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Le declin du mythe imperial: proces du colonialisme et de l'apartheid dans Au coeur des tenebres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de fer (1992) de John Maxwell Coetzee

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par Amadou Hame NIANG
Université Cheikh Anta Diop de DAKAR - Maitrise 2007
  

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Chapitre III : Les conséquences du déclin de l'empire colonial

Dans la tradition littéraire et humaniste qu'explorent Joseph Conrad et John Maxwell Coetzee, le déclin de l'empire colonial est vécu sous la forme d'un avenir terrifiant dans la conscience des Européens et des Africains. La relation de supériorité finit par créer des liens subtils chez les uns et les autres. Aussi les Occidentaux sont semble-t-il envoûtés par l'Afrique, malgré l'hostilité du milieu. Du côté des Africains, naît une impulsion vive de précipiter le déclin de l'empire qu'ils ont découvert vulnérable.

3.1 : Chez les Européens

Au Coeur des ténèbres et L'Age de fer dénoncent la crise de conscience qui agite le monde devant l'horreur de la colonisation. Si en Europe, la critique s'élève contre l'absurdité de la présence Occidentale en Afrique, l'Anglo-polonais et le Sud-africain ont eu le mérite d'illustrer le calvaire des Européens dans ces terres d'exil. Toutefois, dans ce tumulte créé par la découverte de la condition de vie des Noirs, la voix de Pierre Loti s'élève pour prévenir l'opinion publique européenne :

« Oh ! Vous qui vivez de la vie régulière de la famille, assis chaque jour au foyer, ne jugez jamais les marins, les spahis, ceux que leur destinée a jetés, avec des natures ardentes, dans des conditions d'existence anormales, sur la grande mer ou dans les lointains pays du soleil, au milieu de privations inouïes, de convoitises, d'influences que vous ignorez. Ne jugez pas ces exilés ou ces errants, dont les souffrances, les joies, les impressions tourmentées vous sont inconnues. 115(*)».

Dans les deux récits, les personnages vivent une situation d'étrangeté spatiale, entraînant une rupture des canaux de la civilisation. Cependant, les héros ont su s'élever au dessus de la corruption morale dans ces contrées. Marlow a remporté une victoire sur les « ténèbres », en restant fidèle à la Civilisation, allant même jusqu'à défendre Kurtz : « Je ne trahis pas M.Kurtz_ il était écrit que je ne le trahirais jamais_ que je resterais loyal au cauchemar de mon choix. »(C.t.181). Mais le Directeur et la bande de pèlerins sont comme mus par l'urgence d'amasser encore plus d'ivoire : 

« M.Kurtz a fait plus de mal que de bien à la compagnie. Il n'a pas vu que le temps n'était pas venu d'une action brusquée.(...) Le district nous est fermé pour un temps. Déplorable ! Dans l'ensemble, le trafic souffrira. Je ne nie pas qu'il y ait une remarquable quantité d'ivoire_ surtout fossile. Il faut le sauver, en tout cas_ mais voyez comme la position est précaire. » (C.t.177).

Quant à Elizabeth Curren, si elle ne s'est pas fourvoyée dans le déshonneur, c'est parce qu'elle a tenu à conserver les valeurs de la courtoisie et de la distinction intellectuelle. Tout le contraire des autres Afrikaners du récit, qui à l'image des compagnons de Marlow, ont senti l'imminence de la chute de l'empire. Aussi se sont-ils empressés de piller le pays avant de s'exiler :

« Le général G., le ministre M., dans leur domaine du Paraguay, se font griller des steaks au barbecue sous un ciel austral, boivent de la bière avec leurs compères, chantent les chansons du vieux pays, (...) les Afrikaners du Paraguay rejoignent dans une morne diaspora les Afrikaners du Patagonie : rougeauds, pansus, ils ont de grosses femmes, des collections d'armes à feu aux murs de leur salon, des coffres-forts à Rosario, et le dimanche après-midi ils vont en visite ou reçoivent les fils et les filles de Barbie d'Eichmann ; hommes de main, malfrats, bourreaux, assassins_ quelle compagnie ! »(A.f146).

Dans ces passages, on ressent le dilemme que vivent Marlow et Elizabeth Curren, victimes de leur origine européenne. La folie qu'ils dénoncent crée en eux un sentiment de culpabilité. En effet, les deux héros, imbus des principes de la culture Occidentale, ne conçoivent pas qu'un Blanc cède à la démence, même dans des situations extrêmes. L'héroïne de L'Age de fer s'indigne de cette attitude, de sorte que la lettre adressée à sa fille finisse par être un labyrinthe : 

« Mais, à chaque journée que j'y ajoute, cette lettre semble de plus en plus abstraite, de plus en plus détachée, le genre de lettre qu'on écrit des étoiles, du vide le plus lointain, désincarnée, cristalline, exsangue.(...) J'ai déjà parlé du sang, je le sais. J'ai déjà parlé du sang, je le sais. J'ai déjà parlé de tout, je me suis vidé de mes mots, je suis saignée à blanc, et pourtant je continue. » (A.f.156).

Avec Marlow, le voyage connote l'initiation. Il est vrai qu'il a survécu au « monde sauvage », mais il n'est pourtant pas sorti indemne du « coeur des ténèbres ». La brousse qui a eu raison des nerfs de Kurtz lui a laissé un traumatisme jusqu'après son retour en Europe : 

« Je me retrouvais dans la cité sépulcrale, j'en voulais à ces gens que je voyais courir par les rues pour se chiper quelques sous les uns aux autres, pour dévorer leur infâme cuisine, pour avaler leur mauvaise bière, pour rêver leurs rêves insignifiants et stupides. Ils empiétaient sur mes pensées.(...) Je n'avais pas spécialement le désir de les éclairer, mais j'avais quelque peine à me retenir de leur rire à la figure, pleins comme ils étaient de stupide importance. Il se peut que je ne me sois pas porté très bien en ce temps-là. (...) Ce n'était pas mes forces qu'il fallait me rendre, c'était mon imagination qu'il fallait apaiser. » (C.t.192).

Les autres personnages des récits de Conrad et de Coetzee ne s'extirperont pas du piège de l'Afrique. Pierre Loti, André Gide et par la suite Georges Simenon vont montrer à travers différentes subtilités narratives, l'Européen empêtré dans les sortilèges malfaisants de l'Afrique. Malgré l'hostilité du milieu, le Blanc n'appréhende pas l'idée d'un retour à la patrie. Le héros du Roman d'un spahi se révoltait souvent contre lui-même. Sa fierté est remise en cause pour ses liens avec une fille noire. La honte de sa déchéance le tourmente, mais chaque fois que lui venait l'idée de rentrer, Loti semble avertir : « Il ne savait pas, Jean, quelles déceptions attendent quelquefois les jeunes hommes, marins, soldats, spahis,_ quand ils rentrent à ce village tant rêvé, qu'ils ont quitté encore enfants, et que, de loin, ils voyaient à travers des prismes enchantés.116(*) ». Jean-Peyral se laissait alors dominer sans résistance par sa maîtresse Fatou-Gaye. Mais les pratiques mystiques auxquelles se livrait la fille noire, justifient-elles le renoncement de Jean-Peyral à rentrer au bercail ? On se souvient que dans Au Coeur des ténèbres, Marlow s'interrogeait pareillement à propos du retour de Kurtz vers la sauvagerie :

« C'était une vision distincte : la pirogue, quatre pagailleurs sauvages et le Blanc solitaire tournant brusquement le dos au quartier général, à la relève, à l'idée du pays natal_ peut-être ; se tournant vers les profondeurs de la brousse, vers son poste vide et désert. Je ne savais pas la raison. Peut-être était-ce tout simplement un type sérieux qui était attaché à son travail, sans plus. » (C.t.129-130).

Cependant, l'un et l'autre, en sus de l'effet « magique » de la brousse, sont habités par le désir boulimique de gloire. Ce qui justifie le prolongement de l'exil. Seulement avec Simenon, la mise en scène de l'Européen de retour dans sa patrie, montre, par exemple, ce qu'aurait pu être Kurtz en Angleterre. L'écrivain belge décrit dans « L'Heure du nègre » des colons, las de leur existence en Afrique, mais qui étouffent dès leur retour à la métropole. En effet, ils se sentent inadaptés dans les carcans de la civilisation : « L'Afrique ? Quand on y est, on sue, on geint, on se traîne, on finit par haïr tout le monde et soi-même. On jure de ne pas y revenir, et voilà qu'une fois en France on en a la nostalgie.117(*) ».

Les terres éloignées de l'ailleurs recèlent un mystère insondable qui échappe aux Occidentaux. Marlow n'exprime pas seulement la puissance d'envoûtement de la sauvagerie sur les Blancs, mais surtout l'assujettissement de ceux-ci par un monde qu'ils croyaient assujettir : 

« Parfois nous tombions sur un poste proche de la berge, accroché aux basques de l'inconnu, et les Blancs, accourant d'une masure croulante, avec de grands gestes de joie, de surprise, de bienvenue, semblaient tout étranges, ayant l'air d'être tenus là captifs par un enchantement. »(C.t.134).

L'ironie conradienne, dans ce passage, peut nous amener à nous interroger sur l'avenir des Européens au terme de leur « mission » en Afrique. On a évoqué le déracinement avec Georges Simenon. Quant à André Gide, il semble préconiser une plus grande compréhension à l'endroit des indigènes et un révisionnisme de la vision européenne de la nature africaine : 

« Ici la forêt vous enveloppe et se fait plus charmante encore ; l'eau la pénètre de toutes parts, et la route sur pilotis est constamment coupée de petits ponts de bois. Quelques fleurs enfin : des balsamines mauves et d'autres fleurs qui rappellent les épilobes de Normandie.118(*) ».

Pour le Sud-africain, l'apartheid déclinant doit emporter dans sa chute toutes les rancoeurs inter-raciales.

Dans l'épisode d'Elizabeth Curren, à la recherche de John dans un hôpital, Coetzee présente son héroïne dans un état schizophrène :

« J'avais sous les yeux trop de vieilles personnes malades, et c'était trop soudain. Ils m'oppressaient, m'oppressaient et m'intimidaient. Noirs et Blancs, hommes et femmes, ils traînaient les pieds dans les couloirs, se jetaient des regards envieux, me dévisageaient au passage, décelant infailliblement sur moi l'odeur de la mort. » (A.f.79).

Le regard de la narratrice a une portée double dans cet extrait. D'abord, on lit l'ironie à travers la « promenade » d'une cancéreuse au milieu des mourants. Ce qui peut être interprété comme un sarcasme contre les acteurs de l'apartheid. Ensuite, elle y a mentionné un fait qui mérite ample réflexion : c'est le cadre multiracial et mixte de cette « maison des ombres et de la souffrance. »(A.f.79). En fait, Coetzee tente de montrer que les Sud-africains, toutes races confondues, doivent briser les barrières raciales. C'est dans cette optique qu'André Brink fait dire à son héros Joseph Malan, de retour au Cap après neuf années d'exil à Londres : 

« On ne pouvait pas, bon Dieu, me claquer la porte au nez ; c'était mon pays. J'avais en moi la semence et le sang de plusieurs générations : huguenots et Malais, Hottentots et Xhosas, Irlandais et Boers ; Blancs, Métis, Noirs, tout. Fabriqué en Afrique du Sud, interdit à l'exportation.119(*) ».

* 115 Pierre Loti, Le roman d'un spahi, op.cit. ; p.46.

* 116 Pierre Loti, Roman d'un spahi, op.cit. ; p.148.

* 117 Georges Simenon, « L'Heure du nègre », op.cit. ; p.417.

* 118 André Gide, Voyage au Congo, op.cit. ; p.107.

* 119 André Brink, Au plus noir de la nuit, op.cit. ; p.354.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus