de la
production, distribution, échange et consommation des biens et services
pour la satisfaction des besoins de la population.
1.1 Les ménages
Les ménages constituent les cellules de base de
l'économie. Ils sont définis comme étant, en même
temps, des unités de production et de consommation formés par un
ou plusieurs individus81. Un ménage frappé par le
VIH/SIDA, notamment par la contamination d'au moins un de ses membres, se
retrouve rapidement confronté à une situation où ses
dépenses augmentent tandis que ses revenus diminuent. Les coûts
augmentent pour la prise en charge de la personne infectée. Les revenus
se font rares car il y a moins d'entrées provenant du travail du membre
infecté et, les épargnes, quand ils existent, sont soumises
à une forte réduction par la prise en charge du malade et les
dépenses ménagères ordinaires auxquelles le membre malade
ne peut plus contribuer.
Le ménage est davantage frappé lorsque le membre
infecté par le VIH constituait le principal « gagne pain », en
d'autres mots, lorsque ses revenus contribuaient en grande partie, si pas
totalement à la satisfaction des besoins de la famille. On assiste donc
à une situation où augmente la demande des biens et services, et
en particulier ceux de la personne malade, tandis que les ressources
déjà limitées diminuent avec la perte du revenu de la
personne « nourricière » devenue malade. On comprend alors que
les ménages, ayant un membre infecté, soient les premiers
à être directement touchés par l'épidémie du
VIH/SIDA.
79 Cf. Dictionnaire d'Économie et de
Sciences Sociales, sous la direction de C.-D. Echaudemaison, Nathan,
Paris, 1998, p. 281.
80 B.GUERRIEN, La théorie économique
néoclassique, tome 1 : Microéconomie, La Découverte,
Paris, 1999, p.11.
81 A.T. PRICE-SMITH, The Health of Nations,
The Massachussetts Insitute of Technology Press, Cambridge, 2002, p. 83.
Au Rwanda, où plus de la moitié de la population
vit en dessous du seuil de pauvreté, la situation des ménages
affectés par le VIH/SIDA se révèle encore plus
dramatique.
En milieu rural, qui abrite environ 85% de la population
rwandaise, les ménages sont non seulement confrontés aux
difficultés de la vie quotidienne comme le manque d'accès
à l'eau potable et aux infrastructures sociales de base, mais, en cas de
maladie d'un de leurs membres, ils doivent encore faire face aux coûts de
santé. Bien plus, comme le SIDA affaiblit progressivement la personne
infectée, il la rend, après un certain temps, inapte au travail.
Et, dans les zones rurales, il s'agit souvent du travail agricole intensif que
le malade ne peut plus, à moyen terme, soutenir. Ainsi, avec la
diminution graduelle de ses forces, la personne malade devient finalement
incapable de subvenir aux besoins de sa famille et de sa communauté.
Avec le déclenchement du SIDA, au contraire, c'est le ménage qui,
alors qu'elle est, par ce fait même, privé de revenus, doit aussi
consentir à des nouvelles dépenses pour soigner les infections
opportunistes de son membre malade. De la sorte, ces familles
déjà pauvres subissent deux formes de privation qui aggravent
leur pauvreté : la perte du travail du membre malade et la perte des
épargnes ou des ressources dont elles disposaient pour faire face aux
besoins domestiques ordinaires et qui augmentent avec la prise en charge de la
personne malade du SIDA.
Devant ces nouvelles contraintes dues à l'infection du
VIH/SIDA, les choix pour l'allocation des ressources dont dispose encore le
ménage se trouvent aussi limités, car il y a des besoins plus
urgents auxquels il faut satisfaire. Le coüt d'opportunité,
c'est-à-dire la quantité des biens et services auxquels il faut
renoncer pour obtenir un autre bien ou service82, devient
très élevé. Les ménages se trouvent, par exemple,
devant un dilemme : ou continuer à envoyer les enfants à
l'école ou les garder à la maison pour assurer le travail
agricole que la personne malade ne peut plus assurer ; ou encore renoncer
à travailler pour prendre soin du malade qui progressivement devient
totalement dépendant, en particulier dans la phase terminale de la
maladie.
Les coûts liés à la prise en charge de la
personne malade sont souvent très élevés, et, en cas de
décès, il faut y ajouter les frais des funérailles. A
cause de leur pauvreté, plusieurs ménages n'arrivent pas souvent
à faire face à ces dépenses et doivent ou vendre une
partie de leur patrimoine ou contracter des dettes qui seront dans la suite
très difficiles à
82 S.FISCHER, R. DORNBUSCH, R. SCHMALENSEE,
Economia, HOEPLI, Milano, 1992, p. 12.
rembourser. Une étude, menée par l'ONUSIDA au
niveau du Rwanda83, révèle cette situation dramatique
des ménages. Elle constate la difficulté, et même
l'impossibilité, pour la majorité des ménages ayant des
membres vivants avec le VIH/SIDA, de satisfaire leurs besoins de nourriture, de
logement, d'éducation et d'habillement84. Après avoir
relevé que les familles ayant des membres séropositifs en leur
sein sont confrontés à des sérieux défis quant
à leur bien-être, la même étude précise que,
en plus du poids des dépenses pour les médicaments et traitements
des infections liés au VIH/SIDA, plusieurs familles affrontent
difficilement la contrainte de la perte de revenu due aux jours de travail
perdus soit par le membre infecté soit par le membre de famille qui doit
prendre soin du malade (absentéisme).
Ce qui alourdit encore davantage le poids des dépenses
liées aux personnes vivant avec le VIH/SIDA dans les ménages,
c'est que ces dépenses sont supportées, pour la grande partie,
par des fonds privés, et donc, en général, par les
familles elles-mêmes. En effet, d'après l'étude de
l'ONUSIDA, plus de 90% des fonds alloués à la prise en charge des
personnes vivant avec le VIH, proviennent des sources privées. Cela veut
dire que la possibilité pour un ménage, qui a des membres
séropositifs en son sein, d'affronter les dépenses liées
à leur prise en charge, dépend souvent entièrement de ses
propres ressources. Or, en tenant compte de la pauvreté de plusieurs de
ces ménages, l'étude de l'ONUSIDA au Rwanda a
révélé que seulement 28% des ménages étaient
capables de faire face à ces coûts à partir de leurs
propres ressources, tandis que 72% ne pouvaient pas payer les soins de
santé par eux-mêmes. Ces derniers ménages se sont
résolus à chercher d'autres sources de financement dont
l'assistance financière, l'emprunt ou la vente du patrimoine
familial85.
L'on peut voir, par là, qu'il existe une grande
inégalité dans la possibilité de faire face aux
différents coüts qu'implique le VIH/SIDA pour une simple famille
rwandaise. L'étude de l'ONUSIDA, à laquelle nous continuons
à nous référer, estime les dépenses en soins de
santé par malade séropositif en moyenne à 63$US par an ;
elle indique que les résidants du milieu urbain dépensent plus
que ceux des zones rurales, que les hommes
83 UNAIDS, Paying for HIV/AIDS services. Lessons from
National Health Accounts and community-based health insurance in Rwanda
1998-1999, UNAIDS Best practice collection, Geneva, September 2001.
84 Ibid., p. 8.
85 Ibid., p. 7.
dépensent deux fois plus que les femmes et que ceux qui
vivent en milieu urbain visitent les centres de santé plus de 10 fois
que ceux qui habitent en milieu rural86. Cette
inégalité d'opportunité peut s'expliquer, probablement,
par le manque des ressources financières et par le peu d'infrastructures
sanitaires dont disposent les milieux ruraux. Ces dernières
considérations prouvent également que l'impact de
l'épidémie sur les familles est davantage plus lourd dans des
zones rurales et sur les femmes. Et pourtant, les zones rurales constituent, en
plus de leur importance en population, le grenier de l'économie
nationale qui repose essentiellement sur l'agriculture avec 41% du Produit
Intérieur Brut et environ 80 % du total des exportations87.
De leur côté, les femmes constituent plus de la moitié de
la population rwandaise et sont nombreuses à la tête des
ménages. Ce dernier phénomène est surtout la
conséquence du génocide de 1994, qui a laissé
plusieurs familles monoparentales, essentiellement dirigées par les
femmes et dont 60% sont sans revenus et sans soutien88.
Jusqu'ici, nous avons parlé de l'impact direct que le
SIDA a sur les ménages ayant au moins un membre infecté. Nous
allons maintenant considérer brièvement ses conséquences
indirectes mais réelles pour les ménages qui sont en relation
avec la famille d'une personne infectée. Les retombées du SIDA
s'étendent en effet au-delà du cercle familial directement
concerné par la maladie. Plusieurs familles sont indirectement
touchées. Il y a celles, par exemple, qui doivent prendre soin des
orphelins laissés par le malade décédé du SIDA,
aider dans les soins de santé et les frais des funérailles,
intervenir pour pallier au manque créé par la disparition du
travailleur malade du SIDA89. En particulier, la famille
élargie est souvent obligée de prendre en charge les orphelins
laissés par leurs parents décédés à cause du
SIDA. Souvent, ces familles élargies, outre le fait qu'elles sont
déjà pauvres, sont composées des personnes
âgées, parents de la personne défunte et qui,
elles-mêmes, dépendaient, pour vivre, de l'aide de leur fils ou
fille décédé. Ainsi, en dépit de ses ressources
limitées ou inexistantes, la famille élargie est
confrontée à son obligation d'assurer la survie des orphelins et
même de la veuve laissée par son
86 Ibid., p.6.
87 Cf. MINISTERE DES FINANCES ET DE LA PLANIFICATION
ECONOMIQUE, Le Rwanda en Chiffres, Edition 2001.
88 COMMISSION NATIONALE DE LUTTE CONTRE LE SIDA
(CNLS), Cadre stratégique national de lutte contre le SIDA
2002-2006, Présidence de la république Rwandaise, Kigali,
avril 2002, p. 51.
89 Cf. A.T. PRICE-SMITH, The Health of
Nations, The Massachussetts Insitute of Technology Press, Cambridge, 2002,
p. 83.
conjoint. La perte d'un membre de famille signifie aussi, pour
le ménage et la communauté, une perte en ressources humaines en
tant que le défunt représente une expérience non transmise
et un capital social perdu. Nous le verrons davantage au niveau des
différents secteurs de l'économie, en particulier au niveau de
l'agriculture.
Faisons le point à ce niveau. L'impact du VIH/SIDA sur
le ménage s'atteste particulièrement par la perte de revenus du
membre infecté qui entraîne une baisse de revenus de toute la
famille et qui rend ainsi plus limitées l'épargne et la
consommation de celle-ci. La présence d'un membre infecté par le
VIH/SIDA comporte des coüts élevés pour le ménage qui
dispose souvent des ressources déjà très limitées
et qui se voit parfois contraint à vendre son patrimoine ou à
contracter des dettes. Les coüts se font d'ailleurs plus
élevés avec la progression de l'infection car, très vite,
la personne infectée devient totalement dépendante des autres
membres de la famille, qui doivent affronter un coût d'opportunité
élevé pour faire face aux différents besoins de la
personne malade et, en cas de décès, aux dépenses des
funérailles. Les autres ménages sont aussi affectés de
manière indirecte, car ils doivent prendre en charge les orphelins ou la
veuve, ou encore les dépenses liées à la perte du membre
de la communauté infectée par le VIH/SIDA. A un niveau micro, ces
coûts sont souvent énormes pour des familles déjà
très pauvres et souvent monoparentales. La croissance de la
pandémie de VIH/SIDA dans les milieux ruraux laisse entrevoir que, si
rien n'est fait, l'impact au niveau des ménages pourrait être
encore plus catastrophique en s'étendant au niveau
macroéconomique, qui est l'agrégation de la production de ces
agents de base de l'économie que sont les ménages.
|
|