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Le declin du mythe imperial: proces du colonialisme et de l'apartheid dans Au coeur des tenebres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de fer (1992) de John Maxwell Coetzee

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par Amadou Hame NIANG
Université Cheikh Anta Diop de DAKAR - Maitrise 2007
  

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2.2 : Procès de l'apartheid dans L'Age de fer.

L'héroïne de Coetzee, en divulguant le secret de sa maladie, nous interpelle. L'intimité s'élargit au-delà du médecin et embrasse l'univers de l'apartheid. Le processus de la représentation métaphorique du corps malade permet de sonder en profondeur le mal qui ronge l'Afrique du Sud.

Dès l'ouverture du récit, la caractérisation de sa demeure : « Une maison de chat »(A.f.16), renseigne sur le pacifisme d'Elizabeth Curren. Mais le cancer devient psychosomatique car le discours littéraire fait une projection de la douleur dans l'espace Sud-africain. L'apartheid est peinte dans la violence du verbe des hommes au pouvoir : « Ons buig nie voor dreigemente nie. (Nous ne nous inclinons pas devant les menaces.) »(A.f.14). Ce langage semble faire plus mal que la tumeur du cancer : « Les rythmes lents et brutaux de l'afrikaans avec leurs finales assourdies (sont) comme un maillet qui enfonce un poteau dans le sol.(...) La honte de vivre sous leur domination : ouvrir un journal, allumer la télévision, comme si l'on s'agenouillait pour se faire uriner dessus. »(A.f.14). A chaque page du récit, la sensibilité de l'héroïne s'élève devant l'excès dans le crime que constitue l'apartheid : « Comme la vie dans ce pays ressemble beaucoup à la vie à bord d'un navire qui coule, un de ces paquebots d'autrefois avec un capitaine ivrogne et lugubre, un équipage hargneux, des chaloupes percées... »(A.f.29). Dans ce passage, la métaphore supplée la description brute pour atténuer la gangrène qui va l'emporter. En dépit de la douleur et la honte de vivre sous ce régime, Elizabeth Curren continue à aimer sa terre, l'Afrique du Sud : « Malgré les tristesses, les désespoirs, les rages, je n'ai pas perdu mon amour pour elle. »(A.f.18). Toutefois, rien ne lui sera épargnée. La déchéance physique semble moins douloureuse que celle qui affecte son moral. Car les drogues qu'elle absorbe la libèrent par moment, tout le contraire de l'apartheid. Elizabeth Curren justifie cela par le fait que le Gouvernement Sud-africain ne se lasse pas dans la guerre d'usure afin de neutraliser toutes velléités de résistance.

Dans les colonies « classiques », le Blanc garde toujours un espoir de rentrer un jour dans sa patrie. En faisant le procès de l'apartheid, Coetzee semble opposer le système au colonialisme « pur ». Les Afrikaners, ayant rompu avec la métropole, exercent une violence sauvage sur les Noirs afin d'assurer leur survie : 

« Ce qui les absorbe, c'est le pouvoir, la stupeur du pouvoir. Manger et parler, mastiquer des vies, éructer. Parler lent, à la panse lourde. Assis en cercle, à débattre pesamment, à assener des décrets pareils à des coups de marteau : mort, mort, mort. Pas troublés par la puanteur. Paupières lourdes, yeux de porcs, usant de la ruse de générations paysannes. »(A.f.36).

Les Africains comme Elizabeth Curren, dans ce contexte, sont dépossédés de tout. Les premiers, depuis l'avènement des Boers, sont devenus étrangers sur les terres qui leur appartenaient traditionnellement. Le roman d'André Brink, Un turbulent silence, se situe à cette époque et décrit les types de rapports qui prévalaient. Dans le système d'apartheid aussi, ils perdront tout, « même l'or de leurs dents. »(A.f.33) dit Elizabeth Curren, qui en stigmatisant le régime, le compare avec les guerres sanglantes de « Franco » ou celle des « Boers » (A.f.37).

Comme tout système autoritaire, en Afrique du Sud aussi les atrocités sont camouflées. La séparation politique et physique de la minorité blanche ne saurait pérenniser l'apartheid, sans les mesures coercitives dans la diffusion de l'information : 

« Les troubles dans les écoles, la radio n'en dit rien, la télévision n'en dit rien, les journaux n'en disent rien. Dans le monde qu'ils restituent, tous les enfants du pays sont assis à leurs pupitres et découvrent avec bonheur le carré de l'hypoténuse et les perroquets de la jungle amazonienne. Ce que je sais des événements de Guguletu découle uniquement de ce que Florence m'en dit et de ce que je peux apprendre en sortant sur le balcon pour regarder vers le nord-est : à savoir que Guguletu ne brûle pas aujourd'hui ou que s'il brûle, c'est à petit feu. » (A.f.45).

La politique du silence exercée sur les médias est aussi vraie chez les écrivains, en atteste la perquisition du domicile d'Elizabeth Curren où beaucoup de ses livres ont disparu des rayons. Mais ce qui révolte le plus l'héroïne, c'est l'indifférence avérée des puissances occidentales : « Je t'accuse de m'avoir abandonnée. Je lance cette accusation vers toi, vers le nord-ouest, sur les ailes des vents hurleurs. Je te lance ma douleur»(A.f.159). Le nord-ouest, ce sont les Etats-Unis. L'accusation semble être dirigée vers sa fille exilée ; mais en réalité, c'est la fausse pudeur de l'Occident qu'elle condamne : « C'est pour cela, d'ailleurs, que l'apartheid est souvent perçu comme un vaste complot occidental contre l'Afrique et la race noire et qui a ses origines dans le colonialisme.110(*) ».

La force de suggestion de L'Age de fer se joue dans les détails. Si à travers les médias, « le pays que l'on (...) présente est un pays de voisins souriants »(A.f.61), Elizabeth Curren constatera plutôt que c'est « un pays prodigue de sang. »(A.f.71). Dans la scène des enfants noirs renversés par un car de police, la connotation du sang met en valeur la cruauté du régime de l'apartheid : « Le sang coulait en nappe dans les yeux du garçon et rendait ses cheveux luisants ; il dégoulinait sur le trottoir ; il y en avait partout. (...) Une terre qui boit des rivières de sang et n'est jamais abreuvée. »(A.f.70-71). Développé sur deux pages, le thème du sang constitue la genèse du roman. Elizabeth Curren découvre que la même couleur écarlate coule dans les veines des Blancs comme des Noirs. Mais la différence se trouve au niveau du volume répandu par terre. Attendant leur tour aux urgences de l'hôpital Groote Schuur, elle s'aperçoit avec consternation que le pouce tailladé de sa fille n'est rien comparé au « torrent de sang noir » (A.f.71) des blessés qui affluent. La symbolique du sang chez Coetzee rejoint Conrad. On note une similitude entre le portrait de John blessé : « Il transpirait ; il changea de position et sa chaussure, gorgée de sang, fit un bruit humide et mou. »(A.f.71) et du timonier de Marlow agonisant : « La lame était passée hors de vue, après avoir fait une déchirure effrayante ; mes souliers étaient tout pleins ; il y avait une mare de sang très immobile, luisant rouge sombre... » (C.t.152). En somme, pour Coetzee, la couleur de peau ne peut justifier ni exactions encore moins une quelconque forme de supériorité. Et c'est dans cet esprit d'égalité que Peter Abrahams fait dire à son héros Xuma : 

« Etre un homme, d'abord, penser en homme d'abord et, après seulement, être un Noir... Comment y arriver ? Le résultat serait des gens sans couleur partout. Mais il n' y a que des gens avec chacun sa couleur : des Blancs, des Noirs, des Bruns, ils ont tous une couleur ! Alors, comment imaginer des gens sans couleur ? (...) Ni Blanc, ni Noir, juste des gens !111(*) ».

Face à l'aspect chimérique d'une telle idée, l'Afrique du Sud s'immerge dans la folie. D'où l'interrogation d'Elizabeth Curren : « Quand la folie montera sur le trône, qui dans le royaume échappera à la contagion ? »(A.f.120). Son procès de l'apartheid s'accentue sur la décadence généralisée des mentalités. Dans la narration, on note un mécanisme de superposition entre l'antipathie pour le racisme et la honte, seule voie pour le détruire ou se détruire : 

« Afin de ne pas être paralysée par la honte, il a fallu que je passe ma vie à me remettre du pire, et puis de pire encore, de pire en pire. Mais je ne peux plus : je ne peux plus me remettre de m'en remettre. Si je m'en remets cette fois-ci, je n'aurai plus jamais l'occasion de ne pas m'en remettre.»(A.f.143).

Ayant une aversion totale pour les armes, l'unique palliatif à la folie cancéreuse de l'apartheid, serait cet état de honte permanent. Car l'Afrique du Sud avait l'aspect d'une terre déshéritée même de Dieu : « Pourquoi ne pas appeler au secours, implorer Dieu ? Parce que Dieu ne peut pas m'aider. Dieu me cherche mais il n'arrive pas à me repérer. »(A.f.157). La narratrice conçoit Dieu à l'image des sentiments qui animent les Sud-africains. Dans le coeur des hommes, les ténèbres du racisme ont occulté la voie du Salut. Le doute d'Elizabeth Curren est relatif à l'incommodité entre la vertu religieuse et la pratique odieuse de l'apartheid. On se souvient que Marlow aussi, face aux atrocités du colonialisme, y soustrayait tout principe chrétien. Dans la littérature Sud-africaine, les écrivains de couleur en particulier, exploitent largement ce thème :

« Le Blanc croyait en Dieu, il nous avait apporté la conception de son Dieu, ce Dieu qui disait : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. ». Christ est venu pour que nous puissions avoir la vie et l'avoir avec plus d'abondance, et l'Eglise enseignait que nous étions tous frères en Christ : ces Blancs qui avaient craché sur nous et sur d'autres, étaient des chrétiens comme nous. L'équation était sûrement fausse, mais où était l'erreur initiale ? Dans cette religion ? Dans le coeur des Blancs ou dans le nôtre ? En Dieu ou dans l'être humain ?112(*) ».

Le pessimisme d'Abrahams fait échos aux doutes de Coetzee. Toutefois, ce dernier, dans le procès de l'apartheid, porte un regard doublement critique sur la situation sociale et politique de l'Afrique du Sud. En effet, l'héroïne de L'Age de fer, en s'insurgeant contre l'apartheid, ne fait pas des Africains d'innocentes victimes, mais aussi les protagonistes du système. Elle dénonce l'attitude irréfléchie des adultes noirs qui cultivent la violence chez les enfants : « Mais ces tueries, ce sang qui coule au nom de la camaraderie, je les abomine de tout mon coeur, de toute mon âme. Je considère que c'est barbare. (...) Vous avez tort, vous, Florence, tous les autres, de vous laisser séduire par elle et, pire encore, de l'encourager chez des enfants. » (A.f.169-170). Mais son interlocuteur, M.Thabane, refuse de se laisser convaincre. Pour mettre fin au régime de la terreur, il pense que le sacrifice de soi n'est pas à exclure : « Ma génération n'a rien connu de comparable. C'est pour cela que nous devons leur faire place ; place aux jeunes. Nous leur faisons place mais nous restons derrière eux. »(A.f.170). Cependant, c'est à juste titre qu'Elizabeth Curren s'interroge sur cette situation. Car ces enfants, à qui on inculque l'idée qu' « Il n'y a plus de mères ni de pères »(A.f.55), sont l'avenir de l'Afrique du Sud. Par conséquent, les parents noirs seront aussi coupables que les Afrikaners devant l'Histoire : 

« Ces incendies, ces meurtres dont on entend parler, cette indifférence scandaleuse, même ces coups donnés à M.Vercueil_ de qui est-ce la faute au bout du compte ? Le blâme doit certainement retomber sur les parents qui disent : « Vas-y, fais ce que tu veux, tu es ton propre maître maintenant, je renonce à mon autorité sur toi. » » (A.f.55).

Elizabeth Curren se défend, par contre, de proposer la résignation aux insurgés noirs : « Mais je m'interroge maintenant : en quoi ai-je le droit d'avoir des opinions sur la camaraderie, ou sur tout autre sujet ? »(A.f.186). Sa préoccupation majeure, c'est le destin de l'Afrique du Sud post-apartheid. On se souvient qu'à la télévision, elle reconnaissait les « Ministers et Onderministers » (A.f.14), ses anciens camarades de classe, naguère médiocres, mais aujourd'hui grands et promus à la tête de l'Etat. C'est la répétition d'un phénomène semblable, avec des « enfants-guerriers pour la nation » (A.f.57), qu'elle veut éviter pour l'Afrique du Sud. Donc le dilemme qu'elle vit, c'est l'humaniste coincé entre le pacifisme et la légitimation de la révolte noire. Elle reste sceptique pour le retour de la paix même après la fin de l'apartheid. Car un jour, Florence lui a dit : « J'ai vu une femme en feu, elle brûlait, et quand elle criait au secours les enfants riaient et l'arrosaient encore d'essence. »(A.f.56). A partir de cette révélation de sa domestique, Elizabeth Curren expose les raisons de son opposition à l'utilisation des enfants dans ce conflit : 

« Et le jour où ils seront grands, (...) croyez-vous que la cruauté va les quitter ? Quelle espèce de parents deviendront-ils, eux à qui on appris que le temps des parents était fini ? Peut-on recréer des parents une fois que la notion de parents a été détruite en nous ? Ils frappent un homme, à coups de pied, à coups de poing, parce qu'il boit. Ils font flamber des gens et rient pendant qu'ils meurent brûlés. Comment traiteront-ils leurs propres enfants ? De quel amour seront-ils capables ? Leurs coeurs se changent en pierre sous nos yeux. » (A.f.56).

La « surdité » qu'impose l'apartheid illustre le degré supérieur d'incompréhension. Ainsi, l'héroïne du récit qui fait figure d'un « fossile du passé » (A.f.82), est rejetée par les deux camps. Européens et Africains la considèrent comme très éloignée de la réalité. D'abord c'est l'officier blanc, commandant une unité militaire postée à l'orée du Township, qui la rabroue : « Permettez-moi de vous donner un conseil : ne vous laissez pas bouleverser avant de savoir de quoi vous parlez. »(A.f.121). Ensuite c'est M.Thabane, ancien instituteur noir, maintenant reconverti en vendeur de chaussures et « superviseur » de la révolte des écoliers, qui lui exprime son ignorance : « Madame Curren, permettez-moi de vous dire qu'à mon avis vous ne comprenez pas grand chose à la camaraderie. »(A.f.170). Les uns et les autres tentent tant bien que mal de légitimer leur mouvement. Les Noirs, au regard de leur existence, n'ont d'autre choix que la révolte : 

« Quand un Africain atteint l'âge de seize ans, il naît une deuxième fois, ou pire, il se voit initié aux mystères diaboliques, confirmé dans les rites d'une servitude, cruelle comme Caligula, intraitable comme Néron. Ses liens sont les chaînes enchevêtrées d'innombrables règlements ; ses clous s'enfoncent dans sa chair à coups de tampon ; et les plumes qui griffonnent dans les bureaux des Commissaires aux Affaires Indigènes sont comme les fers rouges qui laissent leurs marques pour le restant de la vie.113(*) ».

Cette prise de conscience des Noirs installe la psychose chez les Blancs. Leur régime devient la proie d'une implosion inévitable, car : « L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même.114(*) ». Et le Blanc, en voulant détruire le Noir, ne peut surseoir à son autodestruction. Dans la trame narrative du récit, on remarque la perte de liberté des deux adversaires : « Bheki n'était pas libre, et il le savait. Vous n'êtes pas libre, en tout cas pas sur cette terre. » (A.f.188).

* 110 Aliou Sow, « La question des relations raciales en Afrique du Sud : enjeux et mécanismes de l'apartheid et son impact sur la condition du non-Blanc. » Thèse de Doctorat du 3e cycle_ Spécialité : Littérature et Civilisation Africaines_ UCAD- Département de littérature et civilisation des pays de langue anglaise- 2005-2006, p.10.

* 111 Peter Abrahams, Rouge est le sang des Noirs, Paris, Casterman, 1960, p.213.

* 112 Peter Abrahams, Je ne suis pas un homme libre, op.cit. ; p.232.

* 113 Alex La Guma, Les Résistants du Cap, Paris, L'Harmattan, 1988, p.91.

* 114 Albert Camus, L'Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p.29.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore