CHAPITRE V : ESSAI D'EXPLICATION DE LA DEPERDITION DES
SOINS PRENATALS AU TCHAD.
L'objet du présent chapitre est d'identifier, dans une
approche multivariée, les facteurs associés à la
déperdition des soins prénatals au Tchad. Pour ce faire, nous
avons utilisé les modèles pas à pas de la
régression logistique ordonnée dont les fondements ont
été succinctement présentés au chapitre III. Les
coefficients j fournis par le modèle de régression logistique
ordonnée (« Ologit ») ont été
transformés en rapports de chances (« odds
ratio ») dans le souci de faciliter l'interprétation des
résultats. Nous rappelons à nouveau que dans la présente,
la déperdition des soins est saisie indirectement à travers le
nombre de visites. Au total, nous avons élaboré cinq
modèles de régression à pas croissant correspondant aux
cinq dimensions de notre cadre analytique :
@ Le modèle 1 (M1): les variables
contextuelles (région de résidence et la résidence) ont
été considérée comme les variables de base.
@ Le modèle 2 (M2): ce
modèle a pris en compte les variables contextuelles plus les variables
liées à l'environnement culturel à savoir l'ethnie, le
milieu de socialisation et la religion.
@ Le modèle 3 (M3) : il a
intégré toutes les variables du modèle
précédent et le niveau de vie.
@ Le modèle 4 (M4) : il a pris en
compte les variables contextuelles, celles liées à
l'environnement culturel, aux caractéristiques du ménage ainsi
que les variables liées aux caractéristiques individuelles de la
femme (âge, parité atteinte, opportunité de la grossesse,
le niveau d'instruction).
@ Le modèle 5 (M5) : en plus de
toutes les variables dans le modèle 4 ont été introduites
les variables liées aux caractéristiques du système de
santé, la distance par rapport au centre SMI et la qualité des
services. C'est le modèle saturé.
V.1 EFFETS NETS DES VARIABLES
EXPLICATIVES
V.1.1 LES FACTEURS LIES
À LA DEMANDE
V.1.1.1 LE MILIEU DE RESIDENCE
Le milieu de résidence n'influence significativement la
déperdition des soins prénatals que lorsque les CPN
débutent dans le premier trimestre. En effet, la propension à ne
pas continuer les CPN est plus élevée en milieu rural qu'en
milieu urbain (43% moins de risques). Ces différences s'expliqueraient
par les inégalités d'offre sanitaire entre les milieux rural et
urbain (« biais urbain »). En revanche, lorsque les CPN
débutent au-delà du premier trimestre, le milieu de
résidence n'a pas un impact significatif sur la déperdition des
soins prénatals. On constate que les facteurs liés à
l'offre (accessibilité géographique et qualité)
médiatisent totalement les effets du milieu de résidence sur la
déperdition des soins prénatals. En d'autres termes, la
déperdition différentielle observée au niveau
bivarié entre les femmes qui commencent les CPN au-delà du
premier trimestre s'explique plutôt par l'accessibilité
géographique et la qualité des services.
Ainsi, l'hypothèse selon laquelle les femmes
résidant en milieu rural ont une déperdition plus importante des
soins prénatals, comparées aux femmes résidant en milieu
urbain, est partiellement confirmée.
V.1.1.2 LE MILIEU DE SOCIALISATION
Quelle que soit la durée de la grossesse à la
CPN1, le milieu de socialisation ne discrimine pas significativement les femmes
en matière de déperdition des soins pendant la grossesse.
Qu'elles soient socialisées en milieu rural, dans les petites villes ou
dans les grandes villes, les femmes courent presque un même risque
d'observer une déperdition. Les effets du milieu de socialisation sur la
déperdition sont entièrement médiatisés par les
caractéristiques individuelles de la femme, du ménage et celles
du système de santé.
Au vu ces résultats, l'hypothèse selon
laquelle les femmes socialisées en milieu rural ont une
déperdition plus importante des soins prénatals comparées
aux femmes socialisées en milieu urbain n'est pas
confirmée.
V.1.1.3 LA RELIGION
Au niveau net, on constate que l'appartenance religieuse
n'influence plus significativement la déperdition des soins
prénatals lorsque les CPN commencent dans le premier trimestre. La
relation observée au niveau bivarié accordant un fort risque de
déperdition aux chrétiennes par rapport aux musulmanes
s'avère fallacieuse. Autant que les chrétiennes, les musulmanes,
athées ou adeptes de religions traditionnelles courent presque un risque
similaire d'observer une déperdition.
En revanche, lorsque les CPN commencent au-delà du
premier trimestre, l'affiliation religieuse influence significativement la
déperdition des soins prénatals. De prime abord, on s'attendrait
à ce que les chrétiennes aient une déperdition nettement
faible par rapport aux musulmanes, athées ou adeptes de religions
traditionnelles. Les résultats de cette étude montrent le
contraire. En effet, les femmes athées ou adeptes de religions
traditionnelles ont 52% moins de risque d'observer une déperdition alors
que les musulmanes ont à peu près une même propension
à la déperdition que les chrétiennes. Cette situation
pourrait s'expliquer par le fait que les femmes athées ou adeptes de
religions traditionnelles au Tchad sont beaucoup plus soumises à
l'emprise des pesanteurs culturelles qui les interdisent de déclarer la
grossesse dans les 3 premiers mois afin de protéger le foetus contre les
attaques sorcières et les paroles maléfiques. Une fois cette
période dépassée, elles sont relativement
débarrassées de certaines contraintes traditionnelles
(liées à la déclaration de la grossesse) et lorsqu'elles
s'engagent dans un système de santé, elles deviennent plus
assidues.
Au vu de ces résultats, l'hypothèse selon
laquelle comparées aux femmes chrétiennes, les femmes musulmanes,
athées et adeptes de religions traditionnelles sont plus sujettes
à la déperdition des soins prénatals n'est donc pas
confirmée.
V.1.1.4 LE NIVEAU DE VIE DU MENAGE
La déperdition des soins prénatals diminue
significativement à mesure que le niveau de vie du ménage
augmente. La pauvreté des ménages constitue ainsi une
véritable barrière à la continuité des soins quel
que soit le début des CPN. Lorsque la CPN1 débute dans le premier
trimestre, comparées à leurs congénères issues des
ménages de niveau de vie faible, les femmes des ménages de niveau
de vie élevé et celles de niveau moyen ont respectivement 48% et
30% moins de risques d'observer une déperdition. Les différences
de risques de déperdition entre les niveaux de vie faible et
élevé sont de 1 à 0,3 lorsque les CPN commencent
au-delà premier trimestre. Autrement dit, les femmes des ménages
de niveau de vie faible sont plus enclines à rompre le contact avec le
système des soins pour des raisons financières. C'est ainsi que
lors d'une enquête qualitative, une femme déclarait :
«chaque fois, il faut payer 100 francs par là. Si on multiplie
ces 100 francs par le nombre de fois qu'on va l'hôpital, on ne peut pas
trouver les sommes nécessaires» (Wyss et Nandjingar, 1995).
Ainsi, la pauvreté constitue sans doute un obstacle à la
continuité des soins au Tchad.
L'hypothèse selon laquelle la déperdition
des soins prénatals diminue à mesure que le niveau de vie
augmente est vérifiée.
V.1.1.5 L'AGE
L'âge n'influence significativement la
déperdition des soins prénatals que lorsque les CPN commencent
au-delà du premier trimestre. L'âge agit sur la déperdition
de manière additive avec d'autres variables. En effet, nous constatons
que les femmes jeunes (OR= 1,31) et celles ayant un âge avancé
(OR= 1,39) ont une forte propension à la déperdition par rapport
aux femmes adultes. Nous observons que la relation entre l'âge et la
déperdition des soins prénatals tend à prendre la forme
d'un « U ». C'est dire que la déperdition est plus
élevée aux âges jeunes, décroît aux âges
adultes, puis se relève aux âges avancés chez les femmes
tchadiennes. Une relation similaire a été observée par
certains chercheurs intéressés par la santé maternelle et
infantile (Le Grand et Mbacké, 1993 ; Zoungrana, 1993 ;
Beninguisse, 2001).
Ainsi, l'hypothèse selon laquelle la
déperdition des soins prénatals augmente avec l'âge n'est
pas confirmée.
V.1.1.6 LA PARITE ATTEINTE
On s'attendrait à ce que la multiparité soit
fortement associée à la déperdition car les femmes
multipares ont tendance à faire passer la santé et le
bien-être de leur famille, particulièrement ceux des enfants,
avant leur propre santé et, en conséquence, n'ont pas recours
à l'aide médicale pour elles-mêmes. Ce n'est
véritablement pas le cas dans le contexte tchadien. Ceci pourrait
s'expliquer la mauvaise déclaration des naissances vivantes des cinq
dernières années pendant l'enquête pour des raisons
diverses : omissions, perceptions culturelles, etc.
L'hypothèse selon laquelle la déperdition
des soins prénatals augmente avec la parité n'est donc pas
vérifiée.
V.1.1.7 L'OPPORTUNITE DE LA
GROSSESSE
L'opportunité de la grossesse influence
significativement la déperdition des soins prénatals quel que
soit le début des CPN. Cette influence est de nature variable selon
l'âge de la grossesse à la CPN1. En effet, lorsque les CPN
commencent dans le premier trimestre, comparées aux gestantes dont la
grossesse a été souhaitée, celles dont la grossesse n'a
pas été souhaitée courent près de 2 fois plus de
risques d'observer une déperdition. En revanche, lorsque les CPN
commencent au-delà du premier trimestre, l'inopportunité de la
grossesse est plutôt associée à une bonne continuité
des soins prénatals. En effet, on constate que les femmes dont la
grossesse n'a pas été souhaitée lorsqu'elles commencent
les CPN au-delà du premier trimestre s'adonnent beaucoup plus aux CPN.
Elles ont 46% moins de risques de sortir du système des soins
comparées à leurs congénères dont la grossesse a
été souhaitée. Ce résultat apparaît peu
surprenant. Cette situation pourrait s'expliquer par le fait que les femmes
dont la grossesse n'a pas été souhaitée prennent beaucoup
de temps pour accepter une grossesse non planifiée. En
général, ces femmes commencent les CPN tardivement
(au-delà du premier trimestre). Et, dès qu'une grossesse non
souhaitée est acceptée, malgré le retard du début
des CPN, les femmes ont tendance à mieux observer une continuité
des soins prénatals. Par ailleurs, il convient de signaler que dans un
contexte où la fécondité est relativement
élevée et encouragée comme c'est le cas au Tchad, on finit
toujours par accepter une grossesse non souhaitée malgré le temps
cela prend. Car après tout « une grossesse, c'est toujours une
grossesse ».
Notre hypothèse selon laquelle la propension
à la déperdition des soins prénatals est plus
élevée chez les femmes dont la grossesse n'a pas
été opportune que chez celles dont la grossesse a
été opportune est partiellement confirmée.
V.1.1.8 LE NIVEAU D'INSTRUCTION
Le niveau d'instruction constitue un facteur discriminant
vis-à-vis de la déperdition des soins prénatals lorsque
les CPN débutent dans le premier trimestre. En effet, comparées
aux femmes sans niveau, les femmes du primaire et celles du secondaire ou plus
ont respectivement 34% et 37% moins de risques d'observer une
déperdition que leurs homologues sans niveau. Autrement dit, lorsqu'une
gestante atteint le niveau primaire, autant qu'une gestante du secondaire ou
plus, elle a une faible propension d'observer une déperdition. Ceci
montre bien la nécessité d'assurer l'éducation à
tous (surtout l'éducation de base).
En revanche, lorsque les CPN commencent au-delà du
premier trimestre, les différences de risques de déperdition
entre les femmes ne sont pas statistiquement significatives selon le niveau
d'instruction. En d'autres termes, qu'elles soient instruites ou non lorsque
les CPN débutent au-delà du premier trimestre, toutes les femmes
ont presque une même propension à la déperdition.
Notre hypothèse selon laquelle la
déperdition des soins prénatals diminue à mesure que le
niveau d'instruction augmente est partiellement vérifiée.
V.1.1.9 LA REGION DE RESIDENCE ET
L'ETHNIE
Toutes choses égales par ailleurs, la propension
à la déperdition des soins prénatals varie peu selon la
région de résidence. Les différences régionales
s'expliqueraient en partie par les facteurs liés à l'offre
(disponibilité, accessibilité géographique et
qualité des services). En effet, la région de la Tandjilé
a 67% moins de risques d'observer une déperdition par rapport à
la région de N'djaména quel que soit le début des CPN. Cet
avantage s'expliquerait par le fait que la Tandjilé est l'une des
régions du Tchad qui regorge plus de femmes alphabétisées.
La présence des missionnaires catholiques depuis l'ère coloniale
a contribué à encourager la scolarisation de jeunes dans cette
région méridionale du pays. La Tandjilé est aussi la
région où l'offre sanitaire est la plus disponible.
En présence des autres variables, l'appartenance
ethnique influence la déperdition des soins prénatals quel que
soit le début des CPN. Toutefois, il convient de signaler qu'en
présence des variables liées aux caractéristiques
individuelles, l'ethnie perd totalement sa significativité. Ce qui
signifie que les caractéristiques individuelles médiatisent les
effets de l'appartenance ethnique sur la déperdition
(modèle 4). En effet, les femmes fitri-batha et leurs
congénères hadjaraï-iro ont 2 fois plus de risques
d'observer une déperdition des soins comparativement aux femmes sara.
Lorsque les CPN commencent au-delà du premier trimestre, la propension
des femmes fitri-batha s'élève à 3,5 fois plus que celle
des Sara. Ces différences pourraient s'expliquer par les pesanteurs
culturelles (coutumes et préférences) qui pèsent plus sur
les femmes fitri-batha et hadjaraï-iro par rapport aux femmes appartenant
à d'autres groupes ethniques.
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