2) La place des émotions.
« La femme dans le film noir est associé à
la ville. Si l'ambition sociale de l'homme s'épanouit dans la
cité, son désir sexuel rencontre la séductrice, fantasme
misogyne où le mâle projette ses peurs ses instincts agressifs.
(...) L'homme est faible et la femme peut se révéler forte,
résistante et prête à tout. (...) Mais il y a surtout les
prédatrices, ces mantes religieuses qui attirent irrésistiblement
l'homme car, dans l'univers du film noir, l'expression de la sexualité
est incompatible avec l'institution du mariage. »93
Comme il a été vu précédemment, le
Code Hays impose un caractère « correct » aux
films de cette période, ce qui produit un effet non
négligeable sur les personnages des films noirs :
« Ainsi, à force de vouloir effacer par tous les
moyens la nécessité du sexe, Hollywood en arrive à un tel
stade de refoulement que ses personnages peuvent se pervertir de manière
tantôt amusante, tantôt étrange, voire parfois criminelle.
»94
Michel Cieutat se pose d'ailleurs la question :
« Une telle occultation de l'amour physique
soulève un double problème. D'une part, la sexualité
gêne et l'amour doit demeurer pur. De l'autre, la famille est
sacro-sainte et l'enfant est roi. Comment alors passer des sentiments les plus
innocents à la procréation sans choquer les auto-censeurs
d'Hollywood et le public américain ? En d'autres termes, comment
concilier l'amour et la vie familiale sans passer par l'accouplement ?
»95
Seulement, qui dit tabou et interdit, dit aussi curiosité
et intérêt.
Le public américain de l'époque, et sans doute
le public masculin en particulier, est attiré par cette vision, cette
représentation du sexe.
« Nous voyons se manifester ici ce que nous appellerons
l'effet cumulatif : la reprise d'un personnage, d'un sujet, d'une situation,
loin de fatiguer les spectateurs, produit chez eux un phénomène
d'accoutumance. »96
93 Michel Ciment, Le crime à
l'écran, Une histoire de l'Amérique, op. Cit, pp. 89-90.
94 Michel Cieutat, Les grands thèmes du
cinéma américain, Tome 2 : Ambivalence et croyances, op.
Cit, p. 109.
95 Ibid, p. 104.
96 Pierre Solin, Sociologie du cinema, ouverture
pour l'histoire de demain, Paris, Edition Aubier Montaigne, 1977, 317 p,
p. 125.
Selon Raymond Borde et Etienne Chaumeton,
« La clientele américaine semble fort sensible
à l'érotisme du « thriller ». En fait il s'agit le plus
souvent d'un érotisme voilé - ou d'un érotisme du voile,
si l'on préfère - bien assorti à l'ambiguïté
« noire ». Mais ici les sous-entendus tiennent au puritanisme du Code
Hays, dont la rigueur pose aux hommes d'Hollywood de véritables
cases-têtes. Dans le film noir, on s'efforce de créer une
atmosphere de sexualité latente, floue et polymorphe, que chacun pourra,
un peu comme dans les tests projectifs, peupler de ses désirs et «
structurer » à sa guise. Un amateur français - car la
formule a aussi ses connaisseurs hors d'Amérique - écrivait
à ce propos : « Il y a une science de la dissimulation de la chair
et des retombées des plis d'une robe, plus évocatrice que les
plus troublants déshabillés » ; c'est là le «
suprême raffinement de l'érotisme qui ne dit pas son nom ... (car
il) se désincarne totalement pour se réduire aux lignes savamment
calculées de toilettes qui tirent toute leur impudicité de leur
rigueur et de leur discrétion ». 97
Noël Simsolo voit l'apparition de la sexualité par
:
« L'invasion du nouveau naturalisme inaugure aussi une
insistance sur le charnel. Le corps féminin devient la matière
essentielle des films du « cycle noir ». La sexualité y est
désignée comme dynamique essentielle des comportements, mais elle
ne peut pas être montrée avec sophistication ou glamour. Pour
s'imposer dans la part réaliste de cette mouvance, il faut que la femme
sensuelle paraisse accessible à chacun. »98
La femme est synonyme de plaisir sexuel pour l'homme.
« Pour bien des amateurs, il n'y a pas de film noir sans
femme fatale. La silhouette d'une superbe créature était depuis
toujours une des constantes de la publicité cinématographique,
mais, avec le film policier, c'est une créature sombre et dangereuse qui
se manifesta pour la première fois. La femme de mauvaise vie occupa la
première place pour mieux tenter le héros en péril. Pour
quelques plaisirs charnels, les hommes étaient prêts à
risquer jusqu'à leur vie. Les affichistes du monde entier
s'empressèrent de relever le défi et de rendre le
côté provoquant de cette nouvelle image de la sexualité
féminine. Les affiches montrèrent des femmes pleinement
conscience de leur pouvoir envoûtant. Leurs yeux insolents regardaient
97 Pierre Duvillars, L'érotisme au
cinéma, p. 67, in Raymond Borde, Etienne Chaumeton, Panorama du film
noir américain (1941-1953), op. Cit p. 183.
98 Noël Simsolo, Le Film Noir, Vrais et faux
cauchemars, op. Cit p. 232.
droit devant, vers le spectateur, ou se baissaient sur l'individu
trop crédule qu'elles avaient pris dans leur toile. »99
Cependant, pour Nöel Simsolo, certains films comme
Niagara ne sont plus des films noirs, tellement ils poussent au
paroxysme l'impact et la représentation sexuelle de la femme :
« Pendant les années cinquante, les studios
inventent de nouveaux sex-symbols et les expérimentent dans le film
noir. Ainsi, Marilyn Monroe (...) devient une star avec Niagara
(1953) d'Henry Hathaway.
Ce thriller utilise des themes et des effets de style typiques
du film noir. (...) Cela donne un film où la surprise ne vient ni des
méandres du récit ni de la mise en scène, mais de la
beauté des paysages (souvent en transparence) et du relief
intéressant des corps féminins. Car deux formes d'érotisme
s'y rencontrent au fil d'un scénario affligeant basé sur
l'adultère, le crime passionnel, la vengeance et le parallèle
entre un couple sain et un couple névrotique. La beauté et le
talent de Jean Peters, comme le jeu sobre de Joseph Cotten effacent en partie
les défauts d'un film manufacturé au millimetre. Quant à
Marilyn Monroe, elle y est utilisée en objet érotique à la
limite du kitsch et ce rôle de composition l'installe dans des postures
qui feront sa gloire pour le meilleur (Hawks, Wilder, Preminger) et, souvent,
pour le pire. Le problème est que la mise en scène de cette bombe
sexuelle fausse l'ingrédient du film noir, puisque le couple
Monroe/Cotten en est aussi improbable que l'est celui de Jean Peters et son
benêt de mari.
Niagara illustre parfaitement l'incompatibilité
entre le naturalisme noir et le prototype ravageur du sex-symbol. »100
Les femmes criminelles font songer aux sirènes d'Ulysse,
dont l'attraction était si forte qu'elles faisaient oublier un instant
leur dangerosité.
Le champ lexical pour définir les femmes criminelles
est assez impressionnant : fascinantes, irrésistibles,
exécrables, attirantes et repoussantes à la fois,
mystérieuses, irréelles, vénales, vamps, manipulatrices,
provocantes, ~
Les hommes (qu'ils soient spectateurs, réalisateurs,
acteurs) sont partagés entre attraction et répulsion,
désir et angoisse, admiration et jalousie.
Les femmes apparaissent comme des tentatrices toujours plus
persuasives. Mais n'est-ce pas parce que les hommes se sentent faibles et
incapables de résister ?
Ils ont le sentiment qu'elles se rendent irrésistibles
par des artifices mystérieux, et purement féminin (des toilettes
toujours parfaites, classiques ou affriolantes ; des morceaux de peau à
peine visibles ou au contraire presque offerts ; des façons de regarder
ou justement de détourner le regard ; l'apitoiement et la façon
de se rendre désirable, la suggestion d'un besoin de protection, ou bien
d'être sauvée.), alors que ce sont eux qui au final se
précipitent la tête la premiere dans les pièges qu'elles
leur tendent.
Par exemple, dans Un si doux visage, Robert Mitchum,
même s'il aime une autre femme, est tellement subjugué par la
beauté de Joan Simmons qu'il y trouvera la mort. Raymond Borde et
Etienne Chaumeton en parlant de ce film :
« Petit ange têtu et pervers, aux yeux
obstinément ouverts sur son secret, Jean Simmons semble
échappée de quelque toile de Leonor Fini. Robert Mitchum a fort
bien traduit le masochisme clairvoyant de l'homme fort et blasé. Il met
beaucoup d'inconsciente bonne volonté à mourir avec son amante,
à jamais attiré par « ce pouvoir de vie ou de mort dont
dispose un visage ».101
Ils rajoutent également :
« Dans sa façon de jouer avec la censure
officielle, cet érotisme rappelle l'élaboration du rêve
selon Freud : au lieu de monter les réalités interdites, on
introduit des éléments neutres en apparence, mais qui les
évoqueront, par association ou symbolisme. Ainsi la danse est une
transposition immémoriale de l'acte sexuel lui-même ; mais le
« thriller » a su quelque fois employer avec finesse cette
allégorie usée. (...) les ornements délirants dont Ona
Munson (Mother Gin Sling) pare sa chevelure dans Shanghai ; le
bracelet à la cheville de Barbara Stanwyck dans Assurance sur la
mort. Les épisodes sado-masochistes, bien accordés au sujet
même du film noir, se prêtaient particulièrement à
cette technique d'allusion. Dans l'association plaisir-violence, l'exhibition
du deuxième terme vaudra parfois comme substitut du premier, dont
quelques détails sous-entendront la présence.
»102
Dans La dame de Shanghai, Orson Welles explique des le
début du film qu'il aurait düse méfier, mais
qu'il n'a pas pu résister. « L'amour rend idiot » dit-il.
Noël Simsolo explique à propos de La dame de
Shanghai :
« (...) Welles construit une machine qui s'affole sans
cesse autour d'une histoire compliquée de faux meurtres et de vrais
cadavres. Décolorée en blonde oxygénée, Rita
Hayworth règne en
101 Raymond Borde, Etienne Chaumeton, Panorama du film noir
américain (1941-1953), op. Cit p. 133.
102 Ibidem.
reine des abeilles dans cette ruche cacophonique où
chacun transpire, ment, gesticule comme une marionnette du théâtre
italien ou se déplace à la façon des reptiles, des
sauriens ou des poissons prédateurs.
Virtuose, visionnaire et elliptique, Welles déconstruit
la narration et ne traite en fait que la destruction de l'icône sexuelle
Rita Hayworth avec laquelle il est marié dans la vie, mais en instance
de divorce.
Il brise donc les miroirs qui la reflètent à
l'infini dans une scene devenue mythique et mettant à bas sa
légende. La réalité de cet holocauste survient dans
l'autodafé d'artifices de la séquence des glaces qui
écrase la panoplie du film noir pour lui redonner une existence
fantasmatique. Rita Hayworth est donc sublimée, puis massacrée
dans cette oeuvre à l'extravagante modernité. »103
« L'inspiration masochiste a été sans doute
à l'origine du theme de la criminelle blonde (Lana Turner, Peggy
Cummins, Barbara Stanwyck) et de la Femme-Vampire (Lauren Bacall). Parfois on
devine des situations sexuelles anormales, ou à la limite de l'anomalie.
»104
103 Noël Simsolo, Le Film Noir, Vrais et faux
cauchemars, op. Cit p. 268.
104 Raymond Borde, Etienne Chaumeton, Panorama du film noir
américain (1941-1953), op. Cit p. 183.
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