THESE DE MAGISTERE
Auteur : Docteur ABOURA Abdelmadjid
Maître de conférences
Habilité à diriger des
recherches
Université de Tlemcen
(Algérie)
ASPECTS ET FONCTIONS
DU
RECIT INITIATIQUE
DANS
LA TRADITION
THEOSOPHIQUE
DE
L'ISLAM
Introduction
L'étude du récit initiatique, dans la tradition
théosophique de l'Islam, engage le procès de l'écriture,
sur le terrain de l'histoire de la foi. Le discours sacré dont l'homme
s'est accaparé à des fins ontologiques ou politiques, se voit
subir toutes les épreuves du temps, pour retomber en fin de parcours
sous le jugement de la littérature.
Notre travail prend en charge un syntagme de
l'histoire de cette foi où l'écriture du sacré perd ses
valeurs authentiques au profit d'autres valeurs littéraires:
la création littéraire et l'esthétique du
verbe.
Nous engageons ce procès en prenant soin
d'établir les frontières sur le plan de la diachronie, en
limitant dans le temps et l'espace les différents textes que le discours
littéraire a pris en charge pour sauver le
sacré.
Dans la pensée musulmane et, à mi-chemin, entre
le texte religieux et le texte littéraire, le récit initiatique
d'Ibn thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân (12°
siècle après J.C) émerge dans l'Espagne musulmane sous le
royaume des Almohades. Il se propose comme un affranchissement
de la pensée religieuse classique issue d'un
« prophétisme autoritaire », et de la pensée
philosophique qui, au lieu d'éclaircir les voies de la foi
monothéiste, rend plus ambiguë la croyance en un Dieu unique.
Ibn thophaïl propose une alternative aux deux fois
(religieuse et philosophique): La foi ontologique,
celle où le seul prophétisme toléré est la raison
illuminative: L'homme peut accéder aux vérités
supérieures par sa simple raison spéculative. Le
commentaire de Moïse de Narbonne (I) nous éclaire sur
le contenu de cette oeuvre magistrale. L'histoire de la pensée
universelle ne cesse de le redécouvrir à la lumière des
nouvelles lectures. Nous citons son introduction, à titre de
résumé de l'oeuvre pour le lecteur averti des
sciences ésotériques à fondement théosophique.
« L'objectif ultime, la raison d'être du
héros d'Ibn thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân, est de montrer
comment on peut réaliser la conjonction de l'intellect hylique avec
l'intellect agent, l'intelligence préposée au gouvernement de ce
monde selon la cosmogonie néoplatonicienne médiévale. Pour
rendre compte de sa naissance, l'auteur expose deux hypothèses: l'une
étant la génération spontanée, la croissance de
l'enfant va de paire avec le développement de ses facultés
mentales. Il commence donc par connaître les choses sensibles et
découvre, peu à peu, que derrière la multiplicité
ici-bas, se profile un principe d'unité qui coordonne tout. Voyant que
toute chose dépend d'une autre pour sa venue à l'être.
Hayy comprend enfin que l'univers, dans son ensemble, doit
former un tout qui a peut-être été créé, ou
bien qui a existé de tous les temps. Reflétant les
hésitations des penseurs de son temps, Ibn thophaïl se garde bien
de faire trancher cette question épineuse de l'éternité ou
de l'adventicité de l'univers par Hayy. De manière assez
significative, il insiste sur le fait que l'univers, dans un cas comme dans
l'autre requiert un agent pour le maintenir dans l'être. Cet agent est
nécessairement une forme, que Hayy ne peut tenter d'appréhender
qu'au moyen de son intellect.
Désireux de pousser le plus loin possible cette
appréhension de la forme de l'univers ou de l'intellect premier, Hayy
comprend enfin qu'il doit tenter de ressembler au seul être qui soit
véritablement un, à savoir Dieu. Grâce à des
exercices assidus, il parvient à s'abstraire de toute
matière, à accéder à un état d'extase. Dans
ces pages qui comptent parmi les plus belles du mysticisme philosophique, Ibn
thophaïl fait découvrir à Hayy, non point l'être
suprême, mais son reflet dans l'Univers.
C'est une sorte de soleil, source surabondante d'une
aveuglante lumière qui surgit soudain à la vue du solitaire, et
qui diffuse ses rayons à travers les niveaux d'être pour aboutir
à « un reflet dans une eau tremblotante ». Ibn
thophaïl insiste bien sur le caractère ineffable de cette
vision et sur le complet anéantissement de soi pour y parvenir. Il est
d'ailleurs intéressant de noter que c'est en commentant cette vision
extatique de Hayy que Moïse de Narbonne établit une sorte de
tableau de correspondances entre les séfirot des Kabbalistiques, les
intellects séparés des philosophes et les sphères. C'est
probablement le passage de toute l'oeuvre de ce philosophe juif où il
pousse aussi loin une volonté d'harmonisation entre l'enseignement de la
kabbale et celui de la tradition théosophique de l'Islam.
En guise de conclusion, Ibn thophaïl montrera que ce
que vit Hayy dans sa vision ne différait pas, quant au fond, de ce
que pouvait voir le fidèle de la religion
révélée; le premier voit la vérité dans sa
splendeur presque originelle tandis que le second en perçoit la figure
symbolique.
Or une vérité ne saurait contredire une
autre. En vue de vérifier ce postulat, Ibn thophaïl fait en sorte
que Hayy sorte de son isolement. Il organise une rencontre avec Açal
(Abçal), homme religieux désirant fuir la solitude des hommes.
Grâce à cette rencontre Hayy sera instruit des
vérités enseignées par les religions
révélées; confrontant ses vues avec celles de son nouveau
compagnon, il constatera que les résultats de sa propre sagesse ou
philosophie, ainsi que les enseignements de la religion positive ne font qu'un,
si ce n'est que cette dernière a ressenti la nécessité de
graduer la vérité selon la capacité d'assimilation de ses
auditeurs. Les deux hommes comprennent que les anthropomorphismes du Coran (et
de la Bible pour Narboni) ne servent qu'à rendre certaines choses
sublimes un peu plus accessibles aux vulgaires.
Intervient alors un épisode dans la vie des deux
hommes qui nous fournit d'importantes indications sur les conceptions
politiques d'Ibn thophaïl. En effet, voulant que les autres tirent profit
de leurs découvertes, les deux compagnons embarquent dans un
navire qui les conduit vers l'île voisine habitée par des hommes
de non-aloi. On leur fit initialement bon accueil, mais les visages de leurs
interlocuteurs devenaient plus sombres au fur et à mesure qu'on leur
exposait les idées nouvelles. Découragés, les deux hommes
s'en retournèrent vivre dans leur île déserte, convaincus
que toute société était irrémédiablement
corrompue. Il ne faudrait pas y voir une condamnation définitive de
toute vie en société par Ibn thophaïl; son enseignement est
plus nuancé: la religion est un phénomène social qui
englobe les réalités d'un groupe humain donné à une
époque donnée.
L'âme raisonnable d'un homme atteindra par
elle-même les mêmes réalités supérieures
auxquelles la religion révélée est censée faire
accéder ses tenants. Il reste que c'est la spiritualité qui
l'emporte sur l'exiguïté de la religion positive, laquelle n'en
demeure pas moins, la norme dans tout groupe humain. Le seul échec
de Hayy, si tant est que l'on puisse parler d'un échec, est
d'avoir sous-estimé une telle
réalité »(2).
Cette oeuvre, avions-nous dit, est à mi-chemin entre le
texte sacré et le texte littéraire. Nous l'avons prise
comme grille de lecture ou oeuvre représentative
d'un genre littéraire: Le récit initiatique à
contenu théosophique. Le mysticisme religieux n'a
cessé d'alimenter le mysticisme littéraire depuis le moyen
âge aussi bien dans la tradition chrétienne, musulmane que juive.
Les trois religions monothéistes, en apparence
isolées
l'une de l'autre, ont toujours été
influencées l'une par l'autre, et se sont même
réconciliées dans un terrain privilégié:
la littérature.
Grâce à celle-ci, les conflits de paroisses se
sont reconvertis en angoisse existentielle où, le seul
souci était de rendre l'espoir à l'homme en l'amenant à se
questionner sur lui-même, à rechercher sa voie
sans écoulement de sang, ni haine fratricide.
1-Le choix du corpus.
C'est tout d'abord l'originalité d'Ibn thophaïl
qui a su converger toutes les traditions théosophiques de son
époque, dans une oeuvre que l'on peut considérer comme
un document historique incontestable. Il a lui
même pris soin de déclarer, vers la fin de son introduction, qu'il
emprunte le fond de ses doctrines à El-Ghazali, à Ibn Sina, et
à tant d'autres philosophes.
Son originalité est surtout son engagement
sur le terrain du discours théosophique en empruntant les voies de la
littérature. Il fut le premier romancier à avoir
l'idée d'affronter l'orthodoxie musulmane en empruntant l'univers de la
fiction, tout en permettant à la tradition orale (contes et
légendes) de se perpétuer dans son oeuvre.
Léon Gauthier nous dit : « son
originalité consiste moins dans l'invention de traits narratifs
inédits, ou de conceptions philosophiques novatrices que dans la
merveilleuse adaptation à un exposé philosophique sans grande
nouveauté dans le fond, mais vivant et personnel dans la forme, de
traits narratifs empruntés, souvent d'ailleurs transformés. Le
tour de force d'Ibn thophaïl, obligé de plier à l'exposition
méthodique des spéculations les plus abstruses de son temps,
scientifiques, métaphysiques, mystiques, exégétiques,
en fable naïve et sans consistance, d'avoir su trouver
dans cette difficulté même le moyen de surpasser infiniment son
pauvre modèle, et d'en avoir tiré un récit ferme, naturel,
cohérent, auquel, d'un bout à l'autre, une autre idée
directrice sert de principe organisateur à savoir, la conception,
commune à tous les falasifa (philosophes). Des rapports et de l'accord
entre la religion et la philosophie, conception exposée chez lui d'une
manière moins didactique et moins approfondie que chez son successeur
immédiat Ibn Rochd (Averroès), mais déjà beaucoup
plus nette que dans les écrits actuellement connus de ses
prédécesseurs. »(3)
Le mérite d'Ibn thophaïl est d'avoir su
conjuguer, dans une même oeuvre, théosophie et
littérature.
Afin de comprendre l'engagement d'Ibn thophaïl dans la
littérature mystique, il est important de connaître la doctrine
soufie qui marque son époque et bien plus loin tous les écrits
mystiques abordant le thème de l'initiation dans le soufisme.
2-La Doctrine.
Les islamologues (toute tendance confondue) n'ont pas pu
définir la doctrine soufie. Certains sont allés chercher le sens
en Perse, d'autres pensent à une influence de monachisme
chrétien, ou croient à un apport des yogis de l'Inde ou de la
pensée néoplatonicienne.
Certains pensent aussi qu'il est une
réaction contre le rationalisme fatal du Coran qui refuse
d'admettre la tendance mystique de l'âme humaine(4).
Nous retenons, pour notre part, la définition de Gouilly (5) qui nous
semble la plus appropriée à notre conception:
« le soufisme n'est pas une théologie,
mais un état d'âme, une tendance de la foi, un élan
spirituel, une intuition mystique...une soif et une saveur du divin qui aboutit
chez la plupart à une transcendance assez éloignée du
théisme de l'Islam ».
Cet amour du divin poussé
par un élan de la foi et de la sagesse, nous le nommons
théosophie.
Le but du soufisme est l'anéantissement de l'individu
en Dieu, soit dans l'épreuve de la connaissance ( théosophie),
soit par des exercices mystiques de mortification et de purification morale,
s'approchant le plus possible de la perfection, le soufi admire (contemple)
Dieu en toute chose. La conséquence ultime de cet amour stoïque est
d'amener le soufi à considérer les dogmes particuliers à
chaque croyance comme superflus, à ne reconnaître ou se
reconnaître dans aucun rite religieux. à n'attacher que peu
d'importance à la forme sous laquelle les pensées se dirigent
vers Dieu, pourvu que sa Grandeur et sa Bonté puissent être
contemplées.
Il aboutit à représenter la Pensée libre
au sein de l'Islam. La conclusion en est que, malgré leurs tendances
philosophiques et mystiques, la croyance des soufis au
« touhid » ou unité absolue de Dieu
absorbant tout, n'est pas dans le fond
anti-islamique.
Hayy Ibn Yaqdhân est, à notre connaissance, le
seul récit littéraire qui se déclare être
ouvertement un guide dans la voie de la mystique musulmane, la quête de
soi qu'il entreprend est parallèle à la quête du
récit mais toutes les deux convergent dans la même voie:
l'unité de l'existence.
Nous avertissons le lecteur que notre travail pourra
prendre quelquefois l'allure d'une étude philosophique mais le champ
sémantique et même thématique étant celui de la
théosophie, l'approche référentielle est
inévitable, surtout dans notre première partie.
3- Le modèle.
Hayy Ibn Yaqdhân sera pris comme le modèle du
genre initiatique dans la tradition théosophique de l'islam et, c'est
par rapport à ce modèle que nous étudierons dans notre
deuxième partie d'autres oeuvres littéraires, en
l'occurrence, l'Aventure Ambiguë de Cheikh
Hamidou Kane et cours sur la rive sauvage de Mohammed
Dib.
Ces deux auteurs auront tenté, à leur tour, une
écriture où, le lieu du dire fictionnel est celui de la
théosophie sinon celui de la quête
ontologique.
Tout d'abord, Hayy Ibn Yaqdhân se propose comme un
récit ouvert à différentes esthétiques de la
réception qui, à leur tour alimenteront de nouveau une
écriture jamais close. Chaque lecteur participera à
régénérer un texte qui remonte des sources de l'Ecriture
Absolue.
C'est d'abord la tradition théologique juive qui
s'inspira de l'oeuvre d'Ibn thophaïl et, en particulier, le fameux
commentaire de Moise de Narbonne (cité supra).
Le message que nous laisse ce grand théologien est que
« la pensée doit se penser en dehors de tout
égocentrisme religieux ou culturel. » C'est la
spiritualité qui doit l'emporter sur l'exiguïté des
religions. Tout homme qui libère cette pensée doit appartenir
à la pensée universelle. Il nous apparaît important de
citer Moise lorsqu'il nous dit:
« Tout prophète ne fait pas
nécessairement savoir qui il est et n'en remontre pas au peuple en
excipant de ses dons de prophète, ni n'enseigne les
vérités comme il les a appréhendées par une voie
créée ou par un autre biais propre aux prophètes, ainsi
que l'explique le métaphysicien Rabbi Moshé au sujet de Shem,
de Eber et d'Abraham notre patriarche qu'il repose en paix:
car je l'ai élu pour qu'il ordonne à ses fils et à sa
maison après lui... (Gen.18; 19). Et il arrive tant aux médecins
des âmes qu'à ceux des corps que tout sage expert en science
médicale ne la pratique pas nécessairement. Tu pourras en saisir
le motif en scrutant une allusion dans ce traité, car je ne puis
l'expliciter en ce lieu. Sache que l'homme doit, suivant son époque et
sa génération, apprécier ses actes et ses propos; il en
résulte que, de même que certains se vantent de cette perfection
que d'autres n'ont pas acquise, ainsi il existe des hommes qui l'ont acquise
mais qui l'attribuent à d'autres, parce que leur perfection les
contraint de ne révéler les choses parfaites qu'aux hommes
parfaits. Et, Ibn thophaïl, l'auteur de cette
épître, est de la catégorie des hommes parfaits, parvenu
à une vision sans tache, et son intention profonde sera explicite pour
tout homme intelligent. »
Nous nous proposons donc, d'étudier dans
notre première partie l'oeuvre d'Ibn thophaïl; elle
sera divisée en trois chapitres: I. L'oeuvre
en genèse, II. Le contrat fiduciaire, III.
L'itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân.
Nous ferons apparaître dans notre premier chapitre le
fameux commentaire de Moise de Narbonne ainsi que les différentes
traductions de l'épître. Nous verrons ainsi comment cette oeuvre a
su conserver la tradition théosophique en même temps qu'elle a
ouvert les portes à une nouvelle tradition littéraire:
le régime du solitaire et la quête
ontologique.
Quant à L'influence qu'elle a pu exercer sur
Daniel De Foe, elle est édifiante comme l'avait pu
constater Léon Gauthier (7) .
La genèse du personnage de Hayy (le personnage en
genèse) sera étudiée à travers les
différents cycles de l'humanité, cette approche cyclique nous
éclairera plus tard dans notre deuxième partie sur
l'évolution de deux autres personnages néophytes en quête
de leur essence mais dans un univers aussi bien mystique que mythique.
En effet, Samba Diallo (8), et Iven
Zohar (9), tout deux issus de l'oralité initiatique ( chapitre
que nous étudierons au début de notre deuxième partie)
expriment le personnage prototype alors que Hayy Ibn
Yaqdhân symbolise le personnage archétype
du récit initiatique dans la tradition théosophique de
l'islam.
L'écart actantiel se transposant de la
théosophie pure vers la littérature (de l'être) est la
conséquence des événements historiques survenus à
tous ceux qui ont osé défié l'orthodoxie musulmane .
(certains ont été décapités, cas d'Al-Hallaj et de
Shahrawardi, ou contraints à l'exil, cas de Moise de Narbonne).
Ce qui fut explicite chez Ibn thophaïl devient
métaphorique ou allégorique chez Hamidou Kane et Mohammed Dib .
L'univers de la foi religieuse ayant changé de référents
s'inscrit dans le registre de la fiction littéraire.
Nous traiterons de cet aspect dans le chapitre qui
étudiera l'oralité initiatique et soulignerons
méthodologiquement la filiation des récits à contenu
théosophique. Nous verrons aussi la fonction de la Zaouia, lieu
d'enseignement des sciences ésotériques de l'islam et son
rôle prépondérant à conserver la tradition .
Nous verrons enfin la métamorphose du discours
sacré en discours poétique ainsi que l'émergence
de la métaphore, lieu du dire du récit dibien.
La cohabitation des deux registres, celui de la
théosophie et celui de la fiction, dans l'oeuvre de Dib manifeste le
conflit entre la foi et la raison, l'esprit et la matière, le
réel et l'imaginaire, cette tentative de vouloir substituer aux textes
sacrés des textes littéraires n'est pas sans
ambiguïté d'où la notion de récit
impossible et récit
métamorphosé que nous nous proposons
d'étudier dans notre deuxième partie; nous tenterons de confirmer
l'hypothèse posée par Todorov à propos du récit
initiatique lorsqu'il affirme que l'échec du récit est du
à l'impossibilité de » mener le combat à la
fois sur terre mais en quête d'un
au-delà » puisqu'une telle conception du signe contredit
nos habitudes « le combat doit se dérouler ou bien dans le
monde matériel ou bien dans celui des idées; il est terrestre ou
céleste, mais non les deux à la fois.(...) ceci et le contraire
ne peuvent pas être vrai en même temps, dit la logique du
discours quotidien. « (10).
Le récit initiatique affirme exactement le contraire.
Tout événement a un sens littéral et un sens
allégorique, entité à la foi matérielle et
spirituelle. L'intersection impossible des contraires est pourtant sans cesse
affirmée comme nous le verrons dans les parcours initiatiques
d'Iven Zohar et de Samba Diallo.
NOTES
(1) Hayoun Mr: Le commentaire de Moise de Narbonne
(1300-1362) sur le Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn thophaïl ( mort en
1185) INIST CNRS. 1988. Vol. 55.. Page 23/98.
(2) Ibid. P. 32.
(3) Léon Gauthier: Hayy Ibn Yaqdhân. Roman
philosophique d'Ibn thophaïl. traduction française, 2°
édition. Beyrouth, imprimerie catholique. 1936.P.IX.
(4) Nicholson.R.A: « the mystics of
islam » Londres, 1952.
(5) Gouilly: « L'islam en A.C.F »
Paris, larosse, 1952.
(6) Hayoun Mr: le commentaire de Moise de
Narbonne.O.P.Cité.P.35.
(7) Léon Gauthier: Hayy Ibn Yaqdhân. O. P.
Cité. Voire aussi du même auteur, Ibn thophaïl, sa vie, ses
oeuvres. Paris, 1909.
(8) Hamidou Kane: l'Aventure ambiguë; Juillard,
1961.
(9) Mohammed Dib: cours sur la rive sauvage (roman).
Edition du seuil, 1964.
(10) Tzvetan Todorov: poétique de la prose,
nouvelles recherches sur le récit. Edition du seuil. 1990.P.67.
Chapitre Un PREMIERE
PARTIE
HAYY IBN YAQDHAN
GRILLE DE LECTURE
|
CHAPITRE UN
L'OEUVRE EN
GENESE
$
L'OEUVRE EN GENESE
1- LE CONSTAT
Il ne s'agit pas de la genèse du récit dans
cette étude mais d'un constat d'une oeuvre en genèse. Hayy ibn
Yaqdhân est un récit ouvert à différentes
réceptions qui alimentent de nouveau une écriture jamais close.
Chaque lecteur participe à régénérer un texte qui
remonte des sources de l'écriture absolue.
En effet, c'est là l'itinéraire d'une
oeuvre à travers huit siècles, une sorte
d'archéologie du savoir où se superposent
commentaires, traductions et interprétations, tous issus de statuts
différents.
Le travail réalisé par Léon Gauthier (1)
est d'une exhausitivité inégalable, quant à son
érudition en la matière. Il est le premier à avoir remis
à jour les manuscrits d'Ibn Thophaïl et permis à la
recherche de s'y intéresser d'une manière scientifique et
objective.
L'étude de la genèse du récit d'Ibn
thophaïl a fait l'objet de remarquables travaux (2); elle nous a permis
de comprendre la première intention de l'auteur de
vouloir perpétuer la pensée d'Ibn Sina qu'on appelait
« le Raîs », c'est à dire le
« gouverneur de la pensée mystique ». Léon
Gauthier nous dit : « Pour construire son roman, Ibn
thophaïl a fait certains emprunts à ses
prédécesseurs, c'est un point que, d'abord ne saurait faire aucun
doute. Sans parler des doctrines, dont il déclare avoir emprunté,
sinon le mode d'expression, du moins, les éléments essentiels,
à Ibn Sina (Avicenne), à El Ghazali et aux motafalsifa, ses
contemporains, il dit lui même que, pour les personnages, il doit quelque
chose à Ibn Sina »(3).
Cependant, concernant l'originalité de l'oeuvre d'Ibn
thophaïl, son auteur affirme aussi lui même que « ce
récit par la grâce du langage, n'existe ni dans les
livres, ni dans les discours car il relève d'une science
préservée » H.I.Y.Page 113 (4).
Il fallait comprendre, par le fait qu'Ibn thophaïl ait
mis son épître sous le patronat d'Ibn Sina, que l'auteur
perpétue par ce geste, une tradition séculaire d'éthique :
Dans la tradition des Saints-connaissants, « arifûn
», chaque maître mystique doit être redevable
de tous ses prédécesseurs, si l'on croit à cette formule
d'allégeance « nahnû tabi'un wa la badi'un
» c'est à dire nous « sommes dans la lignée sans
rénover dans la voie ».
Le mystique de son temps,
« sâhibu waqtihi » peut toutefois
rénover la méthode, la forme du discours sans
pour autant modifier le contenu de la sagesse des anciens. C'est ce qu'Ibn
thophaïl voulait dire par l'expression « par la grâce
du langage ».
C'est de cette rénovation dans l'écriture de la
foi qu'il s'agira dans notre étude puisqu'il s'agit d'étudier
les aspects et fonctions du récit initiatique dans la
tradition théosophique de l'Islam.
Léon Gauthier avait, pour sa part, sous-titré sa
traduction, notée et commentée, par le sous-titre:
« roman philosophique ». Pour notre part nous avons
trouvé nécessaire de soumettre à l'étude la
question de savoir si cette oeuvre appartient au discours philosophique ou
littéraire.
Ce roman fut publié, selon Léon Gauthier (4) en
1169. Depuis sa première traduction hébraïque
commentée en 1349 par Moise de Narbonne (5), le débat sur la
question n'a pu trancher ni en faveur des partisans de la philosophie ni en
faveur de ceux de la théologie. Nous situons l'oeuvre, pour notre part,
dans son véritable contexte : La théosophie
musulmane, car elle développe le discours des soufis en
empruntant, pour le besoin de la cause, tantôt les concepts aux
philosophes, tantôt aux théologiens en les agençant dans
une texture que l'on appelle ésotérisme.
Aussi bien dans la tradition musulmane que
Judéo-chrétienne, cette oeuvre magistrale nous interpelle tous,
à comprendre sa fonction dans la phénoménologie de
l'esprit humain.
Sur le plan de l'histoire, cette oeuvre est l'expression d'une
époque (12° siècle) où l'occident « se
trouve prêt à recevoir des mains des penseurs musulmans espagnols,
une initiation aux trésors de la culture musulmane. Liberté de
recherche et de penseurs dont ibn thophaïl a peut être donné
l'expression la plus complète dans son roman philosophique, hayy ibn
Yaqdhân » dira Georges Labika (6).
Sur le plan de l'écriture, serait-il légitime de
dire que ce roman est le premier dans son genre à tenter une
expérience mystique par le biais de la littérature? Si l'on croit
l'auteur, nous serions tentés d'adhérer à cette
thèse car tous les composants du roman y sont présents (motifs,
diégèse, personnages, structures narratives, transformations
narratives et effet romanesque).
Toutefois, notre corpus nous dictait davantage la
démarche à suivre, et c'est ainsi que notre projet se voyait
converger vers le récit initiatique, plutôt que vers le roman.
Comprendre le récit initiatique dans la tradition
théosophique de l'Islam, c'est comprendre aussi la fonction de
l'écriture dans les sociétés à fondement
théocratique. C'est pour cette raison que cette étude, que nous
considérons comme une grille de lecture, nous
permettra de comprendre les récits initiatiques qui expriment la
même vision de l'être, dans un rapport où
l'événement dans l'histoire des peuples obéit à
l'événement de la pensée mystique. Nous
développerons cet aspect lorsque nous aborderons l'étude de la
confrérie Tidjaniya au Sénégal, à travers
l'écriture de l'oralité
initiatique.
Quant à l'événement qui a engendré
l'écriture de Hayy Ibn Yaqdhân, il est l'aboutissement de
plusieurs événements qui ont marqué la vie d'Ibn
thophaïl. De son vrai nom Abou Bekr Mohammed Ben Abd-El-Malik Ben Mohammed
Ben thophaïl El-Qaîci El Andalussi (l'espagnol) El-Qortobi El
Ichbili (l'habitant de Cordoue et de Séville).
Le premier événement fut tout d'abord sa
naissance à Wadi ach, (cadix) dans une Espagne musulmane où deux
centres intellectuels rayonnaient sur le bassin méditerranéen :
Cordoue et Séville. Le sultan almohade Abou Ya'quoub Youçouf, un
puissant potentat qui partageait avec son collègue d'Orient, le khalife
abbasside de Bagdad, le titre glorieux d'émir El mouminine (chef des
croyants), avait vu naître cet enfant qui a su être l'incarnation
d'une des plus grandes civilisations de l'histoire des empires musulmans. Ibn
thophaïl était devenu médecin, diplomate et homme de lettres
sous l'oeil admirateur du monarque. Léon gauthier nous rapporte
qu'« Il était son premier médecin et son vizir; son
principal titre de gloire, est d'avoir joué un rôle
décisif dans les destinées de la philosophie musulmane, et aussi
de la philosophie européenne, en engageant Ibn Rochd (Averroès)
à composer ses fameux commentaires d'Aristote. L'histoire nous a
heureusement conservé, recueilli de la bouche même d'Ibn Rochd, le
résumé de la conversation dans laquelle Ibn Thophaïl le
décida à entreprendre les fameux commentaires, qui
provoquèrent, puis défrayèrent toute la seconde
période de notre philosophe médiévale, et
préparèrent les esprits, dès le XII° siècle,
aux hardiesses philosophiques de la renaissance. Elle nous a conservé
aussi, dans les mêmes conditions, le récit d'une entrevue dans
laquelle ibn thophaïl présenta au souverain ibn Rochd encore
inconnu et appela sur lui la faveur royale » (7).
Quant au deuxième événement, ce fut sa
rencontre avec Ibn Bajja (Avempace) qu'il prit pour maître dans la voie
mystique soufie. Il sera l'élément catalyseur avec
l'écriture de son unique roman, Yayy Ibn
Yaqdhân. En effet, Avempace perpétuait les
enseignements de tous les maîtres mystiques qui lui avaient
précédé et avait transmis à son disciple le
discours ésotérique qui va alimenter le récit initiatique
d'Ibn thophaïl.
Depuis sa rencontre avec Avempace, Ibn thophaïl va vivre
une multitude d'événements intérieurs qui vont marquer
aussi bien sa personnalité que sa foi. Tout d'abord, il va être
témoin d'un des plus grand débat : Le monde est-il
temporel ou éternel?
A ce sujet, Léon Gauthier nous rapporte dans son livre
sur la vie et oeuvres d'Ibn thophaïl (8) que cette question de
l'éternité du monde avait intéressé le monarque
Abou Youçouf; il avait saisi l'occasion de la poser à
Averroès lorsqu'il lui fut présenté en présence
d'Ibn thophaïl.
Il nous semble intéressant de citer
intégralement ce passage car il nous permettra de comprendre les
motifs qui ont poussé notre auteur à écrire son
roman. Léon Gauthier rapporte que « Abou bekr (c'est à
dire ibn thophaïl), nous dit le célèbre historien des
Almohades abd el wahid el-marrâkochi , ne cessa d'attirer à lui
les savants de tous les pays et d'appeler sur eux l'attention, les faveurs, les
éloges du souverain. C'est lui qui lui recommanda aboû'l-walid
Mohammed ben ahmed ben Mohammed ben Rochd qui, dès ce moment, fut connu
et apprécié. Son disciple, le jurisconsulte, le docteur, Abou
bekr boudoud ben yahia el-qortobi, m'a dit avoir entendu maintes fois le
philosophe abou'l-walid faire le récit suivant : « lorsque je
fus introduit devant le chef des croyants Abou ya'qoub, je le trouvais avec
Abou bekr ben thophaïl et il n'y avait personne d'autre avec eux. Abou
bekr se mit à faire mon éloge, parla de ma famille et de mes
ancêtres, et ajouta, par bienveillance, des éloges que
j'étais loin de mériter. Après m'avoir demandé mon
nom, le nom de mon père et de mon lignage, le chef des croyants engagea
la conversation en m'adressant cette question : que pensent-ils du ciel? Le
croient-ils éternel ou produit ? »Saisi de confusion et de
crainte, je tentais de m'excuser, et je niais m'être occupé de
philosophie, car je ne savais ce dont Ibn thophaïl était convenu
avec lui. Le chef des croyants s'aperçut de ma frayeur et de ma
confusion. Il se tourna vers Ibn thophaïl et se mit à parler sur la
question qu'il m'avait posée. Il rappela ce qu'avait dit Aristote,
Platon et tous les falâcifa; il cita en outre les arguments
allégués contre eux par les musulmans. Je constatai chez lui une
érudition que je n'aurais pas même soupçonnée chez
quelqu'un de ceux qui s'occupent exclusivement de cette matière. Il fit
si bien pour me mettre à l'aise, que je finis par parler et qu'il apprit
ce que j'avais à en dire. Après m'être retiré, il me
fit remettre un cadeau en argent, un magnifique vêtement d'honneur et une
monture ».
Puis, vint immédiatement le récit de la fameuse
conversation qui fut de si grande conséquence pour l'histoire de la
philosophie : « ce même disciple, continue
el-marrâkochi, m'a aussi rapporté les paroles suivantes : Abou
bekr ben thophaïl me fit appeler un jour et me dit : « j'ai
entendu aujourd'hui le chef des croyants se plaindre de l'obscurité du
style d'Aristote ou de celui de ses traducteurs, et de la difficulté de
comprendre ses doctrines. Si ces livres disait-il, pouvaient rencontrer
quelqu'un qui les commente et qui en expose le sens après l'avoir bien
compris, on saurait alors par où les saisir : (Ibn thophaïl
ajouta): si tu as assez de force pour un tel travail, entreprends-le. Je
compte que tu en viendras à bout; car je connais ta haute intelligence,
ta lucidité d'esprit, ta grande ardeur au travail. Ce qui
m'empêche de m'en charger, c'est le grand âge où tu me vois
arriver et aussi les occupations que ma fonction et mes soins m'imposent, sans
parler de préoccupations très graves. Voilà, ajouta
abou'l-walid, ce qui m'a déterminé à écrire mes
commentaires des livres du philosophe Aristote » (9).
Le récit de ces deux entrevues nous aidera à
comprendre la mise en place de l'Instance narrative première (9) et
(10).Les événements que nous venons de citer ont, sur le plan de
l'histoire, contribué à la production d'une oeuvre qui ne cesse
de susciter un intérêt particulier, tant dans le domaine de la
littérature que de la philosophie.
D'autres événements intérieurs dans la
vie de l'auteur vont aussi surgir dans son écriture; ce sont toutes les
questions qui se posaient sur l'âme, les révélations, Dieu
et ses attributs, la raison humaine et ses possibilités à
comprendre tous les phénomènes de l'univers.
Les événements intérieurs et
extérieurs vont donc constituer la première instance narrative du
récit d'Ibn thophaïl. Tout le procédé
narratif va nécessairement interpeller le narrataire potentiel puisqu'il
s'agit de ses histoires et de ses événements.
Cette instance provoquera la rencontre de la quête de
l'histoire avec celle de l'homme.
Par conséquent, nous étudierons les
différentes réceptions tout en essayant d'évacuer
progressivement les champs de la philosophie que les différentes
lectures ont essayé de donner à cette oeuvre. Disons tout de
suite que la lecture de ce récit engage un contrat entre une instance
narrative et des narrataires. Il établit le procès de
la mémoire historique en quête de l'homme Archétype sur le
terrain de la langue.
Lorsque les langues se disputent l'histoire de l'homme, il est
difficile pour le chercheur de trancher sur la question de savoir
quelle est la langue qui est la plus fidèle à la
pensée « a-linguitique » de
l'homme.
Pour éviter de tomber dans le piège de la
traduction, nous avons trouvé nécessaire de dépasser le
débat en optant pour la langue
française, car nous travaillons sur
l'aspect phénoménologique de l'esprit en dehors de sa
matérialisation linguistique.
Cependant, pour le besoin de la cause, jetons un regard sur
les différentes traductions, qui à notre sens permettent la
genèse du récit vers un point de convergence ontologique.
Tout d'abord ce fut Moise de Narbonne qui tenta le premier de
rapprocher le judaïsme de la pensée théosophique de
l'Islam. Hayoun (11) reconnaît que « les rapports de
Narboni avec la pensée musulmane médiévale sont
comparativement plus étoffés que ceux entretenus avec la
pensée juive » (12). Il s'intéressa à l'oeuvre
d'Ibn thophaïl parce qu'elle résume ses idées
théologiques et philosophiques et aussi, son commentaire sur le Hayy Ibn
Yaqdhân se propose comme une suite aux travaux qu'il avait
commencés, sur la pensée d'Averroés. Il le dit dans
l'introduction de son commentaire: « Moise ben josué ben
méir ben mar david narboni dit : ayant achevé le commentaire de
l'épître d'Averroès sur la possibilité de la
conjonction avec le séparé, nous allons nous efforcer de donner
quelques explications à propos de l'épître de la
conjonction de cet auteur qui est un sage accompli (...) et Ibn
Thophaïl, l'auteur de cette épître, est de la
catégorie des hommes parfaits, parvenus à une vision sans
tâche, et son intention profonde sera explicite pour tout homme
intelligent». (13).
Maîmonide avait déjà compris l'intention
de rénover le discours par le biais de la littérature que tentait
Ibn Thophaïl dans son récit. Il dit que « tout homme
intelligent comprendra qu'il s'agit ici d'une métaphore et saisira
l'ensemble sans se porter préjudice. Rien de ce que l'on relate dans
cette épître ne fait preuve de complaisance vis-à-vis des
opinions anciennes; tout ici est intégralement affranchi de l'habitude
et débarrassé de la coutume, car la coutume constitue un obstacle
important sur la voie de la vérité »
(14).
En lisant ce commentaire, nous voyons comment Narboni a
mobilisé tous les concepts Kabbalistiques afin de répondre
à la question ontologique de notre auteur. Les concepts de
« séfirot » et
« d'intellect » font bon ménage dans une
réception qui parfois prend l'allure d'une révélation de
dernière instance.
Soulignons, à propos de cette coutume, que Narboni l'a
considérée comme une entrave à la vérité,
puisque la réception arabo-musulmane de l'oeuvre d'Ibn thophaïl a
suscité une grave polémique dans la pensée
théologique de l'islam : L'idée d'accéder
à une connaissance parfaite de Dieu sans passer par les religions
révélées fut considérée comme une
hérésie.
Avant lui Averroès avait subi les mêmes
offensives lorsqu'il avait soutenu l'idée de l'éternité du
monde.
Sur cette question, Léon Gauthier rapporte que :
« formée vers l'an 1300, cette légende d'un
Averroès impie, grand maître d'incrédulité,
d'athéisme, de matérialisme, d'immoralité, s'est transmise
à travers les siècles » (15).
Il fallait attendre la thèse de Doctorat de Renan,
Averroès et l'Averroïsme, soutenue en 1866. (16), pour rendre
justice à ce penseur, précurseur de la pensée moderne.
Ayant fait le commentaire de sa thèse Léon Gauthier rapporte dans
son livre supra cité : «Ibn Roch n'est donc pas pour
Renan, comme il l'était pour les scolastiques, le coryphée de
l'impiété, de l'athéisme, le blasphémateur
audacieux, acharné contre toutes les religions. Mais il demeure,
à ses yeux, un libre penseur déclaré, un rationaliste
accompli, un pur philosophe, qui suit imperturbablement le droit chemin de la
raison, et ne daigne s'occuper des théologiens, enchaînés,
presque aussi étroitement que la foule ignorante, dans les liens de la
superstition (...) en un mot, l'attitude d'ibn Rochd à l'égard de
la religion n'est plus, comme aux yeux des scolastiques, l'offensive, mais la
défensive » (17).
A propos de la genèse du récit de notre auteur,
Ibn thophaïl, nous avons dit que tous les événements
intérieurs et extérieurs qu'il a vécus allaient constituer
la première instance narrative de son roman; ajoutons aussi que
ce sentiment de la défensive dont nous avions
parlé en évoquant Averroès constitue un des motifs de son
écriture; ce qui donnera à son discours son style retenu qui
parfois, prendra le caractère du contre discours.
Dans toute cette tempête orchestrée contre Ibn
thophaïl, son oeuvre a subsisté et nous est parvenue dans toute son
intégralité puisqu'elle est retenue dans les programmes
d'enseignement de la lecture dans les classes primaires en Algérie (18).
Le pédagogue algérien a vu dans ces textes une initiation
à la réflexion sur le monde de l'enfant qui s'interroge sur le
monde qu'il appréhende progressivement depuis ses éléments
les plus simples jusqu'à ceux les plus complexes.
Par conséquent, de la réception
écolière à celle de la théosophie, l'oeuvre ne
cesse de parcourir des univers différents dont les plus importants
furent les différentes traductions que nous allons passer en revue sans
pour autant prétendre les analyser, car ce n'est pas ici l'objet de
notre étude.
Il est cependant important de souligner que les traductions
peuvent être aussi concluantes que déroutantes.
S'agissant d'une oeuvre écrite en arabe dans un style très fort
et chargé de toute l'histoire de cette langue, l 'auteur qui se charge
de la traduire ne peut pas ne pas interférer par une vision qui est
autre que celle qui a alimenté initialement son écriture.
Il est en parfaite situation d'une nouvelle écriture de l'oeuvre
originale car il redistribue des syntagmes lexico-sémantiques autres que
ceux choisis par la première création. Le mot cible qu'il utilise
est lui- même un micro-univers mental et culturel, il est par
conséquent chargé de toute la vision du monde de la langue
cible.
A titre d'exemple, Ibn thophaïl, dans sa formule d'envoi
: « tu m'as demandé, frère généreux,
sincère, affectionné, de te révéler ce que je
pourrais des secrets de la philosophie illuminative »
H.I.Y.P.1 avait été traduit en situant son intention
dans un contexte purement philosophique.
En effet l'expression « al
hikmet'el-mouchriquiya » utilisée par l'auteur ne peut
pas être traduite par « philosophie
illuminative » mais par « sagesse
illuminative ». Bien que cette traduction ne soit pas tout à
fait fidèle car le mot « hikmet » ne veut
pas dire sagesse tel qu'on l'entend dans les langues indo-européennes
mais plutôt « l'intuition de ce qui est
vrai et véritable sans interférence anthropomorphique dans une
sorte de théophanie du langage ».
Pour sa part Léon Gauthier a essayé de soulever
le problème de cette traduction (19) sans réellement situer
l'intention de l'auteur de vouloir communiquer une intuition de la
vérité en dehors du discours des hommes non initiés
à la voie des mystiques. Quant au terme arabe
« mouchriquiya », il a été traduit
par « illuminative alors que
« al'ichraq » est une doctrine mystique qui
a pris naissance avec les frères de la pureté » (20)
(21).
Par conséquent, il ne s'agit pas de concepts que notre
auteur a utilisés, seulement dans une contrainte sémantique, mais
de deux concepts qui résument quelques trois siècles de
débats théosophiques, c'est à dire depuis la publication
des traités des « frères de la
pureté » en 909 (22).
Nous voyons comment et combien le problème de la
traduction est sérieux, car entre « philosophie
orientale », « philosophie
spiritualiste », « philosophie
idéaliste » et « sagesse
illuminative » qui est à notre sens la traduction la plus
« proche », les orientations d'analyse sont
différentes voire même opposées.
Nous ne pouvons faire ici toute la traduction, mais nous nous
contentons de souligner son importance afin de restituer le discours dans son
projet initial : le récit initiatique.
Avant de revenir sur les différentes traductions,
rappelons que l'auteur de Hayy Ibn Yaqdhân avait tenté, dans son
récit, de donner à une expérience mystique, des
perspectives collectives. Certains parleront d'autobiographie, pour notre part,
nous utiliserons le concept d'autopsychégraphie en
donnant au mot psyché son sens premier :
L'âme.
2-LES TRADUCTIONS
2-I - La première
traduction hébraïque
Elle a été faite par un auteur anonyme au
début du 13° siècle. Nous n'avons trouvé aucune
indication sur ce traducteur, si ce n'est par l'intermédiaire du
commentaire de Moïse de Narbonne fait sur cette même traduction. Les
indices sur les conditions des penseurs juifs ouverts à la
réflexion sur l'averroïsme nous sont donnés dans le
commentaire de Moïse lorsqu'il dit dans son introduction :
« Nous avions déjà promis ce
commentaire de Hayy à la fin de notre explication de
l'épître sur la possibilité de la conjonction avec
l'intellect agent d'Averroès mais nous en fûmes
empêchés par des vicissitudes ( 2 4 ) et par d'autres sujets
de la spéculation »(25).
Nous pouvons deviner le sort de ceux qui osaient se rallier
à la pensée musulmane même lorsqu'il s'agissait de pures
spéculations philosophiques : L'inquisition est un
phénomène religieux qui n'épargne aucune religion soumise
à la doxa de sa paroisse.
2-2 - La première traduction
latine
Elle est de Pococke Edward (1671 et 1700), elle comporte les
textes en arabe du récit de notre auteur sous le titre :
« Philosophus auto-didactitus,, sive epistola ABI jafar ebn
thophaïl de haï ebn yaqdan, qwa ostenditur quomodo ex inferioum
contemplative ad superirum notition ratio human asendere possit ex arabia in
lingum latina versa ab edwardo pocockio ».
Cette traduction a été considérée
comme très illisible puisqu'il fallait recourir à l'arabe pour
comprendre le contenu. Selon Léon Gauthier, il la qualifie d'exacte,
mais d'une fidélité « poussée jusqu'à
la servilité ». Nous pouvons là aussi deviner que
Pococke voulait restituer le sens exact de l'oeuvre en s'efforçant de se
substituer à l'intuition extatique de notre auteur.
2-3 - La première traduction
hollandaise
Elle fut réalisée à partir de la
traduction de Pococke en 1672 sous ce titre : » Het Leeven Van
Hai Ebn Yakdhan, in het arabissch beschreeven door abu jaafar ebn
thophaïl, en uit de latynsche overzettinge van Eduard Pocock, A.M, in het
nederduitsch vertaald. » (La seconde édition ajoute
Door S.D.B). Concernant ces dernières initiales
données à la fin de la deuxième traduction, elles
demeurent une énigme car lues de droite à gauche, elles
désignent benedict de Spinoza. A ce sujet Léon
Gauthier nous apporte quelques explications :
Le mot de cette énigme a été
donné semble-t-il, par W. Meijer, de la Haye, au cours d'un article paru
en 1920 dans la revue hollandaise de philosophie, « tijdschrift
voor wijsbegeerte ». L'auteur de cet article avait
constaté, dit-il, « qu'un exemplaire des opéra
posthuma de Despinosa, appartenant à la bibliotheca Rosenthaliana
d'Amsterdam, était relié avec une traduction d'un auteur arabe du
XII° siècle intitulée het leven Hayy ben yoqdhan ,il
s'agit de Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn thophaïl) (...) Spinosa, dès
sa jeunesse, s'était de plus en plus écarté du
système de Descarte pour fonder sur la philosophie
judéo-musulmane son propre système philosophico-religieux. (...)
c'est cette conformité de la pensée de Spinosa avec celle des
philosophes arabes « qui le conduisit à recommander
particulièrement le roman d'ibn thophaïl à ses amis, ce qui
ensuite a donné lieu à la traduction de johan bouwmeester et
à l'addition des lettres B.D.S» (26).
Rappelons, pour le besoin de notre cause, que Spinosa
s'était assigné comme objectif fondamental, la transmission d'un
message libérateur à l'égard de toutes les servitudes, un
message qui se veut porteur de joie pour donner la connaissance de la nature,
c'est à dire de Dieu. Pour arriver à cette station de
contemplation de la nature divine des choses, il faut accéder à
celle des causalités qui donnent à chaque être, dont
l'homme, sa spécificité. De cette substance essentielle des
choses, l'homme ne peut percevoir que deux attributs : L'étendue, c'est
à dire le corps éternel dans une sorte d'idée
platonicienne et la pensée qui ne peut appréhender que les
moments du corps dans ses manifestations accidentelles ou temporelles.
Pour Spinosa, il existe trois modes de connaissance :
1) la croyance
2) le raisonnement
3) l'intuition
rationnelle
Concernant notre corpus d'analyse, Hayy ibn
Yaqdhân, il manifeste, sur le plan de l'écriture,
cette instance narrative dont nous avons parlé, et qui se retrouve dans
tous les récits initiatiques dans la voie des Soufis: LA
THEOSOPHIE
2-4 - Hayy ibn Yaqdhân et les Quakers
(27)
C'est en 1674 que parut la traduction de George Keith à
partir de celle de Pococke. Elle fut intitulée sous l'explication
suivante : « an account of the oriental philosophy sheiwing the
wisdom of some renanned men of the east and particulary the profound
wisdom of hay ben Yaqdhân, both in natural and devine things which men
perfection writ originally in arabic by abi jaafâr ebn thophaïl, a
philosopher by profession and mohametan by religion is demostrated by what
steps and degrees, human reason, improved by dilligent observation and
experience, may arrive at the knowledge qf natural things and from thence to
dicovery of supernaturals, more especially of god the concenments of the
word.».
Les quakers avaient trouvé dans l'oeuvre d'Ibn
thophaïl un topos commun avec leur vision mystique
chrétienne qui conçoit la vérité en dehors de toute
hiérarchie ecclésiastique, et que seule la lumière de
l'esprit peut guider l'homme à rentrer en union avec Dieu.
Robert Barcaly avait, dans son ouvrage, « the
apology », trouvé un exemple à suivre dans
l'expérience mystique. Il y avait trouvé des arguments
convaincants pour soutenir la thèse de « la lumière
de l'esprit » qu'il avait développée dans son
ouvrage. Il avait obtenu que l'exemple de Hayy Ibn Yaqdhân était
une idée qu'il avait développée dans la doctrine des
quakers : L'homme sincère et pur de son esprit ,dont le coeur est ouvert
à la réflexion profonde, parvient aux lumières divines
sans avoir recours à la tradition religieuse héritée. Il
peut se dispenser de la pensée sociale qui ne voit que
l'intérêt du groupe dominant. Seule la lumière
intérieure présente dans chaque âme peut appréhender
ses vérités.
Cependant, les quakers, pour des raisons que l'on ignore, se
sont réunis en 1779 et ont décrété une loi
intérieure qui interdit la lecture du roman de Hayy ibn Yaqdhân.
Ils ont supprimé ainsi « le rapport » de
Barcaly dans les éditions suivantes de son ouvrage « the
apology » dans lequel il incitait à la lecture de
l'oeuvre d'Ibn thophaïl (29).
En 1686 apparut une autre traduction en anglais. Elle fut
faite à partir de celle de Pococke par George Achwell sous le titre et
l'explication suivante :
« the history of haï ebn yokdhan, the
indian prince or the self taught philosopher, written originally in arabic by
abi jaafar ebn Tophail, a philosopher by profession and mohametan by religion
is demostrated by what steps and degrees, human reason improved by diligent
observation and experience, may arrive at the knowledge of natural things and
from thence to discovery of supernaturals, more especialy of gold the
concenments of the world ».
A la suite de cette traduction, Achwell, Keith et Barcaly se
sont mis d'accord sur le contenu doctrinal de Hayy qui ne contredit pas les
révélations ni ne s'éloigne des religions d'Abraham, sauf
qu'il expose une expérience mystique dans laquelle il montre la
possibilité d'accéder à la connaissance divine par
l'expérimentation et l'intuition dans le régime du
solitaire.
2-5 - La traduction allemande.
Faite sur la version latine de Pococke et sur la version
anglaise de Simon Ockley par J.George. Elle fut intitulée :
«der von sich sebt gelehrte weltweise. Fransfort,
1726 ».
2-6 - La deuxième traduction
allemande : par J.G. Eichlorn intitulée:
« der naturmensch, oder geschichte des hai ebn
joktan, berlin, 1783 ».
2-7 - La traduction française de
Léon Gauthier faite en 1900 (première
édition) puis en 1936 (deuxième édition).
Cette deuxième édition plus exhaustive et
érudite nous renseigne sur la réception de l'oeuvre d'Ibn
thophaïl par l'occident et sa compréhension à partir des
connaissances compilées dans les différentes universités
européennes. Léon Gauthier apporte deux rectifications capitales,
la dernière nous semble très importante: Il s'agit de la
confusion longtemps entretenue dans le discours interprétatif entre la
notion de « fitra » et celle de
« raison » sur les rapports de la religion et de
la philosophie.
Hayy était en parfaite situation de solitaire,
l'instance narrative qui a mis en présence ce personnage matriciel
conçoit son projet en le polarisant sur ce seul personnage; les deux
autres personnages, Açal et Salaman dont nous étudierons les
fonctions dans notre étude, n'interviennent que pour la cause de la
diégèse et n'éclairent en rien la quête de Hayy.
Voici intégralement la rectification que nous rapporte
Léon Gauthier et qui nous semble très importante afin
d'identifier davantage la première instance narrative qui soutient en
structure profonde le récit de Hayy : « trouver en
Açal le docteur indispensable qui achève d'éclairer Hayy,
et qui lui fait voir comment cette religion qu'il professe naturellement
coïncide avec la religion révélée (30), c'est fausser
radicalement la doctrine d'Ibn thophaïl et des falassifa sur les rapports
de la religion et de la philosophie : c'est en prendre le contre-pied. Le
parfait philosophe, personnifié par Hayy ben Yaqdhân, n'a besoin
de personne pour s'élever à la science parfaite de Dieu et du
monde divin, comme de tout le reste. C'est
seulement après que notre solitaire soit parvenu de lui même
à cette connaissance intégrale, d'abord discursive, puis fondue
en une indivisible unité par l'illumination de l'intuition extatique,
c'est alors seulement qu'Açal survient, pour lui faire connaître
non pas la moindre vérité nouvelle, mais uniquement des symboles
imaginatifs de certaines hautes vérités philosophiques, symboles
appropriés à la faiblesse de l'esprit du vulgaire, et dont
l'ensemble constitue proprement, avec certaines dispositions légales et
certains détails rituels, qui ne sont point des vérités
mais des ordres, la religion prophétique. Ce n'est pas Açal qui
vient éclairer Hayy, c'est Hayy qui donne à Açal la clef
philosophique, l'interprétation démonstrative adéquate de
ces symboles religieux obscurs, dont les théologiens
ne savent proposer que des interprétations dialectiques, divergentes et
plus ou moins erronées.
Hayy, en effet, expose le premier à Açal sa
science, sa philosophie, sa mystique; et Açal s'avoue à lui
même « que toutes les traditions de sa loi religieuse
relatives à Dieu, à ses anges, à ses livres, à ses
envoyés, au jour dernier, à son paradis et au feu de son enfer,
ne sont que des symboles de ce qu'avait aperçu à nu Hayy ben
Yaqdhân. Les yeux de son coeur s'ouvrent, le feu de sa pensée
s'allume : il voit s'établir la concordance de la raison et de la
tradition; les voies de l'interprétation allégorique s'ouvrent
à lui; il ne reste plus dans la voie divine rien de difficile qu'il ne
comprenne, rien de fermé qui ne s'ouvre, rien d'obscur qui ne
s'éclaircisse : il devient un de ceux qui savent comprendre »
« plein » d'admiration et de respect pour Hayy ben
Yaqdhân... il s'attache à le servir, à l'imiter, à
suivre ses indications.. etc. ». singulier maître que ce
docteur illuminé d'évidence rationnelle par son prétendu
disciple » (31)
Nous avons souligné ce passage qui figure dans
l'introduction de la traduction française de Léon Gauthier afin
de situer la réception de l'oeuvre et de montrer que, pratiquement
toutes les traductions se réfèrent au rapport de la religion et
de la philosophie sous-tendu ,soit par une autobiographie, soit par un
autodidactisme.
Nous retenons pour notre part les orientations de lecture
données par Léon Gauthier lorsqu'il a fait allusion à la
mystique car c'est à notre sens l'intention initiale de notre auteur.
Nous étudierons cette question lorsque nous aborderons le chapitre
suivant, le contrat fiduciaire.
2-8- La traduction espagnole
Elle est faite à partir des textes arabes par D.
Francisco Pons Boigues, publiée en 1900 sous le titre :
« el filosofo autodidactico de aben tofail»
Sans doute d'autres traductions ont vu le jour depuis la
dernière citée. Mais, nous pouvons déjà conclure
que l'oeuvre d'Ibn thophaïl se prête toujours à
l'interprétation à la lumière des nouvelles techniques
d'analyse littéraire. C'est l'oeuvre
« ouverte » par excellence. Quant à la
polémique comparative, le débat n'est pas encore tranché
sur son influence et son inter-textualité. Les récits n'ont pas
cessé de dire que Daniel de Foe s'est inspiré sur Hayy Ibn
Yaqdhân pour écrire son « Robinson
Crusoé » (32).
3-Hayy Ibn Yaqdhân et Robinson Crusoé
Daniel de Foe a-t-il été
influencé par Hayy Ibn Yaqdhân ?
Cette question est toujours à l'ordre du jour dans le
discours littéraire comparatif. Farouk Saad (33) rapporte dans son
introduction au récit d'Ibn thophaïl (texte arabe) que c'est
Léon Gauthier qui fut le premier à tenter de répondre
à cette question, il conclut, souligne cet auteur que:
« l'auteur anglais qui avait publié son roman
en 1719 avait été inspiré par la lecture de Hayy ibn
Yaqdhân. Danièl de Foe aurait lu la traduction anglaise de George
kheith. De poer avait conclu que Crusoé incarne le personnage
« factis » alors que Hayy incarne celui de
« spiritis ». Ernest beker dans son livre the
history of english novel (1942), considérait l'histoire de Hayy comme la
source de Robinson Crusoé alors qu' Antonio pastor remarquait aussi
l'analogie dans les événements des deux histoires : construction
de l'habitat, apprivoisement des animaux ainsi l'évolution des deux
héros dans leur univers primitifs; leur transformation de l'état
primitif vers l'état de la connaissance, création d'outils,
d'armes de défense et de chasse, découverte du feu etc... ces
opinions sont toutes partagées par William kirby et leiffeeg olofson,
cependant, augustin serrano de harro et liktenstader ne sont pas arrivés
à une conclusion définitive » (34).
Nous voyons comment, en effet, l'histoire de ces
deux romanciers pose un grave problème en littérature
comparée.
Pour notre part, dans tout ce débat, nous rejoignons la
thèse de Malek Bennabi (35) qui dit que:
« Hayy et Robinson sont tous les deux mis en
régime du solitaire. Tous les deux se sentent assaillis d'un vide
cosmique et ontologique. Chacun va essayer de remplir ce vide et ainsi
déterminer son type de personnage. Il y a dans les deux cas deux
manières de combler cette vacuité : Observer les objets, trouver
leur fonction et leur donner un nom ou lever les yeux vers le ciel et
spéculer sur l'invisible afin de comprendre le visible. L'un peuplera sa
solitude de choses et donc son regard dominateur veut posséder ; l'autre
peuplera sa solitude d'idées, son regard interrogateur et en quête
de vérité. Ainsi naissent deux types de récits : un
récit de réification et un récit de quête
ontologique ». (36)
C'est donc à partir d'une table rase d'idées que
commence l'aventure du héros d'Ibn thophaïl, tandis que Robinson
Crusoé arrive d'un naufrage et emporte avec lui toutes les idées
du siècle. Ce qui lui manque, ce sont les objets. Voici l'emploi du
temps d'une journée de Robinson Crusoé sur l'île où
il échoue:
« je commençais, écrit-il dans
son journal de bord à régler mon temps de travail et de sortie,
mon temps de repos et de récréation, et suivant cette
règle que je continuais d'observer, le matin, s'il ne pleuvait pas, je
sortais avec mon fusil pour deux ou trois heures , je travaillais ensuite
jusqu'à onze heures, puis je mangeais ce que je pouvoir avoir, de midi
à deux heures, je me couchais pour dormir à cause de la chaleur
accablante et dans la soirée, je me remettais à l'ouvrage. Tout
mon temps de ce jour là et du suivant fut employé à me
faire une table; car je n'étais alors qu'un triste ouvrier mais
bientôt après, le temps et la nécessité firent de
moi un parfait artisan ».
Nous voyons là comment Robinson Crusoé surmonte
l'angoisse de sa solitude par le travail, pendant ce temps, tout cet univers
d'idée s'est centré autour d'une
« chose » : la table qu'il voulait faire.
Pour Hayy Ibn Yaqdhân, l'aventure de sa solitude a toute
autre tournure. Sa véritable quête commence avec la mort de la
gazelle, mère adoptive de l'enfant solitaire : « quand il
la vit dans cet état, le jeune garçon fut saisi d'une
émotion violente, et de douleur, peu s'en fallut que son âme
s'exhalât (...) il lui examinait les oreilles et les yeux sans y
apercevoir aucun dommage apparent; il lui examina tous ses membres sans en
trouver aucun qu'il ne fut endommagé. Il désirait ardemment
découvrir la place du mal pour l'en délivrer afin qu'elle revint
à l'état où elle se trouvait auparavant, mais rien de tel
ne s'offrait à lui, et il était impuissant à lui porter
secours » H.I.Y. P31.
C'est à partir de cette impuissance face à la
mort que l'initiation de Hayy débuta et se poursuivit dans le monde des
idées et des perceptions intuitives. Ce qui lui permettra
d'accéder à une vision intérieure de son être puis
à l'idée de l'unité éternelle du monde. Hayy partit
d'une idée afin de surmonter l'angoisse du vide cosmique tandis que
Robinson se transposa vers l'univers des choses à partir d'une table.
Faut-il parler d'une influence quelconque si on adopte cette vision du type de
personnage ?
Nous laissons le soin aux chercheurs qui ont
étudié cette question de plus près et nous renvoyons aux
différents ouvrages cités en notre note N° 32.
Concernant notre corpus, le régime du solitaire est
sous-tendu par une quête de soi provoquée par une absence
d'idées. Le récit de notre auteur va fonctionner à combler
ce vide en quête de l'absence. C'est cette quête qui permettra
l'initiation, partagée entre le narrateur et son narrataire, de se
réaliser ,et ainsi rejoindre l'idée fondatrice du soufisme :
« wahdât-el-wûjûd »,
littéralement, unité de l'existence
(37).
4-Hayy Ibn Yaqdhân dans
l'inter-textualité.
Il n'est pas de doute que cette oeuvre magistrale ne cesse de
provoquer des influences aussi bien dans l'univers de la littérature que
du cinéma. A ce sujet, Farouk Saad (38) constate dans l'histoire du
Rudyard Kipling, « jungle Book » et
« the second book of the jungle » des échos
de l'univers de Hayy, ce qui suppose pour lui que kipling avait pris
connaissance de l'oeuvre de notre auteur par le biais des traductions
anglaises.
L'histoire de Hayy dont les événements se
déroulent dans une des îles de l'Inde a inspiré
l'écrivain anglais à créer le personnage de
« mowgli » qui nous rappelle l'enfance de Hayy lorsqu'il a
été recueilli par la gazelle.
Certes, kipling ne fait pas aboutir son personnage aux
degrés de la connaissance auxquels est arrivé Hayy, mais il
développe l'idée de la nature animale chez l'homme puisque
Mowgli, dont le nom signifie « grenouille » dans
une des langues indiennes, a été lui aussi recueilli par une
louve qui avait intuitivement reconnu chez cet humain les
caractéristiques de sa propre animalité. « Le livre de
la jungle » est en fait le livre de la vie naturelle où le
monde animal et celui des humains se confondait dans une sorte d'intuition
primitive. L'oeuvre de kipling incite à la réflexion sur la
nature humaine incorruptible; elle rejoint la conception de J.J. Rousseau qui
voyait que l'homme est bon par nature mais que c'est la société
qui l'a corrompu.
Sur le plan cinématographique, ce fut tout d'abord walt
disney qui reprit le scénario de mowgli en bandes dessinées sous
le nom du « livre de la jungle ». Il
réalisa son chef-d'oeuvre en 1966 dans les studios de Hollywood; le
rôle de mowgli fut interprété par Sabu et son histoire
interpelle aussi bien les enfants que les adultes.
Ensuite ce fut le personnage de tarzan qui fut construit
à l'image de Hayy par Edgar Rice Bourroughs. Ce type de personnage est
rentré dans un univers mythique. Il a fait l'objet de dizaines de
récits et plus précisément de quarante- trois
long-métrages et cinquante -sept productions
télévisées ainsi que deux mille bandes dessinées
sans compter tous les travaux qui ont été faits sur ce
personnage.
Soulignons qu'une étude remarquable a été
faite sur le personnage de Tarzan par F. Lacassan en 1971 dans une
édition française sur plus de cinq cents pages.(39)
Le mythe de l'enfant abandonné dans une nature sauvage
et recueilli par une femelle à la recherche de son petit, a fait l'objet
d'une littérature prospère, en effet, depuis le Hayy Ibn
Yaqdhân d'Ibn thophaïl (12° siècle), il a
été repris par d'autres écrivains en plus de ceux que nous
venons de citer :
- dix récits qui racontent les aventures de
« Bomba » écrits par R.Rochowood et publiés
entre 1922 et 1938 sous le titre de « Bomba the jungle
boy ».
- l'histoire de « Tom, son of the tigre »
publiée à New York en 1931 par Otis Albert Kline.
- l'histoire du personnage de kaspa qui fut
éduqué par des lions, « the lions way »,
Londres 1931 par Hatkinson and CO. Et qui fut réalisée sur le
plan cinématographique dans le personnage de Buster Krappe qui retrace
un des cycles de Hayy Ibn Yaqdhân.
- quatre histoires racontées par WILLIAM. l. chester
et publiées à New York entre 1930 et 1938 dont le héros
fut Kioga et dont le père fut mort dans une île, et qui fut
récupéré par des animaux qui le prirent en charge.
- neuf histoires écrites par Maurice B.Gardner,
publiées à Boston en 1936 dont le héros fut Bantan,
l'enfant qui fut victime d'un naufrage puis projeté par les vagues sur
une île du pacifique.
- en 1936, apparut en Belgique l'histoire du
« Hiro, enfant de la jungle » écrite par Jean Ray
.Elle raconte les aventures de ce héros qui fut aussi victime d'un
naufrage et qui échoua sur les rives des îles de la Malaisie, il
fut éduqué par une tribu de singes
« Guglo ».
- enfin, l'écrivain Roy Moyer écrivit
l'histoire de l'enfant dauphin, « the boy
dolphin » en 1967 à New York.
Ainsi l'univers de ce personnage mythique se transpose de la
terre vers la mer.
Soulignons aussi que dans les productions des bandes
dessinées ont apparu successivement les personnages de
« Targa », « Tim »,
« Tao », « Yorga »,
« Togar », « Akim » et
« Tamar ».
Dans toute cette inter-textualité, nous
voyons seulement se développer le mythe de l'homme sauvage sans
qu'aucune allusion ne soit faite à propos de la quête spirituelle
entamée par notre héros, Hayy Ibn Yaqdhân.
5-Hayy Ibn Yaqdhân et l'histoire du
criticon
Au début de notre siècle, M. Emilio garcia
Gomez, professeur à la faculté des lettres de Grenade, pensait
trouver un nouveau document qui compromettrait l'originalité de
H.I.Y. Fortuitement, il avait mis la main sur un conte écrit en
espagnol, dans les archives de la bibliothèque de Madrid, en 1929.
Ce conte était intitulé :
« historia de dhul-qurnaîn (Alexandre le Grand) et
...Cuento del Idolo, del rey y de su hija ».
Ce récit raconte qu'Alexandre le grand, au cours d'une
de ses expéditions, arrive à l'île d'Arin, où il
rencontre une idole gigantesque portant une description qu'il ne peut pas
déchiffrer. Il fait appel à un vieux savant qui a science des
anciennes inscriptions. Il se mit à déchiffrer le contenu.
C'est ainsi qu'Alexandre le grand prit connaissance de l'histoire de cette
idole. Il apprit qu'elle était l'oeuvre d'un ancien roi despote dont
l'histoire ressemble étrangement à celle de Hayy.
La fille de ce roi avait fatalement conçu un enfant
d'une union secrète, craignant que cela ne se sache, elle abandonna son
petit à la destinée en prenant soin de le mettre dans un berceau
et le remit sous la protection de son créateur en le jetant dans la
mer. Poussé par les vagues, il échoua sur une île
déserte. Il fût ensuite recueilli par une gazelle qui était
à la recherche de son petit. Elle prit soin de lui, l'allaita et
l'éduqua à survivre en développant les instincts de ses
congénères.
Vint alors sur cette île un personnage qui apprit
à cet enfant le langage des hommes, leur science, leurs lois, leur
histoire et celle de leur prophète; ainsi que les enseignements des
religions révélées. Le récit nous fait
découvrir que ce personnage était son propre père, l'amant
de sa mère. Il était le Vizir du roi, mais pour des raisons
politiques, il fut disgracié par le roi et contraint de s'exiler.
Le père et le fils qui s'ignoraient leur parenté
furent recueillis par un bateau qui les emmena dans le monde des hommes
où ils découvrirent leur absurdité et leur
incrédulité.
En comparant les deux récits, nous demeurons assez
sceptiques à croire qu'Ibn thophaïl soit réellement
influencé par ce récit . Tout d'abord H.I.Y.
découvre la science des hommes alors que le solitaire du conte de
l'idole en eut la connaissance par l'intermédiaire de son père,
ensuite aucune information n'a été donnée sur la date de
parution de cet ouvrage (voir Léon Gauthier page IX, Hayy Ibn
Yaqdhân OP.Cité), et donc il est difficile de parler d'une
quelconque influence en l'absence d'informations précises.
Quant à l'histoire du « criticon »
de Baltaza Gracian Léon (40), il semble qu'elle est une imitation
manifeste du Hayy, à en croire toujours Léon Gauthier lorsqu'il
rapporte que:
« vers le XVII° siècle parut, en
langue castillane, un roman allégorique du célèbre
jésuite aragonais Balthazar Gracian, intitulé EL Criticon qui, un
demi-siècle plus tard, fut traduit en français. Toute la
première partie de ce roman est une imitation manifeste du Hayy ibn
Yaqdhân. Le sage critile, tombé d'un navire en vue de l'île
de sainte-hélène, alors déserte, réussit à y
aborder. Un jeune homme, qui se trouve sur le rivage, l'aide à y prendre
pied. Mais il ne répond à aucune des questions de Critile : il
ne connaît aucun langage; il parait cependant bien doué. Critile
lui apprend à parler et lui donne le nom
« d'andrenio » qui veut dire humain , parce qu'il
n'avait presque d'homme que l'humanité. Andrenio lui raconte alors qui
ne se connaît point de parents. Aussi loin que remontent ses souvenirs,
il se voit allaité par une bête sauvage, dans une caverne de cette
île inhabitée. Il raconte à Critile ses
émerveillements en présence des splendeurs du ciel
étoilé et des merveilles de la nature; lorsqu'un tremblement de
terre ayant entrouvert la caverne, il avait pu enfin contempler le spectacle
de l'univers. L'harmonie universelle l'avait élevé à la
notion de Dieu. Les deux amis viennent en Europe sur un navire, et alors
commence pour eux une série d'aventures lourdement allégoriques.
Dans la plupart des traits qui précèdent, et dans d'autres encore
que nous passons sous silence, on reconnaît une imitation
indéniable du Hayy Ben Yaqdhân. Inutile d'ajouter que,
malgré un fond de péripatétisme qui lui est commun avec
Ibn thophaïl, l'objet essentiel de Gracian, ses préoccupations
doctrinales, sont tout autres. Il ne fait oeuvre ni de savant, ni de
métaphysicien, ni de mystique, mais seulement de moraliste. La
pensée dominante de son livre paraît être l'opposition de
l'état de nature et de l'état social : c'était
l'anachronisme, on le croirait écrit sous l'influence des idées
de J.J. Rousseau. »
Parler d'influence en littérature
comparée n'est pas une tâche facile surtout lorsque les deux
écrivains étudiés ne vivent ni la même
époque, ni sont de la même race, ni de la même religion ni
de la même civilisation. La première partie du Criticon
est publiée avant 1650, et le Hayy au XII° siècle, alors que
la première traduction de Pococke est faite en 1671.
Cependant, nous pouvons dire à la suite de Bakhtine que
le discours de l'un rencontre le discours de l'autre dans tous les chemins qui
le mènent vers son objet, il ne peut pas ne pas rentrer avec lui en
interaction vive et intense.
Pour notre part, et concernant notre corpus, Ibn thophaïl
tranche sur la question en affirmant que « ce récit
comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun écrit et qu'on
ne peut entendre dans aucun des récits oraux qui ont cours, il
relève de la science cachée que seuls sont capables de recevoir
ceux qui ont la connaissance de Dieu » H.I.Y.P.113
(42).
Le lecteur désiré par notre auteur est donc bien
spécifié par l'instance narrative « seuls sont
capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu »
Toute oeuvre dira René Wellek est destinée à trois
catégories de réception; la première comporte un lectorat
désirable par l'instance, la deuxième, un lectorat
indifférent et la troisième un lectorat indésirable.
Hayy Ibn Yaqdhân vise la première et
tente de réaliser avec cette réception un véritable
contrat d'initiation.
Pourtant, nous avons vu se développer tout au long des
différentes réceptions un discours contraire à l'effet
désiré par l'instance narrative. Les uns ont
récupéré le récit à des fins argumentatives
(cas de Narboni et des Quakers), les autres ont développé le
« régime du solitaire » et ainsi
permis à l'inter-textualité d'intégrer dans son univers
des phénotypes du personnage mythique Hayy Ibn Yaqdhân,
(cas du récit de Baltazar, El Criticon; du roman de Daniel de
Foe, Robinson Crusoé et de tous les personnages que nous avons
cités: Mowgli, Tarzan, Targa, Akim, Tamar, ect..
Certes, une oeuvre écrite et publiée,
n'appartient plus à son auteur, mais à la réception et
à son horizon d'attente. Le cas de Hayy est assez particulier parce que
sa réception dépendait fatalement de sa traduction dans les
différentes langues.
C'est donc, à ce niveau, que nous situons la
perte de sens et donc de l'écart actantiel.
6-Problématique de la traduction
.
« Traduire c'est éclairer un
érudit en l'emmenant à une compréhension jugée
accrue de l'oeuvre originale, par le biais de l'étrangeté et de
la distance vers la culture cible » dira S.Basnett Mc Guire, mais
« traduire c'est surtout reconstituer au plus près l'effet
d'une certaine cause » dira aussi Paul Valéry. (43)
C'est en effet l'éclairage de cette cause et l'effet
produit sur le lecteur que nous essayerons d'étudier tout au long de
notre travail. Ibn thophaïl avait, dans son introduction, averti le
lecteur de la difficulté de traduire en premier lieu les sensations et
les perceptions mystiques par le langage. Il dit que:
« le langage ne saurait le décrire, ni
le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre et appartient
à un autre monde. Le seul rapport que cet état ait un langage,
c'est que, par suite de la joie et du contentement de la volupté qu'il
inspire, celui qui y est arrivé, qui y est parvenu à l'un de ces
états, ne peut se taire à son sujet et en cacher les secrets; il
est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une exubérance et d'une
allégresse qui le porte à communiquer le secret de cette
station en gros et d'une façon indistincte »
H.I.Y.P.2.
El-Bisthâmi, en voulant exprimer cet état
extatique a dit « louange à moi ! Combien ma gloire est
grande! » . (44) El hallaj , dans son ivresse extatique a dit:
« je suis l'être véritable » .(45)
Aussi, la tradition orale initiatique rapporte les paroles de
el-djûnaîd (46) qui dans sa totale ivresse a dit «
celui qui est sous ces vêtements n'est autre que Dieu ».
Tout le récit de Hayy n'est autre que l'expression
littéraire des propos
« hérétiques » de ses
prédécesseurs dans la voie du soufisme. Du moins c'est ce que
l'on a compris de ce passage cité supra. Nous parlerons dans ce cas
d'autopsychégraphie, car le récit initiatique est une
matérialisation linguistique de l'état de l'âme dans sa
station de contemplation. Ibn thophaïl a dit dans un texte ce que ses
maîtres ont dit dans une phrase. Son texte à lui est
l'expression de son âme (psyché).
Toutes les traductions ont ignoré cet aspect
fondamental du récit initiatique dans la tradition théosophique
de l'islam. Les traducteurs ont surtout vu le rapport entre la religion et la
philosophie.
Aborder une étude autopsychégraphique par le
biais d'une traduction d'un texte qui a été initialement
écrit en arabe métaphorique, et qui lui-même traduit des
états extatiques pratiquement intraduisibles par les mots, comme le
souligne notre auteur, est une aventure non moins délicate en
littérature.
En premier lieu, c'est le terme de
« conjonction » utilisé par notre auteur
qui a fait l'objet de spéculations philosophiques et qui pour notre part
constitue l'effet initial demandé par l'instance narrative.
C'est tout d'abord Léon Gauthier qui a essayé de
donner une explication plus ou moins rapprochée de ce terme en
rapportant que le mot « el-ittiçal »
désigne chez les falâcifa, la
« conjonction » avec « l'intellect
actif » ou « intellect du monde
sublunaire. » Chez les soufis, l'union avec Dieu. L'union
mystique, dans cette vie et dans l'autre, se fait seulement avec l'intellect
actif.
Léon Gauthier, par la question qui se pose
à tous les spécialistes des sciences ésotériques,
ne se compromet pas dans ce discours provoqué par les soufis et renvoie
à la lecture du « guide des égarés de
Maïmonide « . (47).
Il importe pour nous, de faire une correction à ce
sujet qui nous semble capital pour l'étude de notre oeuvre: Le terme de
conjonction utilisé par Ibn thophaïl, plus
précisément désigné par le terme en arabe
« wûçûl » (48) a
été déjà expliqué par notre auteur qui s'en
est remis à son maître Ibn Sina pour aborder cette question
très délicate. Il dit :
« lorsque la volonté et l'exercice
mystique l'on conduit jusqu'à un certain degré, il entrevoit,
comme en de fugitives lueurs d'aurore, des apparitions rapides et suaves de
l'être véritable, semblables à des éclairs qui
verrait luire à peine et disparaître. Puis, ces illuminations
soudaines se multiplient s'il persévère dans cet exercice, il
devient expert à les provoquer, si bien qu'enfin elles lui arrivent sans
exercice. Chaque fois qu'il aperçoit un objet, il se détourne de
lui vers l'auguste sainteté pour considérer quelque chose d'elle
: il lui vient alors une nouvelle illumination soudaine, et peut s'en faut
qu'il ne voit l'être véritable en toute chose.
Enfin cet exercice le conduit à un point où
son état momentané se trouve en quiétude parfaite; ce qui
était furtif devient habitude, ce qui était une faible lueur
devient une flamme éclatante, il arrive à une connaissance
stable, semblable à une société continuelle(...) son
être intérieur devient un miroir poli orienté du
coté de l'être véritable. Alors les jouissances d'en haut
se répandent abondamment sur lui, il se réjouit en son âme
des traces de l'être véritable qu'il y saisit; en cette
situation, il regarde d'une part vers l'être véritable, de l'autre
vers lui même, et il flotte encore de l'un à l'autre.
Enfin, il perd conscience de lui même . il ne
considère plus que l'auguste sainteté, ou s'il se
considère lui même, c'est seulement en tant qu'il le
considère, et c'est alors qu'à lieu l'union
intuitive H.I.Y.P.5
Remarquons que l'explication donnée par l'auteur est
plus significative, elle se sépare fondamentalement de la vision
philosophique qui veut lui donner un sens kabbalistique. Nous pouvons la
résumer en cette phrase célèbre rapportée par le
maître de la confrérie soufie de Tlemcen Sidi Benaouda Ben Mamcha
(mort à Tlemcen le 23/1/I983 à l'âge de IO4 ans )
« celui qui y est arrivé, voit en toute chose Dieu, mais
il Le voit éternel, quadim, dans l'éternité
même de cette chose ».
Par conséquent tout le récit de Hayy Ibn
Yaqdhân est le propre champ sémantique de la notion de
« conjonction »,
« d'union », »d'arrivée »
du « mourid », le futur initié, à
l'étape finale de sa quête. Le roman d'Ibn thophaïl se
propose comme un guide et un témoignage de ce parcours initiatique
partagé entre le narrateur et son narrataire.
Travailler sur le texte en arabe ou sur la traduction en
français importe peu, car nous aurons travaillé dans les deux cas
sur deux traductions : l'une traduit un état d'âme très
complexe dans une langue purement métaphorique, l'autre traduit un
univers sémantique conséquent à la première.
Par conséquent, ce qui est à notre sens plus en
conformité avec l'intention de l'auteur, c'est d'étudier cette
dialectique entre l'effet et la cause, et sur le plan narratif, entre
l'instance première et l'instance de la réception qui
obéissent toutes les deux aux règles du contrat
narratif instauré par l'auteur- narrateur. La cause qui
engendre le récit est partagée entre l'instance narrative que
nous avons expliquée plus haut et la demande virtuelle d'un
« mûrid » c'est à dire d'un demandeur
d'initiation aux secrets de la sagesse illuminative. L'effet
désiré par le narrateur-initiateur est double : L'acquisition du
goût et la conversion de son narrataire au soufisme. Entre ces deux
effets se développe une tension didactique où les mots, les
phrases, le récit perdent leur sens au profit de la
signification dans une sorte d'entropie sémantique.
Il ne s'agit pas de se disputer l'exactitude d'un mot dans la
langue cible mais d'adhérer au jeu du narrateur à la
lumière des connaissances sur la mystique soufie par
référence aux concepts forgés dans leur propre
discours.
Expliquons que la demande virtuelle dont nous avons
parlé provient de tout être qui aspire à cette quête
ontologique. Hayy Ibn Yaqdhân signifie littéralement
« le vivant fils du vigilant » et par métaphore,
la condition humaine engendrée par la condition divine
ou plus exactement « le Prototype, fils de
l'Archétype ».
Le titre de l'oeuvre reste néanmoins très
significatif et judicieusement choisi par l'auteur. Pourtant ce personnage a
fait son chemin dans les différentes traditions théosophiques
avant de parvenir dans le récit d'Ibn thophaïl.
7-La Genèse du personnage.
Hayy Ibn Yaqdhân est mis sous le patronage d'Ibn Sina,
l'auteur le reconnaît lui-même (p.2), mais il affirme aussi que son
récit ne figure dans aucun livre ni dans aucun des discours oraux.
Par conséquent la genèse de son récit s'est faite
intérieurement dans une quête de soi sous-tendue par une instance
extra-textuelle: La tradition théosophique. Par contre,
s'agissant des personnages, Hayy, Açal et Salaman, il y a eu
certainement des emprunts mais qui ont une toute autre fonction,
différente de celle donnée par Ibn Sina à ses
personnages.
Effectivement, le premier récit d'Ibn Sina porte aussi
le nom de « Hayy Ibn Yaqdhân » mais sa portée
didactique est toute autre que celle de notre auteur. Son histoire raconte
allégoriquement le conflit manichéen entre la raison et la
passion dans le théâtre des cinq sens par lesquels l'homme
perçoit le monde. Son Hayy intervient dans son récit comme un
guide spirituel dans le chemin des hommes. Il incarne la raison de la
foi, forgée dans les principes de la vertu. Sa pédagogie
enseigne à l'homme les lois de la logique et de la philosophie et
l'avertit des sentiers du désir et de la passion. Il le guide à
la manière d' Homère vers les vérités
supérieures et les sphères lumineuses de la nature incorruptible
de l'esprit.
Le deuxième récit d' Ibn Sina porte le nom de
« Salaman » et de
« Açal ». Il reprend une thématique
abordée dans son premier récit : le conflit manichéen
entre la raison et la passion. Les deux protagonistes sont les deux personnages
cités, ils sont tous victimes de la passion incarnée dans les
désirs de la femme :
« Salaman » et
« Açal » étaient des frères,
l'un était marié à une femme très jolie, et
l'autre, plus petit, était convoité amoureusement par cette
femme. Elle s'acharna à assouvir ses désirs mais trouva en
Açal une chasteté déconcertante. C'est alors qu'elle
décida de réaliser son amour par astuce et perfidie.
Elle lui présenta une amie et fit en sorte que leur
union amicale débouche sur un mariage . La nuit de leur noce, avec sa
complicité , elle se substitua à la mariée dans le lit
conjugaL. Açal ne s'aperçut de rien car il faisait très
sombre cette nuit là, mais voilà qu'un éclair
inopiné illumina la chambre et fit découvrir le manège.
Açal, tout confus et désemparé quitta la chambre et
décida de s'éloigner de la cité. Il prit un
détachement militaire et entreprit des campagnes contre les ennemis du
royaume de son frère. Il crut se faire oublier ainsi, mais à son
retour il vit que l'acharnement de cette femme était sans fin et
s'engouffra dans une solitude sévère.
La femme de Salaman, perdit tout espoir de la voir venir vers
elle et décida de le tuer. Elle mit du poison dans un de ses repas et
accomplit ainsi son forfait. Salaman, bouleversé par la mort de son
frère, se délaissa du royaume et rentra dans l'ascétisme
le plus sévère. Il fut éclairé dans ses
prières et découvrit la vérité. Il revint à
la cité et se vengea sur sa femme de la même manière
qu'elle le fit pour son frère.
Ainsi s'achève l'histoire de Salaman et de Açal
d'Ibn Sina. L'explication que nous avons retenue est celle du docteur Mohammed
Ghanimi (49). Il interprète les symboles développés dans
ce récit de la manière suivante :
Les personnages d'Ibn Sina représentent
allégoriquement les forces manichéennes présentes en
chaque être humain : Salaman symbolise l'Ego et Açal,
la raison pure. La femme représente la passion. Son
amie symbolise la tentation par la substitution. L'éclair dans
la nuit profonde exprime l'illumination divine. Les campagnes militaires,
l'exercice mystique dans l'épreuve et la souffrance sur la voie de la
connaissance de Dieu. Le repas empoisonné est l'expression de la
colère de l'homme et sa précipitation à acquérir,
le plus vite, les biens de ce monde.
Concernant les personnages de notre auteur, ils ont, certes,
une fonction allégorique dans le récit, mais diffèrent
méthodologiquement dans leur fonction aussi bien dans le projet narratif
que dans la tradition théosophique de l'islam.
Ils sont l'expression sémantique et actancielle de la
psyché de l'auteur qui tente dans son récit de donner
à son expérience individuelle des perspectives collectives.
D'où, cette fonction initiatique que nous essayerons de
développer tout au long de notre étude.
Hayy Ibn Yaqdhân fonctionne comme le personnage polaire,
« qûtb », il est aussi bien le centre
convergent que divergent de la dynamique narrative. Il engage le récit
infini dans une quête infinie. Dans la tradition théosophique, il
est l'expression de cette formule rapportée par la tradition orale :
« ce que tu demandes est toujours devant toi", «inna `ladi
t'tloubouhou amâmek», cette formule indique que l'initiation
n'est jamais terminée; le personnage ne termine jamais sa genèse,
il ne s'accomplit jamais définitivement. A chaque fois qu'il atteint une
station, il en voit une autre plus belle et plus noble. A la différence
des personnages d'Ibn Sina, il n'exprime pas un rapport manichéen
où des forces contraires sont mises en présence, il tend vers une
unité indivisible, c'est le personnage à sens unique qui
réalise une sorte d'osmose actancielle dans le sens inverse. Il est en
état de concentration continuelle et absorbe tout dans son
itinéraire. Tous les actants fournis par le narrateur finissent par
perdre leur fonction au profit de sa survie dans le récit, de sa
genèse intra-textuelle, il redevient continuellement le personnage en
genèse dans l'écriture.
8-Le personnage en genèse
Ibn thophaïl fait naître son personnage dans un
univers mythique. Il rapporte dans son récit deux versions relatives
à cette naissance: la première développe la thèse
de la naissance spontanée à partir de l'argile en fermentation
dans une île en Inde nommée « Waq
Waq ». Cette région, rapporte l'auteur, est située
sous l'équateur et sous l'influence du quatrième climat (50).
Quant à sa deuxième naissance,
« on » rapporte qu'en face de cette île il y
avait un roi hautain et jaloux . Ce roi avait une soeur
qu'il empêchait de se marier. Or, elle avait un voisin du nom de
Yaqdhân, qui l'épousa secrètement. De cette union est
né un garçon. Craignant le scandale dans sa famille et surtout la
colère de son frère, elle le livra aux flots en prenant soin de
le mettre dans un coffre. Il fut emporté par le courant jusqu'aux
rivages d'une île voisine. Il fut miraculeusement poussé par les
vagues vers un fourré et, le reflux permit au coffre de demeurer dans un
coin isolé à l'abri du flux et des intempéries.
Ses cris parvinrent aux oreilles d'une gazelle qui avait perdu
son faon, elle suivit la voix croyant que c'était son petit et
découvrit la créature. Prise d'affection pour lui, elle l'allaita
et prit soin de lui jusqu'au moment où il parvint à sortir du
coffre et la suivre dans les entrailles de l'île pour recevoir
l'éducation animale parmi les congénères de sa mère
adoptive.
A partir de là, l'auteur développe les attributs
de son personnage dans un espace-temps de sept cycles:
8-I - Le cycle de
l'animalité
Ce cycle est introduit dans/ par la dynamique narrative par
les cris de l'enfant qui s'apparentent avec les cris du petit de la gazelle.
Ces attributs sonores catalysent la première transformation
narrative:
« il reproduisait de même, avec une
grande exactitude, tous les chants d'oiseaux ou cris d'autres animaux qu'il
entendait. Mais les cris qu'il reproduisait surtout, c'étaient ceux de
la gazelle qui demande du secours, ou qui veut rentrer en relation, ou qui
désire quelque chose, ou qui cherche à éviter un danger;
car les animaux, pour ces occasions différentes, ont des cris
différents » H.I.Y.P.29.
Le narrateur place son héros dans le règne
animal pour l'initier aux valeurs de la nature sans ambition de domination sur
elle.
Nous avons appelé ce cycle, l'âme animale par
référence au discours soutenu par les
« frères de la pureté » (51) qui
alimentait durant des siècles l'univers du discours
ésotérique dans la tradition théosophique de l'islam. Hayy
est en état de survie corporelle, il apprend par les facultés de
son âme animale à se préserver des facteurs
extérieurs, comme l'étudie Yves Marquet dans sa thèse:
« la conservation du corps, et il est important
de souligner que tous les plaisirs éprouvés par les âmes
animales (de même que les douleurs), les plaisirs des sens comme celui de
la vengeance, sont corporels, en ce sens qui sont éprouvés par
l'âme mais par l'intermédiaire du corps. Ils restent corporels non
seulement lorsque les sens sont au contact direct des choses, mais même
lorsque ensuite, ces choses étant hors de portée des sens,
l'âme se les rappelle, c'est à dire quand elle voit leur dessin
imprimé dans l'essence, comme le sceau dans la cire »
(52).
Son initiation dans le règne animal le place dans une
station noble où il parvient à réaliser les fonctions
angéliques tel que le souligne encore Ives Marquet en disant qu'
« il s'agit pour les animaux d'une fonction, d'un devoir
pénible à accomplir que Dieu leur a imposé : être
soumis à l'homme pour l'aider dans sa remontée.
C'est cette abnégation dans l'accomplissement de ce
devoir qui est exprimée de la façon suivante : dans leur
« cercle » (hiérarchique d'ici bas),
l'échelon des animaux est le même que celui des hommes qui, dans
le monde des sphères célestes, se prosternent devant Dieu, et,
est équivalent à celui des rois et des chefs dans le monde de
l'homme. « Les âmes qui sont en eux font des actes analogues
à ceux des êtres spirituels du monde des sphères, habitants
des cieux » (53)
Ce cycle s'achève lorsque Hayy eut l'âge de sept
ans (H.I.Y.p.30 ). Vers la fin de ce cycle, il réalise aussi sa
supériorité sur les animaux. Il comprit que « sa
main avait sur leur membres antérieurs une grande
supériorité, puisque, grâce à elle, en couvrant ses
parties honteuses et en se faisant des bâtons pour se défendre, il
lui était possible de se passer de queue et d'armes naturelles
».H.I.Y. p.30.
Son prochain cycle débute avec la mort de la gazelle
qui l'avait adopté. Son âme animale est initiée et sa
« main » introduit une autre transformation
narrative: Le cycle de la corporéité.
8-2- le cycle de la
corporéité.
Le cycle de la corporéité est en fait le
prolongement de celui de l'animalité. De la corporéité des
sons qui ont introduit notre héros dans le règne animal, il
évolue dans la corporéité des formes et des attributs. Le
rapport entre la modalité statique et celle dynamique est
catalysé par un sentiment fort que le narrateur a pris soin de
distribuer tout au long du récit en disant:
« quand il la vit dans cet état, le
jeune garçon fut saisi d'une émotion violente; et, de douleur,
peu s'en fallu que son âme s'exhalât. Il l'appelait avec le cri
auquel, lorsqu'elle le lui entendait pousser, elle avait coutume de
répondre, ou bien en criant de toutes ses forces, mais sans constater en
elle ni mouvement ni changement. Il lui examinait les oreilles et les yeux sans
y trouver aucun dommage apparent; il examinait de même tous ses membres
sans en trouver aucun qui fût endommagé. Il désirait
ardemment découvrir la place du mal pour l'en délivrer, afin
qu'elle revint à l'état où elle se trouvait auparavant
mais rien de tel ne s'offrait à lui, et il était impuissant
à lui porter secours »H.I.Y.p.37
La dynamique narrative qui permet au récit de se
réaliser continuellement de cycle en cycle, de transformation en
transformation, et donc d'une quête initiale à des quêtes
secondaires, est alimentée par deux champs lexico-sémantiques:
celui de la douleur et celui de l'absence. Ce sentiment face à la mort,
cet état d'impuissance face à l'inertie fonctionne par / pour la
quête de cette absence. Nous développerons cette étude
lorsque nous étudierons dans notre troisième chapitre l'aspect de
l'entropie sémantique et actancielle par comparaison avec
l'étude menée par Tzvetan Todorov, la quête de Grall
(54).
La quête de l'absence introduit dans l'univers mental
de notre héros le discernement et la différenciation. Ce qui lui
permettra aussi de s'affranchir du cycle de l'animalité. Il ne la voit
plus comme constitutive de son identité. La corporéité
dans le processus génétique du roman constitue la
« chair » du récit. Sa consistance sur le
plan fictionnel forme ce que nous avons appelé la psyché
du narrataire.
L'auteur s'écrit et écrit ainsi ce que
lui dicte l'instance narrative L'histoire et le discours absolu dont l'enjeu
capital sera l'homme et sa destinée. L'astuce de notre auteur est de
remettre entre les mains de la littérature ce qui était entre les
mains des philosophes. Il évite ainsi le procès de la religion
mais tombe sous une autre inquisition, celle de la critique
littéraire. Le narrateur est conscient de cette aventure et
prend soin d'avertir son narrataire. Et l'auteur est convaincu de son
état mais ne prend aucun soin pour exclure le 1/3 déjà
exclu.
Concernant H.I.Y et son éducation cyclique, la
corporéité se manifeste sur le plan lexical par la
récurrence des mots qui expriment cette notion du vide plein :
« il se bouchait les oreilles », « il fermait
les yeux », « à l'intérieur du
corps », les cadavres des bêtes, « le
crâne », « la poitrine », « le
ventre », H.I.Y.p.32.
Cette longue prospection anatomique qu'entreprend Hayy
construit la corporéité extra-textuelle sur le plan de la
référence ontologique, et la corporéité du
personnage fictif sur le plan de la création romanesque. C'est la
corruption de ses deux corps qui va réaliser la conjonction avec le
cycle suivant : « le corps entier lui parait vil et sans valeur
auprès de cette chose qui, selon ses convictions, y demeurait un temps
et le quittait ensuite. Il concentra donc uniquement ses réflexions sur
cette chose »H.I.Y.p.37. Ainsi s'achève le cycle de la
corporéité et commence le cycle de l'âme.
8-3- Le cycle de l'âme.
Introduit par la découverte du feu et sa fonction dans
la sphère de la corporéité, ce cycle dont la relation est
conjonctive va permettre tant au personnage qu'au récit de passer
à la deuxième instance narrative, celle du narrateur
initié.
La voix de l'instance narrative se constitue dans un espace
mythique; « un jour », et introduit la
transformation de l'instance suivante : « »un jour, il
arriva que le feu prit dans les broussailles de férule par voie de
frottement. Quand il l'aperçut, ce fut pour lui un spectacle effrayant,
un phénomène de nature inconnue, il s'arrêta longtemps
devant lui, saisi d'étonnement, mais il ne se lassa pas de s'en
approcher. Il constata la lumière éclatante du feu, son action
irrésistible, par laquelle il se communiquait à tout objet auquel
il se rattachait, et le convertissait à sa propre
nature »H.I.Y.p.38.
La voix narrative du narrateur initié est
identifiée par la structure « et le convertissait à
sa propre nature ». N'est-ce pas l'intention de l'auteur de
convertir son lecteur au soufisme? Afin de ne pas tomber dans la pure
spéculation littéraire, nous croyons à la formule de
Grémas « tout ce qui est noté est
notable ». Par la même formule, nous dirons que le
narrateur initié, par effet de sens, ne laisse rien au hasard et
n'annonce rien au dépourvu.
Ce cycle a une double fonction : initier le personnage et par
la même le narrataire. De la même manière que l'initiation a
besoin de mots, l'âme à besoin du corps pour se réaliser.
Cette appréhension, nous l'avons retrouvée dans le discours
platonicien d'Ibn Sina, l'un des maîtres à penser de la mystique
musulmane. Il dit à ce sujet que:
« l'âme prise en elle même est
dégagée de la matière. Mais la perfection de son essence
(...) est encore à réaliser; c'est pourquoi, il ne s'agit point
d'une descente de l'âme dans le corps à la suite d'une faute
antérieure, comme dans le mythe platonicien; elle a besoin du corps,
pour s'y enrichir d'abord, le dépasser ensuite. Le corps est son
instrument, elle en est la forme » (55). Pour notre part
nous dirons à la suite de cette approche que le récit initiatique
a besoin des mots parce qu'il est la forme de la psyché du
narrateur-auteur initié.
Avec le cycle du feu, Hayy avait atteint l'âge de vingt
et un an, son troisième septénaire lui permit d'aboutir à
la conclusion suivante : « il examine tous les corps, soit
inanimés soit vivants, et vit que l'essence des uns et des autres est
composée de l'attribut corporéité et de quelque chose qui
s'ajoute à la corporéité, que cette autre chose qui
s'ajoute à la corporéité, que cette autre chose soit
unique ou multiple; et ainsi les corps dans leur forme lui apparurent dans leur
diversité.
Ce fut pour lui la première apparition du monde
spirituel, puisque ces formes ne peuvent être saisies par les sens, mais
seulement un certain mode de spéculation intellectuelle. Il lui apparut
en particulier que « l'esprit animal », logé dans le
coeur, (...) doit nécessairement avoir aussi un attribut
surajouté à la corporéité, qui le mettre en
état d'accomplir ces actes admirables.(...) cet attribut est sa forme,
la différence spécifique par laquelle il se distingue de tous les
autres corps, et c'est lui que les philosophes désignent sous le nom
d'âme » H.I.Y.p.50.
Notons ici la correspondance de la vision de notre auteur avec
celle d'Ibn Sina soulignée supra. Ce qui confirme notre thèse sur
l'instance du discours théosophique qui dicte ses volontés au
narrateur initié. (Bien que notre auteur classe son maître Ibn
Sina parmi les philosophes et non parmi les véritables soufis).
L'initiation dans le cycle de l'âme est donc
l'initiation dans la corporéité du récit puisqu'il est
l'enveloppe linguistique de la psyché et son arrivée dans la
sphère de l'âme universelle.
Soulignons que nous avons préféré nommer
ces stations, des cycles, parce que nous considérons que le personnage
initié, une fois accomplis les sept cycles, peut revenir à l'une
des stations pour initier ceux qui désirent traverser les étapes
de chaque itinéraire connu par le narrateur initié. C'est
pourquoi ce même narrateur s'applique à ne rien laisser au hasard
sachant que son narrataire doit s'identifier à chaque station de
contemplation.
Le cycle de l'âme s'achève lorsqu'il comprit que
« ce qu'il possède dans son essence est plus grand que
tout cela, plus parfait, plus achevé, plus beau, plus éclatant,
plus durable, sans proportion avec le reste. Il ne chercha que cet attribut
dans toutes ses formes les plus parfaites; et il vit que toutes lui
appartiennent, découlent de lui, et qu'il en est plus digne que tous
les êtres qui en sont doués en dehors de lui. Il rechercha d'autre
part toutes les formes de défectivité, et vit qu'il en est exempt
et affranchi » H.I.Y. p67.
Au bout de sa quête, il arriva à l'idée de
Dieu car il comprit que la corruption ne peut l'atteindre; la notion de
défaut est pour lui celle de pur non-être (p.67). La voix
du narrateur initié apparaît alors que le personnage avait
accompli son cinquième septennal, c'est à dire à
l'âge de trente-cinq ans:
« et comment le non-être aurait-il quelque
lien ou quelque mélange avec celui qui est être pur, l'être
dont, par essence, l'existence est nécessaire, qui donne à tout
être existant l'existence que cet être possède; hors duquel
il n'y a pas d'existence, qui est existence, la perfection, la
plénitude, la beauté, la splendeur, la puissance, la science, qui
est lui? « Tout est périssable excepté sa
face » (56) H.I.Y. p.68.
Cette voix supérieure au récit, nous
l'entendons par la complexité de son discours purement
ésotérique, elle réapparaît, nous le verrons,
à chaque fois que le narrateur est absorbé par des explications
d'ordre métaphysique et s'éloigne du projet dicté par les
intentions initiatiques de l'auteur.
Arrivé au terme de son troisième cycle, Hayy
connut l'existence de cet être stable et eut la certitude que son
existence n'a pas de cause, mais en est la cause directe. Il comprit aussi
qu'il ne peut percevoir son essence par l'intermédiaire de ses
facultés sensitives, ni l'ouïe, ni la vue, ni l'odorat, ni le
goût, ni le toucher, ne peuvent le renseigner sur sa véritable
nature car ils ne peuvent percevoir que les sons, les couleurs, les odeurs, les
saveurs, les températures, la dureté et la mollesse, le rugueux
et le lisse; de même la faculté imaginative n'atteint que ce qui a
longueur, largeur et profondeur. « Tous ces objets de perception sont
des propriétés du corps, et les sens ne peuvent rien percevoir
d'autres, parce qu'ils sont des facultés répandues dans le corps,
et divisibles suivant leur division : « aussi ne
perçoivent-ils que des corps, susceptibles de division
»p.68).
De cette incapacité de percevoir l'essence de
l'être par les sens divisibles, sa quête le mena vers la recherche
de l'un et indivisible par d'autres facultés non sensitives et non
imaginatives, elles seront d'ordre intuitif.
Il observa les astres et les sphères célestes et
vit en eux des propriétés stables et intelligibles mais les
considéra eux aussi comme des corps corruptibles. Il arriva à la
conclusion suivante :
« par la partie la plus noble de lui
même, qui lui donnait la connaissance de l'être nécessaire,
il avait quelques ressemblances avec cet être, en tant que cette partie
noble était exempte des attributs corporels Comme l'être
nécessaire en est exempt. Il y avait donc aussi l'obligation pour lui de
travailler à acquérir lui-même ses qualités à
tout point de vue où cela était possible, de prendre son
caractère, d'imiter ses actes, de s'appliquer avec zèle à
l'accomplissement de sa volonté, de s'abandonner à lui,
d'acquiescer à tous ses décrets de tout coeur,
extérieurement et intérieurement, au point de s'en réjouir
, fussent-ils pour ses corps une cause de douleur, de dommage et
même de destruction totale » H.I.Y.p.77.
C'est dans l'instance de cette nouvelle attitude narrative que
débuta la quête de l'essence et par la
même la quête du récit.
8- 4- le cycle de la quête de l'essence
.
La première initiation de Hayy dans le cycle de la
corporéité puis de l'âme s'achève dans les limites
de ce que le discours philosophique et religieux puissent atteindre. Au
delà tout est pure spéculation et métaphore sous-tendus
par la simple intuition littéraire.
Nous expliquons cette intuition littéraire par le mode
spéculatif de l'écriture. Car dans la tradition mystique,
rappelons que la quête de l'essence ne se fait que par les exercices
mystiques dont l'abstinence, la danse mystique, la marginalisation et
l'écartement le plus sévère de l'univers des sens. Or il
s'agit ici d'un simple récit qui ne peut rendre compte de cette
quête puisqu'elle relève du domaine de la contemplation extatique
en dehors du champ de la langue.
La quête de l'essence n'est pas une pratique mystique
propre aux soufis; elle fut depuis des millénaires, la pratique des
hommes de culte quelle que soit leur croyance. Les exercices spirituels nous
sont définis par Aldous huxley:
« tous les rites, les sacrements, les
cérémonies, les liturgies tout cela fait partie du culte public,
ce sont des procédés au moyen desquels les membres individuels
d'une assemblée de fidèles se voient rappeler la véritable
nature des choses et leurs rapports convenables, les uns envers les autres,
envers l'univers et envers Dieu. Ce qu'est le rituel au culte public, les
exercices spirituels le sont à la dévotion privée. Ils
sont des procédés que doit utiliser l'individu solitaire
lorsqu'il pénètre dans son cabinet, ferme la porte, et fait des
prières à son père, en secret » (57)
Quant à Bayazid de Bistum, il définit ces
procédés à la lumière de ses expériences
personnelles en disant : « pendant douze ans, j'ai
été le forgeron de mon âme. Je l'ai mise dans la fournaise
de l'austérité et brûlée au feu du combat, je l'ai
posée sur l'enclume du reproche, et je l'ai frappée avec le
marteau du blâme, jusqu'à ce que j'ai fait de mon âme un
miroir »(58).
La symbolique du miroir est reprise par Ibn thophaïl.
Elle représente l'univers spécifique de l'initié en
l'absence de référents linguistique dénotés. Hayy
Ibn Yaqdhân dans sa quête de l'essence se rend compte qu'il ne peut
appréhender les vérités que par les reflets de sens
qu'elles donnent. Le narrateur explicite métaphoriquement la
théorie des miroirs dans ce passage où il dit:
« il vit aussi que la sphère suivante,
la sphère des étoiles fixes, possède une essence exempte
de matière également, et qu'il n'est pas l'essence de l'unique,
du véritable, ni l'essence séparée qui appartient à
la sphère suprême, ni la seconde sphère elle même, ni
quelque chose différent des trois, mais qui est comme l'image du soleil
reflétée dans un miroir qui reçoit par réflexion
l'image reflétée par un autre miroir tourné vers le
soleil. Et il vit que cette essence possède aussi une splendeur, une
beauté et une félicité semblables à celle de la
sphère suprême. Il vit de même que la sphère
suivante, la sphère de saturne, a une essence séparée de
la matière, qui n'est aucune des essences qu'il avait perçues ni
quelque chose d'autre, mais qui est comme l'image reflétée du
soleil, reflétée dans un miroir qui réfléchit
l'image reflétée par un second miroir qui réfléchit
l'image reflétée par un troisième miroir tourné
vers le soleil. Il vit que cette essence possède aussi une splendeur et
une félicité semblables à celle des
précédentes.
Il vit que chaque sphère possède une essence
séparée, exempte de matière, qui n'est aucune des essences
précédentes, ni cependant quelque chose d'autre, mais qui est
comme l'image du soleil réfléchie de miroir en miroir suivant les
degrés échelonnés de la hiérarchie des
sphères, et que chacune de ces essences possède en fait de
beauté, de splendeur, de félicité et d'allégresse
ce qu'aucun oeil n'a vu, qu'aucune oreille n'a entendu, qui ne s'est jamais
présenté au coeur d'un mortel »(59)
H.I.Y.p.93.
La récurrence des termes
« miroir », « splendeur »,
« beauté »,
« félicité » transpose le lecteur dans
un univers sémantique esthétique mais ne rend pas compte de la
nature de l'objet quêté : l'essence. Cette stratégie
de cette distribution lexicale ne permet que la répartition des
sèmes constitutifs de notre personnage en genèse.
Toutefois, le narrateur, conscient de son impuissance à
décrire l'objet, s'en remet à l'instance première dans un
jeu de tension discursive: un rapport de force s'installe entre la
théosophie et la littérature; tantôt la
diégèse s'engouffre dans un débat métaphysique,
tantôt le narrateur redresse le récit au profit de la
littérature en remettant en place un « il »,
« là-bas » et « autrefois »:
« il persévéra dans ses efforts pour arriver
à l'évanouissement de son soi » ( p.86 ),
« or, il était arrivé à
posséder la connaissance : il possédait l'essence »
(p.89), « il vit là d'autres essences apparaître puis
s'évanouir, se former puis se dissoudre »(p.95) et ainsi de
suite.
Mais lorsque c'est le discours théosophique qui prend
le dessus, c'est la présence d'un « je »,
« ici » et
« maintenant » qui alimente le récit :
« par le mot coeur, je n'entends point l'organe corporel,
ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme de cet
esprit »(p.87) « toutefois, nous ne te quitterons pas sans
te donner, sur les merveilles qu'il perçut en cette station, quelques
indications sous forme allégorique et non en frappant à la porte
de la vérité «( p.85 )..
Cette tension discursive nous permet de dire que le
récit initiatique d'Ibn thophaïl se réalise dans une
interaction discours- récit ou plus exactement le discours
théosophique dans le récit de fiction.
Quant à la fonction conative du
« tu » que le narrateur emploie souvent, elle
permet la jonction des deux formes dans un
« je-il », « ici
-là-bas »,
« autrefois-maintenant ». Cette technique
narrative donne au récit un caractère d'authentification du dire;
elle permet à l'auteur d'investir sa psyché et de
réaliser son projet d'écriture, tout en permettant à
l'instance narrative de dicter ses intentions.
Si notre auteur avait engagé son récit
uniquement dans l'une ou l'autre forme, l'échec serait évident
car d'une part, il aurait signé son arrêt de mort par le simple
discours théosophique; c'est ce qu'il advint à El-Halladj qui fut
décapité puis brûlé pour avoir engagé un tel
discours. Et d'autre part, s'il avait engagé le simple récit de
fiction sans l'authentifier par le discours de ses prédécesseurs,
il échouerait à son projet initial et ainsi son récit
n'aura pas survécu et suscité tant de débats et de
commentaires, puis arrivé jusqu'à nous.
C'est donc la littérature qui sauve la connaissance,
d'où sa fonction heuristique. De sa quête, il ne lui reste que les
mots qui donnent la substance au récit dans une sorte de défi
puisqu'il a dit, rappelons-le: « la langue ne saurait le
décrire ni le discours en rendre compte « p.2.
L'auteur engage un contrat de lecture sans donner des
garanties d'une réceptivité évidente en disant que son
récit » s'en distingue seulement par une plus grande
clarté, et parce que l'intuition s'y produit avec une qualité que
nous appelons force par pure métaphore, faute de trouver, soit
dans la langue générale, soit dans la terminologie technique, des
mots propres à rendre la qualité avec laquelle se produit cette
sorte d'intuition »H.I.Y.p 4.
Cette investigation, appelée force par pure
métaphore, soulignée par l'auteur, nous transpose dans l'espace
derridien où « la forme fascine quand on a plus la force
de comprendre la force en son dedans »(60) . La
quête de l'essence est en fait celle de l'essence des mots et non celle
de Dieu. Le récit initiatique ne peut fonctionner que dans cet univers.
Toute réalité en dehors de cela n'est que faible
spéculation littéraire.
Ainsi l'univers de la langue est introduit par le narrateur
dans une symbolique hyper-mystique avant de faire initier son personnage
à la langue des profanes : » cette essence
possède « soixante dix mille visages, dont chacun a soixante
dix milles bouches, munies chacune de soixante dix milles langues avec
lesquelles chaque bouche loue l'essence de l'un, du
véritable»H.I.Y.p.94.
C'est alors qu'intervient le cycle du langage, car, jusque
là, Hayy Ibn Yaqdhân ne savait ni lire ni écrire, ni
même parler la langue des hommes si ce n'est les sons qu'il
prononçait en imitant les animaux et qui lui permettait de communiquer
avec eux.
8-5 - Le cycle du langage.
Ce cycle introduit la dynamique de l'échec de Hayy
à pouvoir initier les hommes à la connaissance intuitive. La
transformation narrative qui engage ce conflit entre la langue
exotérique et l'intuition ésotérique intervient avec la
venue d'Açal dans l'île de Hayy.
Il lui enseigna le langage en « lui montrant les
objets mêmes en prononçant leurs noms; il les lui
répétait en l'invitant à les prononcer. Celui-ci les
prononçait à son tour en les montrant. Il arriva de la sorte
à lui enseigner tous les noms, et petit à petit il parvint, en
temps très court, à le mettre en état de
parler » H.I.Y.p.105.
Toute la dynamique du récit est engagée à
ce niveau et provoque aussi sa perte car il réalise la disjonction de
Hayy avec ses semblables et donc du discours ésotérique avec le
discours exotérique.
Dans la tradition soufie, il nous est arrivé de visiter
l'un des plus grands maîtres de la mystique musulmane, Sidi Benaouda
(cité supra) et nous lui avons posé cette question : Quelle est
la fonction du langage dans l'initiation du
« mûrid », c'est à dire celui qui demande
son initiation par un maître ?
Il nous répondit que: « la langue est un
des voiles les plus sombres de l'essence de la connaissance, mais elle nous
permet au moins de nous référer au sens par simple
allégorie », puis d'ajouter que: « la
vérité est muette et aveugle ».
Ces propos recueillis au sein même de la
confrérie soufie d'obédience Chadouliya (62) nous permettent de
comprendre la vision mystique qui a permis à notre auteur de reprendre
ces « waridat » (63) et ainsi de les exprimer sous
la forme métaphorique dans son récit.
Concernant les voiles qui occultent la vérité,
le narrateur de Hayy en fait part dans le récit, premièrement par
l'intrusion de l'homme dans l'univers muet de Hayy ibn Yaqdhân. Le
narrateur rapporte que Hayy qui avait déjà atteint le bonheur et
l'extase sublime dans sa parfaite solitude: « il ne quittait sa
caverne qu'une fois par semaine pour prendre la nourriture qui se
présentait à lui » p.102. Il aperçut Açal
lors d'une de ses sorties nécessaires, il entendit sa voix implorer son
seigneur dans ses prières car le narrateur nous dit qu'Açal
était venu dans cette île pour fuir les hommes et rechercher la
vérité puisque les hommes de son époque l'en
empêchaient par leur répugnance à la spéculation
intuitive sur les questions de Dieu.
Hayy se détourna de ses visions extatiques à
cause de l'intrigue que lui donnait la présence de cette créature
qu'il n'avait jamais vue auparavant sur l'île mais qui l'attirait
curieusement de par sa ressemblance avec lui. Açal qui fut pris d'effroi
à la vue de ce sauvage, prit la fuite mais fut vite rattrapé par
l'homme-animal. Il comprit qu'il ne lui voulait aucun mal et essaya de lui
parler.
«Açal avait appris la plupart des
langues, et il y était expert. Il adressa donc la parole à Hayy
ibn Yaqdhân, et lui demanda des renseignements sur lui, dans toutes les
langues qu'il connaissait, s'efforçant de se faire comprendre de lui,
mais en vain; Hayy dans tout cela admirait ce qu'il entendait, sans en saisir
le sens, et sans y voir autre chose que l'affabilité et le bon accueil.
En sorte que chacun d'eux considérait l'autre avec
étonnement.(...) mais l'intuition extatique ne lui revenait pas
promptement, il jugea bon de demeurer avec lui dans le monde de la sensation
jusqu'à ce que, ayant approfondi son cas, il ne restât plus en son
âme aucune curiosité à son endroit, ce qui lui permettrait
alors de revenir à sa station sans que rien vînt l'en distraire.
De son côté Açal, voyant qu'il ne parlait point, fut
rassuré touchant les dangers qu'il pouvait faire courir à sa
dévotion; il espérait lui enseigner le langage, la science, la
religion, mériter là une des plus grande récompense et
s'approcher de Dieu davantage
Par la langue chacun eut connaissance de la science que
possédait l'autre, et ce fut aussi pour Açal un renforcement de
sa foi envers Dieu et ses prophètes. Les yeux de son coeur s'ouvrirent,
le feu de sa pensée s'alluma; il voyait s'établir la concordance
de la raison et de la tradition; les voies de l'interprétation
allégorique s'offraient à lui; il ne restait plus dans la voie
divine rien de difficile qu'il ne comprit, rien de fermé qu'il ne
s'ouvrit, rien d'obscur qui ne s'éclaircit : il devenait un de ceux qui
savaient comprendre. Dès lors, il considéra Hayy ibn
Yaqdhân avec administration et respect; il s'attacha à la servir,
à l'imiter, à suivre ses indications pour les oeuvres,
instituées par la loi révélée, qu'il aurait
l'occasion d'accomplir, et qui avait apprises dans sa religion »
H.I.Y.p.107.
La science qu'avait reçue Açal de Hayy
était salvatrice pour son âme, mais celle reçue par Hayy de
la tradition religieuse des hommes ne l'était point puisque, lorsqu'il
accompagna son nouvel ami dans l'île voisine pour leur enseigner les
voies de la spéculation intuitive:
« il comprit, avec une certitude absolue, que
les entretenir de la vérité pure était chose vaine,
qu'arriver à leur imposer dans leur conduite un niveau plus
relevé était chose irréalisable (...) qu'il y a des hommes
pour chaque fonction, que chacun est plus apte à ce en vue de quoi il a
été créé » H.I.Y.P.112.
La disjonction avec le langage exotérique installe le
récit de Hayy dans un univers privilégié où le
narrataire est contraint lui aussi de sortir de cet espace linguistique
traditionnel pour rejoindre la seule signifiance de l'oeuvre en dehors des
contraintes lexicales car, nous l'avons dit, le récit initiatique
s'engage dans la quête de l'essence des mots et non celle de Dieu.
La synthèse de ces cinq cycles constitue le personnage
archétype qui a science de tout mais dont l'univers reste clos. Il
arrive dans une station inaccessible aux non initiés car il devient
l'être non pénétrable mais qui pénètre toute
chose dans une sorte de conjonction avec l'être nécessaire c'est
à dire Dieu.
Toutefois la nature de cette conjonction est
indéfinissable, alors comment aurait-elle lieu dans la
littérature puisque ce n'est qu'un roman allégorique ?
8-6- Le cycle de la conjonction.
S'agissant d'un récit de fiction, la conjonction ou
l'union avec Dieu ne peu7t se réaliser et avoir un sens dans la
littérature que si nous la concevons dans son aspect
esthétique.
Sur le plan thématique et par référence
à la tradition théosophique, le narrateur de Hayy authentifie son
dire par le discours extra-textuel en rapportant l'explication d'Ibn Sina
(p.5). Nous avons abordé cette notion lorsque nous avons
étudié le problème de la traduction (supra). Rappelons
pour le besoin de notre cause, que cette notion très complexe est
très réprimée par la doxa religieuse. Elle fut la cause de
l'exécution de plusieurs mystiques condamnés pour avoir
osé théophaniser leur moi .El Hallaj fut décapité
puis brûlé pour avoir prononcé ces paroles :
« je suis l'être véritable et ce que vous adorez est
sous mon talon »
La tradition rapporte qu'il avait dit ces propos dans un
état de parfaite conjonction, elle explique par la bouche de Sidi
Benaouda (64) que El hallaj était arrivé à une union telle
avec Dieu qu'il s'est substitué à lui par amour et parla par sa
langue aux hommes afin de valider la wilaya, c'est à dire la
sainteté de son sujet.
L'orthodoxie musulmane condamne radicalement cet état
d'adoration et le considère comme la plus grande et la plus dangereuse
hérésie. La raison est qu'elle ne peut concevoir l'idée
que l'homme puisse s'attribuer les fonctions divines ni que Dieu puisse
s'exprimer par la bouche d'un mortel. C'est pour cette raison qu'Ibn
thophaïl s'est réfugié dans le discours littéraire et
ainsi exprimer autrement sa conjonction à lui.
D'autres mystiques préfèrent l'exprimer dans la
poésie, comme celle de Sidi Ahmed El Alaoui où il dit à
propos de sa conjonction :
« Dans la lune de l'obscurité,
brille la lumière du soleil.
je suis de ses branche et Il est ma racine
nos intelligences, de l'amour enivré,
nous feraient croire fous,
pourtant fous nous ne sommes;
tu nous vois parmi les hommes,
mais nous ne sommes pas ce que tu vois,
car, par-delà les cimes les plus hautes,
resplendissent nos esprits.
Une intelligence nous est propre,
joyau sans défaut,
d'une beauté incomparable,
qui ne perçoit que Dieu.
Ne serait-ce qu'une lueur,
c'est le lien qui relie.
O gens, vous êtes les bienvenus,
les élus de votre seigneur,
les oeuvres de son art,
créés parfaits pour lui,
il vous favorisa en dévoilant pour vous la
lumière de sa face.
Quelle gratitude peut rendre grâce
de l'infini? Ayez pourtant toute la gratitude
dont vous êtes capables ». (65).
Ou encore dans la philosophie éternelle
« philosophia perennis » d'Aldous Huxley, cette
conjonction est expliquée par les termes: « tu es
cela » « contemple l'Un, seul en toute
chose » Dieu au-dedans et Dieu au-dehors »:
« Il y a un chemin pour atteindre
la réalité dans et à travers l'âme, et il y a un
chemin pour atteindre la réalité dans et à travers le
monde. Que le but final puisse être atteint en suivant l'un ou l'autre
chemin, à l'exclusion de l'autre, c`est la chose douteuse, le
troisième chemin, le meilleur et le plus difficile, est celui qui
mène au fondement divin simultanément chez celui qui
perçoit et chez celui qui est perçu » (66).
Aussi dans la mystique comparée nous avons
retrouvé cette notion de la conjonction chez les bouddhistes, elle
exprime de la même manière l'idée de la fusion entre Dieu
et l'homme :
« l'esprit n'est autre que le bouddha,
et le bouddha n'est autre que l'être
sentant.
Quant l'esprit prend la forme d'un être
sentant,
il n'a subi nulle diminution;
quand il est devenu un bouddha,
il n'a rien ajouté à lui
même
( Huang Po) (67)
Quant à notre auteur, ce qui a
été exprimé sous forme poétique ou sous forme de
citation de sagesse, il l'a exprimé sous forme d'un roman
allégorique soutenu par un récit initiatique et
autopsychégraphique. Les personnages et les événements
sont les structures conjonctives des états de contemplation du
narrateur-initié :
« au sommet de son ascension, l'initié ou
gnostique (`arif) atteint un état stable ou « l'intime de
l'âme » (sirr) devient « un miroir poli
orienté vers la vérité première. Au premier temps,
le « arrif » regarde tantôt son âme (le miroir)
où il reconnaît les traces de la vérité,
tantôt Dieu lui même (l'objet reflété), et va ainsi
de l'un à l'autre. Au deuxième temps, il perd de vue le miroir
(son âme, son soi) pour ne plus voir (reflété) que la
majesté divine » Et même s'il jette un coup d'oeil sur son
âme, c'est en tant qu'elle est en train de regarder (de s'offrir
à Dieu comme un miroir), et non en tant qu'elle est embellie.
là, se réalise l'union,
« wûssûl » dira Ibn Sina à propos de la
transcription de cet état aussi bien sur le plan de l'exercice mystique
que celui de l'écriture.(68)
A la suite de cette explication plus ou moins
ésotérique d'Ibn Sina, nous dirons, pour notre part, concernant
la conjonction de la psyché avec l'écriture qu'au sommet de la
création littéraire, dans cet espace-temps mythique, le
narrateur-auteur atteint un espace sémantique ou plutôt
esthétique où l'intime de son écriture devient un
spéculum orienté vers la poéticité du langage. Au
premier temps le narrateur regarde tantôt les mots où il
reconnaît les traces de sa psyché, tantôt l'instance
suprême narrative que nous avons expliquée plus haut et qui
représente toute la tradition théosophique de l'islam,
tantôt les deux à la fois et donc le récit prend l'allure
d'un congrès de philosophes.
Au deuxième temps, il perd de vue les mots pour ne
plus considérer que le discours théosophique. Nous avons
étudié cette question lorsque nous avons fait la dichotomie
entre le récit et le discours par l'emploi des espaces/temps:
« il-là-bas-autrefois » et
« je-ici-maintenant ». Et même si le narrateur-auteur
jette un coup d'oeil sur son récit en genèse c'est en tant qu'il
est en train de regarder la station à laquelle est arrivé sa
créativité en quête de sa
littérarité initiatique. Là, sa
réalise la conjonction avec l'essence des mots en quête de la
signifiance de l'oeuvre. L'accomplissement de cette jonction sera pour l'auteur
la vrai délivrance de cette angoisse existentielle dont parlait le
préfacier du roman initiatique de Cheikh Hamidou Kane, l'auteur, de
« l'aventure ambiguë » qui raconte aussi
l'itinéraire de Samba Diallo dans la même espace-temps
mystique.(69).
Le récit initiatique est par conséquent, une
sorte de délivrance dans / par l'écriture où le narrateur
prend à témoin son narrataire dans ce rituel
« d'exorcisme littéraire ». Nous concevons
que l'écriture initiatique est une sorte de thérapie par la
verbalisation des psychoses théologiques. Ce que les
maîtres mystiques appellent dans leurs jargons
« awhal'tawhid » c'est à dire
littéralement les non-états théologiques ou alors par
interprétation de la critique mystique, le souffle de Satan dans la
connaissance de Dieu.
L'accomplissement de la jonction avec l'écriture dans
le genre initiatique est pour Léon Gauthier (70) la véritable
initiation. Cet auteur d'une remarquable étude sur Proust,
à la recherche du temps perdu, avait lu dans cette oeuvre un
itinéraire initiatique dans lequel « un héros
traverse nombre d'épreuves, de souffrances, parfois frôlant la
mort, pénètre dans un monde autre que celui de la vie
quotidienne, un monde des combats, des exploits, de la mort et revient de son
aventure, complètement transformé, en un mot,
initié. »
Il rapporte plus loin que le roman de Proust est en effet
fondamentalement une aventure spirituelle. « Le narrateur
fréquente le « monde » qui contient tous les cercles
de « l'enfer de Dante». C'est à dire tous les vices de la
nature humaine. Il connaît l'isolement du futur initié,
symbolisé par ses séjours en maison de santé (cf.le
temps retrouvé). Pour lui le fait de se croire sans talent
littéraire équivaut à la mort symbolique avant
l'initiation. Puis à la fin du temps retrouvé, il découvre
la lumière de l'initié, la matière et la manière de
l'oeuvre à écrire. Il passe de l'angoisse à la certitude,
à la joie : il va créer un univers poétique et non, comme
on le dit souvent dans les études biographiques, une oeuvre à
clefs. En résumé, l'initié, c'est celui qui remonte d'un
« monde » et accède à la lumière
salvatrice de l'art romanesque. »
Nous ne pouvons mieux dire que ce que nous venons de citer
sauf que, pour le cas du récit initiatique dans la tradition
théosophique de l'islam, ce genre constitue aussi un refuge certain en
plus de la délivrance de l'angoisse existentielle qui est
exprimée par le terme « haïra » dans
la tradition soufie.
Ce vide gnostique pourrait s'exprimer sur le plan de
l'écriture par une page blanche...
8-7- Le cycle de l'échec.
Ce cycle est en réalité la nature
même du récit initiatique.
En premier lieu, la situation d'échec est vécue
par tous les écrivains quelle que soit leur intention littéraire;
l'écrivain Mohammed Dib qui a lui aussi tenté une écriture
initiatique a dit : « chaque mot que j'écris sur une
feuille blanche est une balle que je tire contre moi-même »
(71).
En second lieu, l'oeuvre écrite demeure dans une
parfaite solitude et entraîne dans cette solitude son auteur lui
même. Concernant cet aspect, Maurice Blanchot dira que
« l'oeuvre est solitaire , cela signifie qu'elle ne
reste pas incommunicable, mais qui la lit entre dans cette affirmation de la
solitude de l'oeuvre.. Comme celui qui l'écrit appartient au risque de
cette solitude », puis dira plus loin « qu'écrire,
c'est entrer dans l'affirmation de la solitude ou menace la fascination, c'est
se livrer au risque de l'absence du temps où règne le
recommencement éternel. C'est passer du « je » au
« il », de sorte que ce qui m'arrive n'arrive à
personne, est anonyme par le fait que cela me concerne, se répète
dans un éparpillement infini»(73)
L'échec de l'auteur est conséquent à
l'échec de son personnage Hayy, car il ne pouvait communiquer la sagesse
illuminative aux hommes qui se trouvaient dans l'île voisine. C'est aussi
l'échec du discours ésotérique à l'emporter sur
celui exotérique puisque les propos tenus par Hayy avaient
provoqué une grande répugnance chez les profanes. C'est de la
bouche de son narrateur-auteur que l'auteur dit :
« Hayy ibn Yaqdhân entreprit dont de les
instruire et de leur révéler les secrets de la sagesse. Mais
à peine s'était-il élevé quelque peu au dessus du
sens exotérique pour aborder certaines vérités contraires
à leurs préjugés, ils commencèrent à se
retirer de lui : leurs âmes répugnaient aux doctrines qu'il
apportait, et ils s'irritaient en leurs coeurs contre lui »
H.I.Y.p.109.
Dans la tradition soufie, l'échec ne traduit pas le
sens de la perte mais plutôt du gain dans la connaissance.
Déjà, à l'époque du Khalifa de Abou
Bekr-essédik, la tradition orale nous a rapporté cette fameuse
phrase du premier compagnon du prophète Mohammed : « la
non-perception est en réalité une perception et la quête de
l'essence divine est une forme d'association »,
« el'adjz `ânel'idrâqu, idrâqu, wal'khaoudh fi
dhati'llah, ichrâqu.»
Le cycle de l'échec a donc une fonction constitutive du
personnage en genèse puisque l'univers sémantique de la mort
renforce celui de la vraie vie à laquelle aspire l'initié.
Cependant, l'échec dans l'écriture, nous le
situons dans le procès de la narration : les interférences
récurrentes de l'instance narrative par le discours trop soutenu et les
longues explications dans la logique, l'anatomique et le métaphysique,
donnent au récit un aspect plus philosophique que littéraire;
c'est pourquoi nous comprenons les différentes interprétations
qui situaient l'oeuvre dans un contexte religieux ou philosophique.
Mais rappelons que ce roman a été écrit
au XII° siècle, quatre siècles avant que naisse Cervantes
qui est considéré par la critique littéraire comme le
précurseur du roman avec son « Don
quichotte » (1605).
Porter un jugement de valeur sur l'oeuvre d'Ibn thophaïl,
alors que le roman comme nous le concevons aujourd'hui n'était pas
encore né, est maladroit. C'est pourquoi nous nous sommes abstenus
d'analyser le roman par le procédé de la critique
déconstructrice. Toutefois, l'échec dont nous avons parlé
et que nous avons classé dans un espace cyclique, est provoqué
par le langage, Dans le cas du récit initiatique, il ne rend pas compte
de la lumière de l'âme mais de l'esthétique verbale
sous-tendue par une intention éthique et didactique.
Nous ne pouvons pas être plus clairs que l'auteur
lui-même puisqu'il évalue son travail et s'excuse auprès de
son narrataire en disant :
« Voilà, ( que Dieu t'assiste d'une
inspiration venue de lui) l'histoire de Hayy ibn Yaqdhân, Açal et
salaman. Ce récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans
aucun écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des récits oraux
qui ont cours, il relève de la science cachée que seuls sont
capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu, et que seuls
ignorent ceux qui méconnaissent Dieu. Nous nous sommes
écartés, en le publiant, de la ligne de conduite suivie par nos
vertueux ancêtres, qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en
montraient avares. Ce qui nous a décidé de la divulguer et
à en déchirer le voile, ce sont certaines opinions malsaines
apparues de notre temps, mise à jour par des philosophes de ce
siècle et ouvertement exposées par eux, si bien qu'elles se sont
propagées dans les divers pays, et que le mal causé par elles est
devenu général(...) Cependant, ces secrets que nous confions
à ces quelques feuilles, nous avons eu soin de les couvrir d'un voile
léger, qui se laissera promptement percer par qui en est digne, mais qui
demeurera d'une impénétrable opacité pour quiconque n'est
pas digne d'aller au-delà.
Pour moi, je prie mes frères qui liront ce
traité de recevoir mes excuses pour ma liberté dans l'exposition
et mon manque de rigueur dans la démonstration. Je ne suis tombé
dans ces défauts que parce que je m'élevais à des hauteurs
où le regard ne saurait atteindre, et voulais en donner par le langage,
des notions approximatives, afin d'inspirer un ardent désir d'entrer
dans la voie. » H.I.Y.P.114.
Ainsi s'ouvrit l'oeuvre en genèse par la signature de
l'auteur au moment où il dit «nous avons eu soin de les laisser
couverts par un voile léger, qui se laissera promptement percé
par qui en est digne ».
CONCLUSION:
Sur cette note d'excuse signée par l'auteur
lui-même, et sur ses propres orientations de lecture, nous pouvons
conclure cette étude introductive de l'oeuvre d'Ibn thophaïl que
nous considérons comme le récit initiatique précurseur de
son genre.
Ce récit, écrit sous forme d'épître
est adressé à un demandeur potentiel d'initiation à la
voie des soufis. Il s'affranchit par la bouche de son auteur de tous les
discours philosophiques de son époque et s'éloigne de
l'idée qui affirme que la religion et la raison sont les seuls
critères de l'illumination qui permet à l'homme d'accéder
aux vérités supérieures. Cette oeuvre introduit le concept
d'intuition à la lumière des expériences mystiques et
tente une nouvelle forme de conjonction avec la création
littéraire par le procédé des sens et signifiances : Ce
n'est pas ici l'initiation de l'homme à atteindre l'invisible et le
sublime d'un univers théologique mais son initiation à
acquérir un certain goût, «dhawq »,
par les effets de sens que lui procure la lecture de ce récit comme le
souligne l'auteur narrateur «cet état dont nous avons
parlé, et dont ta demande nous a inspiré à éprouver
le goût »H.I.Y.P4 (74).
Le goût de l'écriture de la foi dira la critique
littéraire traditionnelle, le goût de l'écriture de
l'âme (psyché) dirons-nous, animé par une intention
éthique et esthétique à la fois, et ayant comme projet de
faire acquérir ce plaisir à ceux qui le demandent virtuellement
et à celui qui en est le destinataire du récit par la formule
d'envoi « tu m'as demandé, frère
généreux et sincère (...) de te révéler ce
que je pourrais de la sagesse illuminative ». P.1. Cette
rhétorique de l'ouverture du roman d'Ibn thophaïl va mettre en
place un contrat d'écriture et de lecture où le narrateur et son
narrataire deviennent les opérateurs du contrat
fiduciaire.
N O TE S
1) Hayy Ben Yaqdhân, roman philosophique d'Ibn
thophaïl
Texte en arabe avec les variantes des manuscrits et de
plusieurs éditions.
Traduction française, 2° édition, revue
augmentée et complètement remaniée par Léon
Gauthier, Docteur des lettres, professeur honoraire d'histoire de la
philosophie musulmane à la faculté des lettres d'Alger.
Beyrouth. Imprimerie Catholique, 1936.381 pages.
2) Ibn thophaïl, sa vie, ses oeuvres par
Léon Gauthier. Paris Ernest Leroux, éditeur, 1909. 125
pages.
3) Ibid. P.67.
4) La traduction «science
préservée » qu'a faite Léon Gauthier de
l'expression arabe « el'ilmel'manqunoun »; texte
arabe OP.Cité, p.105, ne rend pas compte du sens exact employé
par l'auteur.
Il s'agit de la science intuitive communiquée par les
maîtres mystiques et qui est jalousement gardée par les
initiés dans les différentes zaouiat (confréries
soufies).
L'accès à cette connaissance n'est possible pour
les non initiés que s'ils traversent les épreuves de la
soumission à un Maître soufi appelé Cheikh ou
Moqqadem. C'est à lui d'évaluer si le futur initié
est apte ou non à recevoir ces enseignements
ésotériques.
4 bis) 1119. n'est en fait qu'une date hypothétique
car le premier manuscrit est daté de 1180 (=1766) sans nom de
copiste.
Léon Gauthier, Ibn THOPHAÏL....op. cité
p.XXII.
5) Moïse de Narbonne . Moise Ben Josuè Ben Mar
David de Narbonne, dit Moshé Narboni ou encore de son nom
provençal Maestro Vidal Belshom, est né aux alentours de 1300
à Perpignan dans une famille issue de Narbonne. Hayoun.Mr, dans son
article p.23 / à p.98 nous dit qu'il fut initié à
l'étude du guide des égarés dès l'âge de 13
ans par son père.
« Médecin, exégète et
philosophe, Moise de Narbonne a constamment cherché à mettre en
harmonie la tradition biblico-talmudique et la philosophie
gréco-musulmane de son temps, c'est à dire pour lui les
écrits d'Averroès Adepte sincère du judaïsme,
prônant un mysticisme évident au début de sa
carrière pour s'en détourner - au moins en apparence - par la
suite, il peut à juste titre revendiquer le titre de philosophe
péripatéticien du moyen âge qui confrère aux
thèses maîmonidiennes une coloration honnêtement
averroïste. Ceci se perçoit clairement dans son commentaire du
guide des égarés. Mais bien avant, et depuis le commentaire de la
possibilité de la conjonction avec l'intellect agent d'Averroès
(1344), il réfute souvent Maîmonide en soulignant sa
dépendance à l'égard d'Avicenne qui devient ainsi la
source responsable des erreurs de l'auteur du guide. Son seul vrai maître
était Averroès, qui lui apparaissait être
l'interprète le plus fidèle de la pensée d'Aristote.»
Cité par Hayoun.Mr, le commentaire de Moise de Narbonne (1300-1362) sur
le Hayy Ibn Yaqzan d'Ibn Tufayl (mort en 1185).
INIST CNRS, archives d'histoire doctrinale et
littéraire du moyen âge. Photocopies, page 23.
6) Georges Labika, Ibn Tufayl, le philosophe sans
maître E.N.L, Alger, 1988. P.5.
7) Cet événement fut rapporté par El
Marrâkochi, kitâb el-mo'djib fî talkhîs
akhbâr el maghrîb, texte arabe édité par Dozy
sous le titre suivant : the history of the almohades by abdo-'l-wahid
al-marrékoshi, edited by R. Dozy, 2° éd.Leyde, 1881,
page I.4 et suivre. Cité par Léon Gauthier, Ibn thophaïl,
sa vie et ses oeuvres. Paris, ERNEST Leroux 1909. Page 10 note (I.)
8) Ibid.p.9. il s'agit dans cette note de l'entretien
qu'Averroès avait eu avec le monarque sur la question de
l'éternité du monde. Cette question avait suscité de
graves polémiques mais avait intéressé le second prince de
la dynastie almohade, Abû ya'qûb qui fut le seul monarque à
avoir encouragé ce genre de débat au 12° siècle.
L'idée de l'éternité du monde est reprise
par les soufis sous le terme de « wahdat `el
woujoud » c'est à dire unité de
l'existence.
9) Al-marrâkochi. Op. Cité, par Léon
Gauthier, H.I.Y page 4 note 3
10) Léon Gauthier, Ibn thophaïl sa vie ...
OP.Cité, p.10 et 11.
11) Hayoun.Mr, le commentaire de Moise ... op. Cité,
p.24.
12) Ibid.p.30
13) Ibid.p.35
14) Ibid.p.35.
15) Léon Gauthier, la théorie d'Ibn Rochd
sur les rapports de la religion et de la philosophie. Ernest Leroux,
éditeur. 1909. P.3
16) Renan, Averroès et l'averroïsme,
thèse de doctorat es-lettres Paris, 1852. Cité par Léon
Gauthier, la théorie d'ibn Rochd. Op cité page I note I.
17) Léon Gauthier, la théorie d'Ibn
Rochd. Op Cité p.5
18) I.P.N. Livre de lecture de 5° Ministère de
l'Education Nationale PP 35/65
19) Léon Gauthier, Ibn thophaïl, sa vie
... page 59, note I
20) Ikhwan essâfâ (les frères de la
pureté) : secte mystique musulmane du quatrième siècle de
l'hégire. Les sages initiés de cette secte ont
rédigé toute leur philosophie dans les épîtres qui
ont fait l'objet d'une remarquable thèse de doctorat d' Yves Marquet
publiée par la S.N.E.D. Alger, 1973.
Le but de la composition de ces épîtres,
disent-ils, est de guider les égarés, et surtout
« elles visent accessoirement à assurer le bonheur
de l'homme ici-bas (la perfection du corps favorise la perfection des
âmes), mais dans le but essentiel d'assurer le bonheur de son âme
dans l'au-delà, et tout d'abord de lui permettre d'y remonter
après la mort » cité par Ives Marquet, op. Cité
p. 17.
21) El Schahrawardi. Abû'l fatûh chihab Eddine
yahia ben habacha ben Irak el Schahrawardi el hilbi. (1151/1191). Ce grand
maître de la mystique musulmane fut condamné à mort puis
exécuté alors qu'il avait trente huit ans. La sentence fut
prononcée contre lui par le roi Salah Eddine et exécutée
par son fils Dahir, roi de la Syrie.
Le docteur Moussa el moussaoui nous rapporte dans son livre
« de el Schahrawardi à el aschirari » éd. Dar
almassira, Beyrouth, 1979, que ce philosophe néoplatonicien et soufi
natif de schahrawarda, Perse, s'exila à Damas où il fut
protégé par le roi Dahir qui connut la profondeur de sa
pensée mystique. Mais les docteurs orthodoxes de l'islam se
réunirent contre lui et prononcèrent un arrêt de mort
(dahir) où ils jugèrent que si cet homme reste dans le royaume,
il sèmera le doute dans le coeur des croyants , ils envoyèrent
une lettre au roi sallah-eddine en l'avertissant du danger et de la
gravité de la chose. C'est ainsi que le roi sallah-eddine envoya une
dépêche à son fils Dahir en lui disant : ce jeune al
Schahrawardi doit mourir et ne doit en aucun cas bénéficier de ta
protection ». Il fut exécuté en 1191.
Il fut l'auteur du traité de « la sagesse
illuminative » où il montre la possibilité de la
conjonction avec l'essence divine par la simple connaissance intuitive sans
passer par les religions. Il considère que les philosophes grecs et
à leur tête Platon et aristote, sont des illuminés au
degré de la révélation divine. Il soutient aussi que les
simples exercices mystiques ne peuvent à eux seuls rendre compte des
vérités supérieures si ce n'est par le renforcement de la
pensée philosophique. PP. 13/24.
22) Ives Marquet. Op. Cité p.8.
23) Nos sources sont celles de Léon Gauthier,
H.I.Y. Op. Cité et Farouk Saad, Ibn thophaïl, H.I.Y.
Dar el afak. Beyrouth 1970. PP.35/38
24) Vicissitudes, en hébreu ha'oreb, celui qui tend un
guet-apens. Nous supposons que Narbonne a dû être
empêché dans son commentaire parce qu'il s'agissait de rallier la
pensée philosophique juive à celle des
péripatéticiens musulmans.
25) Hayoun Mr, le commentaire de Moise de Narbonne.
Op. cité P.33
26) Léon Gauthier, Ibn thophaïl, roman
philosophique op. Cité P. XXX
27) Les quakers, secte religieuse fondée au XVII°
siècle et répandue principalement en Ecosse et aux Etats-Unis.
Les quakers disent recevoir directement leur inspiration de
l'esprit-saint, ils n'admettent aucun sacrement, ne prêtent pas serment
en justice, refusent de porter les armes et ne reconnaissent aucune
hiérarchie. Petit Larousse illustré, 1975.
28) Robert Barcaly, the apology. Cité par
Farouk Saad op. Cité p.33
29) Farouk Saad, Hayy Ibn Yaqdhân op.
Cité p.36
30) Léon Gauthier, H.I.Y. Op cité p.
XVII Note 5
Le commentaire de ces rectifications par Léon Gauthier
nous donne l'impression que H.I.Y. à réellement
existé dans l'histoire alors qu'il ne s'agit que de la pure fiction
littéraire. Ce qui nous a conduit à ne voir dans cette oeuvre que
les effets de sens et de signifiance, car vouloir interpréter oeuvre en
considérant que les attributs de H.I.Y. sont ceux du
véritable philosophe autodidacte considère à croire que ce
roman est un guide dans la voie des mystiques alors qu'il ne se propose que
comme une lecture suggestive.
31) Léon Gauthier H.I.Y Op. Cité P
XIX
32) De Boer, Ibn thophaïl et les sphères de la
connaissance musulmane. Cité par Farouk Saad op. Cité
p.42. Ernest Bler, the history of english novel, 1942. Cité par Farouk
Saad op. Cité p.42
Antonio Pastor, William kirby, augustin serrano de harro,
lihtenstdater ont tout essayé de montrer que le roman de Crusoé
s'était inspiré de l'oeuvre d'Ibn thophaïl sans pour autant
trancher définitivement sur la question. Cité par Farouk Saad
op. P.42
33) Ibid.p.42
34) Ibid.p.42
35) Malek Bennabi (1905-1973), penseur algérien
contemporain, auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont quelques uns sont
restés inédits. Il est considéré comme le
modèle du penseur original qui essaya de rallier l'idée
authentique à l'idée efficace. Il maîtrisa aussi bien le
savoir scientifique de notre temps, que la culture philosophique,
psychosociologique, historique, littéraire et religieuse.
36) Malek Bennabi, le problème des idées
dans le monde musulman, éd. El bayinnate. Alger , 1990. PP.8/10
37) Le concept de wahdât-el
wûjûd qui signifie littéralement unité de
l'existence c'est à dire qu'il n'y a pas Dieu d'une part, et la
création d'autre part, mais que Dieu est lui même la
création en perpétuelle évolution. Son essence est
immuable dans l'éternité du monde. Al-djunayd renforce ce concept
en se référant à certains versets du Coran. Sidi Benaouda,
un saint soufi de Tlemcen nous a cité les versets sur lesquels se base
Al-djunayd:
« ne donne point d'associé à
Dieu, il n'y a de divinité que la sienne, toute chose est
périssable sauf sa face » Coran, 88. 28
« il est le premier et le dernier,
l'extérieur et l'intérieur, et il a science de toute
chose » Coran 3. 57
« tu ne les a point tués mais c'est Dieu
qui les a tués et tu n'a point lancé lorsque tu as lancé
mais c'est Dieu qui a lancé. Et il les éprouvera ainsi que les
croyants par des épreuves justes. Dieu est entendant et connaissant.
» Coran. 17. 8
« A Dieu appartiennent l'orient et l'occident,
là où vous regardez, c'est là sa face. Dieu est en fait en
expansion et connaissant» Coran 2. 115
NOTE : Ce sont nos traductions à partir du Coran
en arabe. Le premier chiffre renvoie à la Sourate, le deuxième,
au verset.
38) Farouk Saad. Op. Cité p.44
39) Ibid.p.48
40) Cité par Léon Gauthier, Ibn thophaïl,
sa vie ... op. Cité p.51
41) Ibid p. 52 et 53
42) Cette recommandation d'Ibn thophaïl « que
seuls sont capables de recevoir « s'adresse en particulier aux
disciples des sectes mystiques de son époque.
43) Cités par Joëlle Redouane, la
traductologie. OP.U. Alger 1985. P. 19
44) Léon Gauthier. H.I.Y. op. Cité P.2
note 2
45) Ibid p.3 Note I
46) Al-djunayd. Surnommé Abû l-Qâcim. On le
connaissait aussi sous les sobriquets de Seîd ettaîfeh,
tâwous el'oulema, imâm aîmmeh, qavavariri, zeddjâdj,
khazzâz. Il mourut l'an 297 (909-910).
Farid-ud-din'attar nous rapporte dans son
« mémorial des saints » aux
éditions (sagesse) du seuil, 1976, qu'il avait une clairvoyance
illimitée dans le domaine des vérités spirituelles.
C'était un grand docteur, bienveillant dans ses actes,
élégant dans son langage, il était le guide d'un grand
nombre de docteurs et on l'avait surnommé « le paon des
Oulema » et le « sultan des
pauvres ». Les docteurs de Bagdad le reconnaissaient pour chef
et lui même était disciple de sari saqati; mais son degré
de sainteté et son rang dépassait de beaucoup ceux de son
maître. Attar p. 264
47) Léon Gauthier, H.I.Y. Op. Cité p.3
note 7
48) « Wûçûl ».
Tel est le terme utilisé dans le texte en arabe. Léon Gauthier
H.I.Y. Texte arabe p.4 op. Cité
Certains soufis l'expriment par
« wiçal »,
« ittiçal », tandis que d'autres sont
allés même à dire « ichraqu »
qui veut dire association avec Dieu.
Notons que cet état d'union mystique avec Dieu n'a pas
pu être défini par la littérature mystique si ce n'est par
métaphore ésotérique.
49) Cité par Farouk Saad op. Cité p.23
50) Le quatrième climat : Ibn thophaïl fait
naître son personnage dans le quatrième climat puisqu'il
possède les éléments de la vie selon la cosmographie
ancienne qui divisaient la terre en zones parallèles à
l'équateur.
Léon Gauthier nous dit que « le nombre de
climats, comptés de l'équateur au pôle, varia suivant les
systèmes. Dans la division en sept climats, la plus
généralement usité, le quatrième, dont il est ici
question, comprenait, en particulier, l'Espagne, la Perse, la Grèce,
ect» H.I.Y.P 18 Note 4 .O.p. Cité.
51) Les frères de la pureté, on les appelle
aussi les frères de sincérité « Ikhûan
essâfâ » . Ils sont à notre sens les premiers
qui ont développé l'idée que l'homme est la
synthèse de l'univers et aussi la somme de ses composantes
minérales, végétales et animales.
Ives Marquet, la philosophie des Ihwân Al-safâ,
thèse présentée devant l'université de Paris IV, le
12 juin 1971, service de reproduction des thèses. Université de
Lille III-1973. Ed S.N.E.D. Alger. 1973 - chapitre III. Le monde
matériel. PP 85/100.
52) Ibid.p.179
53) Ibid.p.201
54) Tzvetan Todorov, poétique de la prose.
Edition du seuil. 1971 ch. 5. La quête du récit : le
graal. Pp. 59/80.
55) Louis Gardet, la pensée religieuse
d'Avicenne, Paris, Librairie philosophique J. Vrin. 1955. P.90
56) Coran 28. 88
57) Aldous Huxley, la philosophie éternelle,
librairie Plon, édition du Seuil, 1977. P. 325
58) Ibid. Cité. P.328
59) Coran
60) Derrida Jacques, l'écriture et la
différence, col.«Tel quel ». Ed. Le SEUIL. P. II
61) G.Picon, introduction à une esthétique
de la littérature. L'écrivain et son ombre .I. 1953 P.
159
62) Abû'l-hassan ash-shâdhili, le
vingt-quatrième ascendant des maîtres soufis de l'Afrique du Nord.
Il reçut son initiation directe de Muhammad ibn harâzim qui lui la
reçut de Shu'aib Abû Madyan l'andalous mort en enterré
à Tlemcen à EL ûbad (la cité des Saints).
Shâdhili est mort en 1258. Il est le fondateur de la
grande tarîqua shadhiliyya qui se répandit aussi bien en Afrique
du Nord qu'en Afrique noire occidentale.
63) « Warid ». Pl. Waridat. Ce
sont des états verbaux extatiques que l'initié prononce
inconsciemment et qui rendent compte du sens de son union avec Dieu. Le
Warid est rapporté au Maître par l'initié qui le
vérifie et le purifie, car, selon d'éducation mystique
rapportée par la tradition théosophique, le Warid peut
aussi bien émaner du souffle de Satan qui interfère dans la
connaissance de Dieu ou tout simplement de l'ego
, »nafs » qui se substitue à l'être
dans une sorte de paganisme principiel.
64) Sidi Benaouda ben Mamcha, mort en 1983 à Tlemcen,
fondateur de la tariqua Mamchaouiya qui est d'obédience shadhûlya
et qui comporte aussi bien les enseignements de la mystique sunnite que celle
théosophique. Nous avons connu personnellement ce maître avant sa
mort et nous avons gardé scrupuleusement tous ses enseignements oraux.
Il est le contemporain de Sidi Ahmed Al Alaoui qui a fait l'objet d'une
étude faite par Martin Lings et que nous citerons dans nos travaux.
65) Martin Lings, un Saint musulman du vingtième
siècle, le cheikh Ahmad al Alaoui. Edition traditionnelle. Paris V.
1978.P.247
66) Aldous Huxley. Op. Cité. P.75
67) Ibid. P. 75
68) Louis Gardet. Op. Cité p. 147
69) Cheikh Hamidou Kane, l'aventure ambiguë,
Juillard, 1961. Préface.
70) Léon Cellier, P.U. Grenoble, 1977, p. 118
à 137. Parcours initiatique. Cité par Bernard Gros,
profil d'une oeuvre, à la recherche du temps perdu, de
« swann » au « temps
retrouvé ». Hatier, Paris. 1981. Ch. 7. Un roman
initiatique? Qu'est-ce une oeuvre initiatique? P. 56 à 60.
71) Mohammed DIB, cours sur la rive sauvage, le seuil.
Paris. 1964.
72) Maurice Blanchot, l'espace littéraire,
Gallimard, 1955. P. 10.
73) Ibid. P. 27.
74) « Dawq ». Léon
Gauthier explique en traduisant ce terme par goût, prédication. Il
dit que « c'est le premier degré de l'intuition
mystique » Il cite El-Djordjâni qui explique que c'est
« une lumière mystique que Dieu jette dans le coeur de ses
familiers ». Selon Gauthier, cette action de goûter, de
déguster, de boire modérément, qui engendre une simple
gaieté mystique, devient, à un degré plus
élevé, le charb action de boire, qui engendre l'ivresse,
et enfin le riyy (ivresse complète, dernier degré de
l'ivresse). Léon Gauthier, H.I.Y. Op. Cité. P.4, note
I..
Pour notre part nous expliquons cet état de goût
auquel fait allusion notre auteur par une sorte d'érotisme de
l'âme où l'amant et l'aimé sont transportés
par » l'orgasme » issu de leur effort de
rapprochement.
Quand a lieu l'union extatique, l'être s'effondre pour
ne laisser que le non-être. Ce que la tradition théosophique nomme
al fana' c'est à dire l'anéantissement parfait dans
l'amour. Le retour de cet état est généralement
exprimé par une poésie comme celui qui, suite à cet
état a dit: :
« Quand nous avons bu les
coupes de ta présence,
l'amour est devenu corporel en
entraînant mes sens. »
Ces deux vers ont été rapportés par la
tradition orale et sont souvent chantés dans les zaouîat de
Tlemcen. (Conf. Note 64).
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE DEUX
LE CONTRAT FIDUCIAIRE
INTRODUCTION.
Le contrat fiduciaire est fondamentalement un contrat de
confiance entre un narrateur initié et un narrataire néophyte. Il
s'agit donc pour le premier d'établir les clauses de son contrat et
prendre soin de les annoncer dès l'ouverture de son roman et pour le
second d'en accepter les règles dans une sorte de soumission
rituelle.
Rappelons que dans tout rituel du contrat d'initiation dans la
voie des soufis, le demandeur d'initiation,
« mûrid », s'approche du maître,
Cheikh, et prononce ces paroles en présence de tous les disciples
:« Mon Maître, prenez ma main », et le
Maître de répondre : « Voici le wird (I) mais c'est
à toi de m'aider à te guider sur la voie de Dieu ».
Ainsi les disciples se sentent sécurisés dans
la voie et se préparent à affronter toutes les épreuves et
les difficultés qu'ils pourront rencontrer dans leur parcours
initiatique.
Concernant le récit initiatique de notre auteur, ce
rituel est unilatéral; le narrateur interpelle des narrataires
potentiels dans un espace-temps virtuel. Il provoque l'initiation par une
rhétorique de l'ouverture de son roman où il est contraint
d'établir le lieu de son énonciation et le protocole de sa
lecture.
I-UNE RHETORIQUE DE L'OUVERTURE
« C'est en son début que tout roman est
le plus étroitement confronté avec l'arbitraire de son origine et
de sa fiction. C'est là qu'il est contraint d'établir le lieu de
son énonciation et le protocole de sa lecture. A cet endroit, le texte
réaliste rencontre deux exigences difficilement conciliables. D'un
côté, il se doit de mettre la fiction en train, d'en instaurer
l'appareil (sujet, personnage, décor, instance narrative... ) de
l'autre , il vise à produire les garanties de l'authenticité de
son dire, en faisant référence à un hors-texte et en
masquant le caractère fictif de son geste initial » ( 3
)Concernant le récit de notre auteur, après son invocation
à Dieu, ( 4 ) il engage le contrat fiduciaire où il propose ses
performances discursives par cette formule d'envoi ou d'ouverture:
« tu m'as demandé, frère généreux,
sincère, affectionné sans fin de te révéler ce que
je pourrais des secrets de la sagesse illuminative »
H.I.Y.P.I .
Déjà, à ce niveau, sont mis en place les
deux sujets opérateurs du contrat fiduciaire où chacun doit
acquérir un savoir sur la valeur relative des objets de
l'échange. Dans ce cas, le savoir consiste pour le premier
opérateur, le narrateur, à mettre en valeur ses
compétences initiatiques, « ce que je pourrais
». Elles sont de l'ordre du pourvoir faire- savoir Elles
manifestent une opération cognitive. Le narrateur en tant que sujet-
opérateur doit utiliser toutes ses compétences discursives afin
de persuader son contractant à respecter ses engagements en le suivant
tout au long de son parcours initiatique. Mais cela ne l'empêche pas de
le manipuler sur le plan discursif: « que Dieu t'accorde la vie
éternelle et la félicité sans fin »
fonctionne comme une manipulation par le sujet-opérateur sur le
sujet-opérateur narrataire.
Disons que la manipulation dans le contrat fiduciaire
engagée dans le récit initiatique est une
opération de persuasion. Le destinateur, c'est à
dire le sujet opérateur narrateur exerce un faire persuasif sur le
destinataire: le sujet-opérateur narrataire, elle est de l'ordre du
faire-croire .
Sur le plan de l'immanence, elle est exprimée par le
terme « Abûthû », terme que
Léon GAUTHIER a traduit par
« révéler » au lieu
« d'insuffler ». Le terme source utilisé
par Ibn thophaïl ne traduit pas le terme cible utilisé par les
différentes traductions.
En effet, le texte arabe dit :
« An'abûthû ilayka ma amkanani
bathûhû » (5).La traduction la plus
appropriée sera « que j'insuffle en toi ce que je pourrais
insuffler ». Le choix de ce terme utilisé par l'auteur n'est
pas dû à une simple contrainte sémantique mais exprime
toute l'instance narrative première dont on a parlé dans notre
premier chapitre.
Le maître soufi est considéré dans la
voie mystique comme l'incarnation de Dieu sur terre. Or, aussi bien dans le
discours biblique que coranique, seul Dieu peut insuffler l'âme dans les
corps qu'il crée. Donc, le narrateur initié se donne le statut de
créateur, mais au lieu d'insuffler l'âme, il insuffle la science
de l'âme.
Nous avons retrouvé ce statut où Dieu se confond
avec son serviteur dans certains récits recueillis par
Farid-ud-Din'Attar dans son « mémorial des
saints ». Il rapporte à propos du récit du
« Mi'râdj » de Bayezid, le
témoignage de ce maître Soufi (6) sur sa propre condition
extatique. Bayezid dit :
« lorsque le seigneur très haut, dans sa
munificence et sa générosité, m'eut fait grand entre tous
et m'eut élevé au rang supérieur, il éclaira de ses
rayons tout mon être extérieur et intérieur, me
dévoila tous ses mystères et manifesta dans ma personne toute
sa grandeur.(...) Quant le Seigneur très haut,
anéantissant mon être périssable, m'eut fait participer
à sa durée impérissable, la perspicacité de mon
oeil infaillible se trouva accrue. Considérant Dieu avec l'oeil de Dieu,
c'est par Dieu que je vis Dieu ; et, me cantonnant dans la
vérité, je demeurai calme et paisible. Je bouchais l'orifice de
mon oreille, je rentrais ma langue dans ma bouche impuissante et je laissais
là la science d'acquis que j'avais apprise des créatures.
Grâce à l'assistance du Seigneur très haut,
j'éloignais de moi ma personne sensuelle, coutumière de
frivolité, et le Seigneur, par une nouvelle faveur, me fit don de la
science qui n'a pas eu de commencement. Par sa générosité
il a place dans sa bouche une langue capable de parler et il m'a donné
un oeil émanant de sa lumière.
Avec cet oeil j'ai pu discerner tous les êtres qui
ont été créés. A l'aide de cette langue qui a
poussé dans ma bouche par la munificence de Seigneur, lorsque j'ai
parlé avec lui dans toute la ferveur d'un entretien secret, il m'est
échu une part de sa science souveraine. (7)
Ce passage cité nous révèle clairement
le statut que s'octroient les maîtres soufis dont Bayazid en est le
prototype le plus significatif. Nous avons dit plus haut que le contrat
fiduciaire était manipulé par cette instance qui s'érige
dans un didactisme totalitaire et unitaire, la parole du maître
« se substitue » à la parole de Dieu :
« tout ce que je dis, je le dis avec son assistance ; tout ce que
je vois, c'est grâce à sa force que je le vois... quelque chose
que je dise, ce n'est pas de moi que je le dis, c'est lui qui a fait tourner ma
langue vers n'importe quelles paroles il veut » (8)
Le faire-persuasif sur le destinataire émerge par le
terme « Abûthû ». Il appartient au
destinataire d'en accepter la soumission. Le narrateur de H.I.Y.
s'adresse par cette formule d'envoi contractante à un correspondant
fictif, « tu m'as demandé,
frère ... »
Sur le plan de l'immanence, ce personnage contractant
fonctionne comme un opérateur par lequel le sujet ( le discours
théosophique ) est en quête de son objet ( le récit
initiatique ). Ainsi toutes les transformations narratives seront faites sur ce
rapport, S vs O. Quelques fois, le sujet atteint son objet,
l'énoncé d'état sera conjoint, le récit demeure
dans la fiction littéraire, l'auteur échappe ainsi à la
doxa religieuse et à l'inquisition ; et quelquefois le sujet n'atteint
pas son objet, SVO l'énoncé d'état sera disjoint.
L'oeuvre prend ainsi l'aspect d'un véritable discours philosophique
vulnérable. Différentes instances de réception
introduiront leur procès d'intention et par conséquent l'oeuvre
est sujette à toutes les spéculations extra-littéraires.
La complexité du récit initiatique réside
en fait dans le rapport entre l'arbitraire d'un
« je » théologique,
« Abûthû », et d'un
« IL », « Hayy Ibn Yaqdhân, sujet
opérateur des transformations narratives, sous l'oeil
témoin d'un « tu », le correspondant
fictif, demandeur de l'initiation, « sache-le bien :
Celui qui veut la vérité pure doit chercher ses secrets et
travailler à en obtenir la connaissance » H.I.Y.P.2
Les règles du contrat fiduciaire sont mises en place
dès l'ouverture du roman ; il appartient donc à chaque sujet-
opérateur du contrat d'en observer les clauses. Concernant la
manipulation, nous avons dit qu'elle relève du faire-persuasif
exercé sur le narrataire, ajoutons que cette fonction est aussi
partagée par tous les contractants mis en place.
En effet, le récit de Hayy Ibn Yaqdhân est
stratifié par trois instances narratives complexes ayant toutes les
fonctions manipulatrices du programme narratif:
La première instance est le « JE »
de l'histoire de la philosophie musulmane dont nous avons parlé dans
notre premier chapitre et dont les débats reviennent dans
l'introduction de l'oeuvre d'Ibn thophaïl ( de la page I à la
page 18 ).
Cette instance revient à la charge malgré la
détermination de l'auteur de vouloir s'en affranchir :
« nous n'avons pu, quant à nous, dégager la
vérité à laquelle nous sommes arrivés et qui est le
terme de notre science, qu'en étudiant avec soin ces paroles et celles
du maître abou'ali `ibn sinâ en les rapprochant les unes des
autres, et en les confrontant avec les opinions émises de notre temps
et embrassées avec ardeur par des gens faisant profession de
philosophie, jusqu'à ce que nous eussions découvert d'abord la
vérité par la voie de la spéculation intuitive, et
qu'ensuite nous en eussions perçu récemment le goût par
l'intuition extatique . Alors, il nous parut que nous étions en
état de dire quelque chose d'appréciable ; et nous
décidâmes que tu serais le premier à qui nous ferions
présent de ce que nous possédions, et à qui nous
l'exposerions a cause de la solide amitié et ton affection
sincère » H.I.Y.P.17.
Cette instance première est en fait très
ambiguë de part les interférences discursives qui s'y manifestent:
Accepter le contrat fiduciaire pour tout contractant, c'est d'abord
« travailler à en obtenir la connaissance »
et ensuite, rejoindre Hayy Ibn Yaqdhân dans son itinéraire
initiatique en adhérent à la méthode des
spéculatifs. L'auteur lui-même annonce clairement son projet
narratif en disant :
« ou bien tu désires connaître ce
que voient les hommes qui jouissent de l'intuition, du goût, et qui sont
arrives à la phase de la familiarité avec Dieu (9); mais c'est
une chose dont on ne peut donner l'idée adéquate dans un livre ;
et, dès qu'on l'entreprend, dès qu'on cherche à l'exprimer
par la parole ou dans les écrits, sa nature s'altère, et elle
verse dans l'autre genre, le genre spéculatif : car, lorsqu'elle a
revêtu la forme des lettres et des sons lorsqu'elle est rapprochée
du monde sensible, elle ne demeure en aucune manière semblable à
ce qu'elle était; et les façons de l'interpréter
différent grandement : certains s'égarent loin du droit chemin,
et d'autres semblent s'être égarés alors qu'il en n'est
rien. Cela vient de ce que c'est une chose qui n'est pas
délimitée dans une vaste étendue ambiante, une chose qui
enveloppe sans être enveloppée (10) - ou bien, et c'est là
le second but dont ta demande, avons-nous dit, ne pouvait viser que l'un ou
l'autre, tu désires connaître cette chose suivant la
méthode des spéculatifs; ( et c'est là que Dieu t'honore
de sa familiarité) une chose de nature à être
consignée dans des livres et exprimée par des mots. Mais elle est
plus rare que le « souffre rouge »(11), surtout en cette
contrée où nous vivons (12) ; car elle est si extraordinaire
qu'à peine un seul homme après un autre en recueille- t-il
quelques parcelles (13). Encore ceux qui ont recueilli quelque peu n'en ont-ils
parlé aux gens que par énigmes, vu que la religion orthodoxe, la
vraie loi (14), défend de s'y livrer et met en garde contre elle (15).
« H.I.Y.P. 10 ».
Dans cette rhétorique de l'ouverture du roman, le
positionnement de l'auteur est aussi ambigu que l'instance narrative qui
interfère dans le récit. Nous avons remarqué que cette
ambiguïté est conséquente au statut que s'octroie
l'auteur-narrateur.
En effet d'une part, l'auteur dit que cette chose ne peut
être consignée dans des livres ni être exprimée par
des mots, et d'autre part, il affirme que la connaissance par la méthode
spéculative est plus rare que le « souffre rouge » .
Ce que nous retenons de ce dilemme dans l'écriture de l'initiation,
c'est surtout sa fonction suggestive à rentrer dans la voie des Soufis.
Cette écriture pose les critères de la conversion par opposition
à ceux de l'aliénation. Nous allons donc étudier les
relations fiduciaires qui offrent au contractant le choix d'une conversion
clairement annoncée à la fin du récit : «
Il nous a donc paru bon de faire briller à leurs yeux quelques lueurs du
secret des secrets, afin de les attirer du côté de la
vérité et de les détourner de cette voie (16).
« H.I.Y.P.113 .
2-LES RELATIONS FIDUCIAIRES (17)
Le groupe d'Entrevernes (18) définit ces relations dans
le rapport être-paraître c'est à dire entre la manifestation
et l'immanence. Pour notre part, nous la définissons comme étant
le procédé par lequel l'auteur fait croire au lecteur que son
récit lui permettra d'accéder à la lumière des
vérités supérieures par le simple acte de lecture.
Nous la concevons aussi comme un des aspects de la
manipulation dont nous avons parlé plus haut. Pour mettre en confiance
son contractant, l'auteur tente de se démarquer du discours des
philosophes et se situer ensuite dans le discours des théosophes. Toute
son introduction engage le procès de ces derniers au profit de son
projet narratif.
2-1 Le désengagement
rhétorique.
Ibn thophaïl se désengage dans la
rhétorique de l'ouverture de son récit de ses
prédécesseurs philosophes en leur adressant cinq reproches :
A- celui de n'avoir pas dépassé le
plan, considéré comme inférieur, des mathématiques
( cas d'Al-fârâbi et d'Ibn Sina, à la suite
d'Aristote ) ou de la logique. Par ces procédés
d'élimination, l'auteur ferme les autres issues de la pensée en
ne laissant que celle de la littérature et de la fiction
littéraire. Le faire-persuasif ou le faire-croire émerge sur le
plan de l'immanence par l'introduction des structures de la négation
:
« Ne crois pas que la philosophie qui nous est
parvenue dans les livres d'Aristote, d'Abou Naçr El-Fârâbi,
et dans le livre de la guérison d'Ibn Sina, satisfasse au désir
qui est le tien; Ni qu'aucun des Andalous n'ait écrit de suffisant sur
cette matière. Car les hommes d'un esprit supérieur qui ont
vécu en Andalousie avant la diffusion de la logique et de la philosophie
dans ce pays, ont consacré leur vie aux sciences mathématiques,
et ils y ont atteint un haut degré de perfection; mais ils n'ont rien pu
faire de plus. Après eux vint une génération d'hommes qui
eurent, en outre, certaines connaissances en logique; ils s'occupèrent
de cette science, mais elle ne les conduisit point à la véritable
perfection. L'un d'entre eux a dit : (c'est pour moi une affliction que les
sciences humaines soient au nombre de deux, pas davantage). Une vraie,
impossible à acquérir, et une vaine, dont l'acquisition est sans
profit » (19) H.I.Y.P. 10
La rhétorique de persuasion mise dans ce passage
commence déjà à installer le lecteur dans sa
stratégie du 1/3 exclus:
« Ne crois pas que la philosophie... »,
« ni qu'aucun des Andalous... », " Mais ils n'ont
rien pu faire de plus ", « mais elle ne les conduisit point
à la véritable perfection » , « dont
l'acquisition est sans profit »P.10.
B- Celui de s'être arrêté en
chemin (cas d'Ibn Bâjjâ). Bien qu'Avempace (Ibn
Bâjja) fut le maître incontesté d'Ibn thophaïl, il est
lui aussi inclus dans son 1/3 exclus non pas à cause de son ignorance
dans la voie de la spéculation intuitive mais parce qu'il n'a pas
consigné dans des livres sa connaissance puisque « les
affaires de ce monde l'absorbèrent à tel point que la mort
l'enleva avant que n'ussent été mis au jour les trésors de
sa science et qu'eussent été relevés les secrets de sa
sagesse. La plupart des ouvrages qu'on trouve de lui manquent de fini et sont
tronqués à la fin (...) Quant à ses écrits finis,
ce sont des abrégés et des petits traités
rédigés à la hâte. Il en fait lui même l'aveu
: il déclare que la thèse dont il s'est proposé la
démonstration dans le petit traité de la conjonction, ce
traité n'en peut donner une idée claire qu'au prix de beaucoup de
peine et de fatigue; que l'ordonnance de l'exposition, en certains
endroits, n'est pas une méthode parfaite »H.I.Y.P.
11.
Nous comprenons par ce reproche adressé à son
propre maître que tout ceux qui n'ont pas écrit ne peuvent avoir
le statut de connaissant dans la voie de Dieu et que leur seul statut
réside dans la tradition orale, d'où la
rénovation par l'écriture de l'initiation.
C- Celui d'avoir réduit le bonheur humain
« à la vie de ce monde » en
ramenant toute tentative pour la transcender à « la
faculté imaginative » (cas encore d'AL-Fârâbi).
Ibn thophaïl considère que ce penseur avait complètement
dévié du droit chemin et qualifie ses écrits comme
« des erreurs irrémissibles », et ses
orientations spéculatives comme un « faux pas
irréparable ». Il dit à son sujet que ses livres
sont pleins d'incertitudes et affirme qu'il « conduit ainsi tous
les hommes à désespérer de la miséricorde divine ;
il met les bons et les méchants sur le même niveau, puisque,
d'après lui, ce que les attend tous, c'est le néant
» H.I.Y.P. 12.
Par cette sévère critique à l'encontre
d'une des plus grandes figures de la pensée philosophique de l'islam,
Ibn thophaïl, interpelle l'homme naturel, celui qui se refuse de se
soumettre à une quelconque tutelle religieuse ou philosophique, celui
qui ne croit qu'à la lumière de sa propre raison et ne s'en remet
qu'à ses intuitions naturelles. Celui qui demande à lire et s'en
remet à la simple littérature, celui qui dans sa solitude
découvre la solitude de l'oeuvre qui comme le souligne Maurice
Blanchot (20): « elle est oeuvre seulement quand elle devient
l'intimité ouverte de quelqu'un qui écrit et de quelqu'un qui
lit. L'espace violemment déployé par la contestation mutuelle du
pouvoir de dire et du pouvoir d'entendre » car dans cet espace
littéraire, « l''oeuvre apprivoise momentanément ce
dehors en lui restituant une intimité; elle impose silence, elle donne
une intimité de silence à ce dehors sans intimité et sans
repos qu'est la parole de l'expérience originelle »
(21).
Dans son espace littéraire, Ibn thophaïl est seul
à apprivoiser ce dehors tant contesté par les philosophes et les
théologiens pour le proposer ensuite à l'intimité de son
lecteur à qui lui appartient légitimement de faire sortir ce
« dehors » de sa représentation à son
entendement.
D- Celui de s'être contenté de
suggérer que des exposés exotériques pouvaient être
passibles d'une lecture qui en mettrait à jour le sens profond et dont
le soin serait laissé à l'interprète. ( cas encore d'Ibn
Sina). A ce sujet l'auteur dit que « si on se donne
la peine de lire le livre de la guérison (22) et de lire aussi
les livres d'Aristote, on s'apercevra que sur la plupart des questions,
ils sont d'accord, quoique le livre de la guérison contienne
certaines choses qui ne nous sont point parvenues sous le nom d'Aristote. Mais
si l'on prend toutes les énonciations des écrits
d'Aristote et du livre de la guérison dans leur sens
exotérique, sans en chercher le sens profond et
ésotérique, on n'arrivera point de la sorte à la
perfection, ainsi qu'en avertit le maître Abou'Ali dans le
livre de la guérison » H.I.Y.P. 13.
Bien que notre auteur se désengage du discours
d'Aristote et d'Ibn Sina, il ne peut s'empêcher de revenir aux
explications de son maître Ibn Sina, lorsqu'il voulait expliquer à
son contractant, c'est à dire son correspondant fictif, l'état
contemplatif et intuitif qu'il a nommé « le
goût » « Dawq » (P.5).
Notre hypothèse de la première instance
narrative que nous avons avancée ne peut qu'être que
confirmée mais lorsque nous avions parlé de
l'interférence discursive, nous faisions allusion à cet aspect
du récit initiatique qui parfois prend l'allure d'un traité de
philosophie.
E- Celui d'avoir, à la fois confondu
sens apparent et sens latent, et
considéré que seule une minorité privilégiée
pourrait avoir accès à l'expérience mystique (cas d'Al
Ghazali). Notre auteur évacue ce penseur du champ de
l'expérience mystique; il dit dans son introduction qu'il lie dans un
endroit et délie dans un autre. "il taxe
d'infidélité certaines opinions, puis les déclare
licites » (p.13) . Il y a dans ses livres beaucoup de
contradictions; qu'il ne procède, le plus souvent, que par
énigmes, vagues indications (p.15). Toutefois, Ibn thophaïl
reconnaît qu'Al-Ghazali est de ceux qui ont « joui de la
béatitude suprême et qui sont arrivés à ces
degrés sublimes de l'union ». (P.16). Mais ajoute que les
écrits qui témoignent de cette union extatique à laquelle
est arrivé Al-Ghazali « ne nous sont point
parvenus » (p.16).
Nous concluons de tous ces reproches adressés à
ses prédécesseurs, qu'Ibn thophaïl veut ainsi affirmer que
tout ceux qui n'ont pas écrit leur expérience mystique ne peuvent
prétendre avoir le statut de connaissant de Dieu:
l'écriture est le seul juge de la connaissance .
Dans cette première relation fiduciaire où
l'auteur se désengage des discours de ceux qui font profession de
philosophie et de ceux qui malgré leur statut de mystique n'ont pas
écrit leur expérience extatique, l'engagement dans
l'écriture de l'initiation se concrétise de plus en plus puisque
le langage doit maintenant produire les sens qu'il ne peut plus
exprimer. C'est là le défi littéraire d'Ibn
thophaïl; il tente de livrer à la fiction ce « qui
était jalousement gardé dans l'ésotérisme par ses
ancêtres qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient
avares » (p.113)
Après avoir étudié le
« je » de cette première instance narrative
qui, avons nous dit, a provoqué un dilemme dans le projet narratif de
notre auteur, nous allons voir comment se manifeste le
« je » de la deuxième instance qui
est celle de l'auteur-narrateur.
2-2 -L'instance de
l'auteur-narrateur.
Nous avons dit plus haut que l'auteur s'octroie le statut de
créateur puisque d'une part, il rejoint la station d'autorité de
ses prédécesseurs : sa parole est authentique et originale tel
que nous l'avions souligné en rapportant le récit de Bayezid plus
haut, « quelque chose que je dise, ce n'est pas de moi que je le
dis, c'est lui qui a fait tourner ma langue vers n'importe quelle parole il
veut »; d'autre part, il est en situation de créateur
littéraire puisqu'il doit créer les mots qui feront naître
son personnage Hayy comme le souligne E. Husserl; « la formation, la
création d'un personnage d'un roman se fait seulement à partir
des unités de sens, il est fait des phrases qu'il prononce ou
prononcées sur lui. Il a une structure indéterminée en
comparaison avec un personnage biologique qui possède un passé
cohérent » (23).
Par conséquent, après son désengagement
rhétorique qui implique aussi le contractant, l'auteur, engage sa propre
parole créatrice.
3- L'ENGAGEMENT DE LA PAROLE
INITIATIQUE.
L'engagement de la parole initiatique fait émerger la
deuxième instance narrative, celle du
« je » de l'initié. A ce niveau
s'engage l'autopsychégraphie puisque l'auteur lui même explique
que son récit est le reflet de sa propre expérience mystique :
« nous voulons te faire suivre les chemins que nous avons suivis
avant toi, te faire nager dans la mer que nous avons déjà
traversée, afin que tu arrives où nous sommes nous-mêmes
arrivé, que tu constates toi-même ce que nous avons
constaté, et que tu puisses te dispenser d'asservir ta connaissance
à la notre (...) je te conduirai par le chemin le plus droit, le plus
exempt d'accidents et de dommages, quoique présentement il ne m'ait
été donné d'apercevoir qu'une faible lueur, à titre
de stimulation et d'encouragement à entrer dans la voie. Je vais te
raconter donc l'histoire de Hayy Ibn Yaqdhân, d'Açal et de
Salâman, qui ont reçu leur nom du maître Abou'Ali Ibn Sina.
Elle peut servir d'exemple pour ceux qui savent comprendre, d'avertissement
pour tout homme qui a un coeur, ou prête l'oreille et voit »
H.I.Y.P. 17.
Cette parole émerge donc d'un univers de lumière
et de connaissance; celui qui la détient remonte des profondeurs de sa
propre âme et s'engage à écrire ses états. Rappelons
que le schéma de toute initiation, en particulier l'initiation
religieuse dans les anciens mythes grecs, comporte trois degrés : la
mort, la descente aux enfers et la résurrection.
3-1 La mort symbolique.
Dans la tradition Soufie, la mort est le premier degré
de l'initiation; le futur initié doit impérativement en
goûter la saveur spirituelle. Pour y arriver, il doit se séparer
de son moi et de son ego; ses Sens doivent désormais être au
service de son Essence et non au service du monde matériel puisque c'est
là, sa propre perte. Les exercices de mortification sont présents
dans pratiquement toutes les voies mystiques aussi bien bouddhistes,
chrétiennes, juives que musulmanes. Aldous Huxley, qui a fait une
analyse comparative des différents degrés de mortification dans
les différentes religions nous dit que :
« la plénitude éternelle et
divine de la vie ne peut être gagnée que par ceux qui
délibérément ont perdu la vie partielle et
séparée du désir et de l'intérêt personnel,
de la pensée, des sentiments, des souhaits et des actes
égocentriques. La mortification, ou mort délibérée
à son moi, est inculquée avec une fermeté intransigeante
dans les écrits canoniques du christianisme, de l'hindouisme, du
bouddhisme et de la plupart des autres religions majeures ou mineures du monde,
comme par tous les saints théocentriques » (24).
En effet, la parole initiatique de notre auteur remonte des
profondeurs de cette mortification de la pensée profane et s'adresse
à tous « ceux qui ont un coeur, ou prêtent l'oreille
et voient ».( H.I.Yp.17)
Il ne s'agit pas, pour lui, de la vue mais de la clairvoyance,
non plus de l'écoute mais de l'entendement, ni de vivre pour la simple
raison de se satisfaire le corps et l'esprit, mais plutôt pour
connaître sa véritable nature originelle et principielle.
L'idéologie de sa parole initiatique rejoint celle de William Law (25)
lorsqu'il dit que:
« les facultés intellectuelles de
l'homme sont, en raison de la chute, dans un état pire que ses
états animaux et exigent un renoncement beaucoup plus
considérable. Et quand la volonté propre, la compréhension
propre et l'imagination propre se voient donner libre cours et satisfaction, et
devenir apparemment riches et honorables au moyen des trésors acquis par
l'étude des belles lettres, elles aideront tout autant le pauvre homme
déchu à avoir l'esprit semblable à celui du
Christ » (20).
La mort, dans le cas de notre récit
initiatique, est en fait l'absence du pouvoir d'écrire comme l'a
montré Chantal Robin dans l'imaginaire du « temps
retrouvé » de Proust.(27)
En effet, après la mortification du discours
stérile, c'est la parole ressuscitée des profondeurs de
l'âme qui constituera le « je » de la deuxième
instance narrative. Elle est, comme l'a souligné William Law,
l'expression de cette richesse des trésors « acquis par
l'étude des belles lettres » et, comme l'affirme notre
auteur, « la vérité par la voie de l'investigation
spéculative » (p.16) qui permettra au futur initié
d'acquérir « ce léger goût par l'intuition
extatique » (p.16).
C'est donc la parole qui illumine le lecteur, lui fait suivre
les chemins les « plus droits, les plus exempts d'accidents et de
dommages » (p.17). C'est aussi la parole qui surgit à
l'horizon d'attente du lecteur prisonnier de son angoisse existentielle et qui
demeure en quête de quelques lectures suggestives et libératrices
des emprises d'un moi tourmenté peut être par d'autres lectures.
Ainsi la parole de l'auteur exhorte celle de son contractant en lui disant :
« Ne crois pas que la philosophie qui nous est parvenue dans les
écrits d'Aristote, d'Abou Naçr El-Fârâbi, et dans le
livre de la guérison, satisfasse au désir qui est le
tien » puis renforce sa détermination à
acquérir la vraie science en lui disant à l'entrée de la
troisième instance, celle de l'initiation littéraire,
« si tu prends sincèrement cette détermination, si
tu as la ferme résolution de te mettre activement à l'oeuvre pour
atteindre ce but, quand viendra le matin, tu te loueras de ton voyage nocturne
(28), tu recevras la récompense de tes efforts, tu auras
satisfait ton Seigneur et il t'aura satisfait »H.I.Y.P.17.
L'engagement de la parole initiatique met le contractant au
degré zéro de la connaissance puisqu'il n'a plus de repère
dans les discours qui ont précédé; son seul repère
est celui de la langue car c'est en elle et par elle que se fera son
initiation. Tous les parcours initiatiques se feront dans les unités de
sens que développe le récit et non comme l'ont vu les
études qui ont abordé cette oeuvre, dans la doctrine elle
même.
Nous dirons enfin que la parole morte du contractant est
l'équivalente du degré zéro de
l'écriture ; sa mort engage la parole ressuscitée de
l'auteur qui répond à la demande mais sans aucune garantie
explicite de sa part: « ce que je
pourrais »(P.1), « mais nous nous sommes
écartés du sujet que tu nous invitais à
traiter » (P.9), « c'est pour moi une
affliction que les sciences humaines soient au nombre de deux, pas
d'avantage: une vraie, impossible à acquérir, et une
vaine, dont l'acquisition est sans profit » (P.10),
« alors, il nous parut que nous étions en
état de dire quelque chose d'appréciable » (P.16),
« quoique présentement il ne m'ait été
donné d'apercevoir qu'une faible lueur, à titre de
stimulation et d'encouragement à entrer dans la voie »
(P.17).
Sur ces aveux de l'auteur à ne rien garantir à
son contractant quant à l'acquisition du goût extatique,
l'engagement de la parole se propose d'être seulement dans
l'espace littéraire.
Le récit autopsychégraphique est
engagé donc par cette parole qui remonte avons-nous dit des profondeurs
de l'âme de l'écrivain. Sa nature est complexe
puisqu'elle provient d'un univers où la langue n'existe pas
ou et ne se réalise pas de la même manière qu'elle
réalise le discours. Sa fonction n'est pas
référentielle mais seulement suggestive. Les unités de
sens qu'elle distribue sont, soit allégoriques, soit symboliques comme
l'a dit le maître Sidi Benaouda (29): «Notre science se suffit
par les seuls signes « ichârât » qu'elle
développe » en arabe, « ilmûna bil'icharati
yakfina ».
3-2 La descente en enfer.
La véritable descente en enfer dans le cas du
récit initiatique est celle qui se fait dans la substance des mots et
l'univers du sens; mais puisque nous étudions le contrat
fiduciaire que nous avons expliqué comme étant le contrat de
confiance entre un narrateur initié et un narrataire à initier,
cet espace sera étudié pour le moment à partir dû
hors texte, c'est à dire de l'expérience mystique de notre
auteur.
Cette descente en enfer équivaut, dans la tradition
théosophique de l'islam, aux épreuves que subit le futur
initié en présence et assistance de son maître ou guide
spirituel. Lorsqu'un «mûrid » accepte le
« taslim », la soumission aux règles de la
secte, il traverse bon nombre d'épreuves aussi bien physiques que
métaphysiques.
Cependant les tourouq (pluriel de tariqua), les voies
mystiques soufies, diffèrent dans leur pédagogie des
épreuves; certains soumettent le disciple à l'abstinence et
l'austérité afin que le corps lâche sa prise sur l'esprit;
d'autres le soumettent à des crises d'angoisse
existentielle. Les uns pratiquent le soufisme sunnite, les autres,
philosophique (30).
Concernant le Soufisme de notre auteur, nous le situons dans
le tassawûf «essùnni». Les épreuves auxquels est
soumis le « mûrid » sont celles de la connaissance et
non celles de l'abstinence (crise de son récit). Les raisons qui nous
font avancer ces affirmations sont les suivantes: Ibn thophaïl avait
toujours fréquenté la cour du roi Abou-Youçouf en
développant un discours plus sunnite que philosophique, il laissait le
soin à Averroès d'entreprendre ce genre de spéculations;
nous avons déjà étudié cette question dans notre
premier chapitre lorsque nous avons rapporté les propos tenus par Ibn
Rochd en présence du roi. Ensuite, notre auteur revient et reprend les
références coraniques pour authentifier son dire dans son
récit : nous avons répertorié plus de trente-six citations
coraniques dans son oeuvre, mais un seul «
hadith » (parole du prophète): «Dieu a
créé Adam à son image » (p.25).
Soulignons que la parole coranique dans les
récits initiatiques est un argument d'autorité utilisé par
tous les soufis musulmans.
Nous verrons cet aspect lorsque nous étudierons le
récit de Hamidou Kane, l'aventure ambiguë. (31)
L'initiation de son héros Samba Diallo commence dans la parole du Livre
( Coran).
L'enfer vécu par notre auteur est initialement le
discours des philosophes puisqu'il en a fait le procès de l'histoire de
la philosophie. Son introduction est incontestablement un véritable
document historique. Le procès le plus sévère, a
été celui développé à l'encontre d'Al
Ghazali; Ibn thophaïl accuse ce plus grand penseur
« philosophe » orthodoxe de l'islam de tenir des
affirmations très graves dont les conséquences sont
« propres à le précipiter dans un abîme dont
rien ne pourrait le sauver » (p.15) du moins, ce sont les
confusions et les contradictions de sa pensée qui sont
sévèrement critiquées dans son introduction :
« quant aux livres du maître Abou
Hâmid El-Ghazali, cet auteur, en tant qu'il s'adresse aux vulgaires, lie
dans un endroit et délie dans l'autre, taxe d'infidélité
certaines opinions, puis les déclare licites. Parmi toutes les
accusations d'infidélité qu'il porte contre les falâssifa
dans le livre de « l'effondrement des falassifa » (32), il
leur reproche de nier la résurrection des corps et d'affirmer que la
récompense et le châtiment concernent exclusivement les
âmes, puis il dit, au début du livre de la « balance des
actions » (33), que cette opinion est formellement professée
par les docteurs soufis H.I.Y.P. 13.
L'enfer, c'est les autres, et la descente dans leur
géhenne pour l'initié consiste à détruire les
monstres qui incarnent leur discours.
Le cheikh Ahmed El-Allaoui (34) qui a traversé ces
épreuves nous a laissé une poésie dans laquelle il
répond aux accusations des philosophes professées contre les
soufis. Elle exprime toute cette défensive que manifeste l'initié
à l'égard de ceux qui n'ont vu dans le discours des soufis que sa
« marginalisation » et ses
« hérésies » :
mais toi, as-tu senti quelque chose de ce qu'ils
perçoivent, et si tu leur es semblable, tu as autorité.
Mais si tu trouves en toi-même rien de ce qui est
leur, exige de ton âme un équitable jugement; écoute cette
description :
D'un seul regard as-tu réduit le monde à
disparaître?
As-tu en sa manifestation, reconnu le
tout-miséricordieux?
D'un coup d'oeil as-tu effacé l'humain de ta vue,
t'éloignant de toute limite, par-delà les hauteurs des cieux et
des profondeurs de la terre? L'univers, l'as-tu en pèlerin, parcouru
tout entier, de ce même univers, t'es tu fait sanctuaire, axe
sacré de sa révérencielle orbite?
As-tu vu les écrans, pour toi s'évanouir
?
A-t-on quitté les vêtements et
écarté le voile?
Et t'a- t-il été dit « approche-toi
: voici notre beauté : tu es le bienvenu, jouis-en comme tienne,
à ton intime convenance »?
As-tu perçu l'appel de celui qui appelle, à
son ordre t'es-tu livré?
As-tu retiré les sandales comme ceux qui sont
imprégnés de la courtoisie de la voie? L'infini s'est-il
refermé autour de toi de toute part? Et venu l'instant de l'union, d'un
seul élan t'es-tu précipité?
De Dieu as-tu fidèlement gardé le secret
après sa révélation, en ses qualités te
déroulant toi-même? De ta proximité tout cela serait
preuve.
A défaut il est des secrets qu'on ne livre pas au
grand nombre.
Si tu réponds à cette description, honneur
à toi : Sinon, tu es alors éloigné de la présence
du Seigneur. Reste à l'écart de la science des gens : car tu n'es
pas des leurs.
(...) revois ton discours; tu peux parler comme eux, mais
c'est cire de guêpe et non point miel d'abeille.(35).
La parole de l'initié remonte du discours infernal des
autres et Ibn thophaïl, dans son contrat fiduciaire, engage sa parole au
terme de son ascension et lui donne la fonction initiatique. Il semble dire
à son contractant :
« je t'épargne l'épreuve des
discours stériles et sans valeur gnostique si tu consens à
accepter mon récit comme guide dans la voie de la
vérité ».
En échange, il (notre auteur) réalisera sa
résurrection dans la littérature en contractant avec la
troisième instance narrative : la littérature et
l'engagement de l'écriture autopsychégraphique.
4- L'ENGAGEMENT DE L'ECRITURE
AUTOPSYCHEGRAPHIQUE
Traditionnellement, c'est l'autobiographie qui est l'objet
d'études littéraires puisque la cause la plus évidente
d'une oeuvre d'art est incontestablement son créateur, l'auteur. Les
investigations littéraires se faisaient en fonction de la
personnalité et de la vie de l'écrivain. Cette méthode est
toujours considérée comme la plus érudite et la plus
appropriée. Certes, les nouvelles approches méthodologiques
structuralistes et sémiotiques ont forgé de nouveaux concepts et
ont permis aux études littéraires d'aborder leur objet sans
« avoir recours » à d'autres sciences. Mais cela ne
nous a pas conforté puisque ces méthodes évacuent, pour
les besoins de leur cause, le premier concerné :l'auteur.
Les sémioticiens examinent les racines du sens dans un
jeu de déconstruction du texte; ils investissent la signification du
texte et du discours en essayant de répondre à la question
sémiotique : Comment le texte ou le discours dit ce qu'il dit? Ils
reposent la question des linguistes à leur manière : comment la
langue dit ce qu'elle dit? Est-ce que le sens véhicule le mot ou c'est
le mot qui donne le sens? Comment se réalise le sens, est-ce par
convention ou par contiguïté?
Quant aux structuralistes, depuis les fameuses dichotomies de
Saussure, ils considèrent que le texte est un ensemble de structures que
les uns analysent dans leur distribution et les autres dans leur construction.
On parlera de littérature récurrente « où tout
texte contient, explicitement ou implicitement des structures d'engendrement
qui invitent le lecteur à poursuivre la production de textes à
l'infini ou jusqu'à épuisement de l'intérêt ou de
l'attention:
« Le texte A contient une règle
d'engendrement du texte B, le texte B est le résultat de
l'exécution des instructions données par le texte A. Si les
règles d'engendrement et le texte B ont été convenablement
choisis, il se pourra que le texte B soit lui même de la forme (Q C) et
ainsi, on se représentera la puissance et la profondeur d'une telle
approche en réfléchissant au comportement du texte le plus
élémentaire construit dans cet esprit » expliquent
Jacques Bens, Claude Berge et Paul Braffort dans leur formule de
littérature potentielle. (36).
Nous avons choisi cet exemple d'analyse pour montrer que la
critique structuraliste anthropomorphise les concepts qu'elle utilise
tout en évacuant les phénomènes de la création.
Dans cette seule citation qui tend à définir les
procédés d'engendrement des textes à partir des structures
potentielles, l'analyse a utilisé trois concepts
anthropomorphisés: l'exécution des instructions
données, convenablement choisis , comportement du
texte .
Nous nous demandons où est l'auteur dans tous ces
procédés de lecture--écriture-réécriture.
Nous ne prétendons pas ici construire une nouvelle théorie de la
littérature, mais notre seul souci, c'est la recherche de la
méthode la plus appropriée pour l'étude de ce genre
littéraire: le récit initiatique et l'écriture de la
foi.
Quant à l'analyse autobiographique, nous ne pensons pas
non plus qu'elle réponde à notre démarche puisque notre
auteur exprime ses seuls états d'âme et les itinéraires
spirituels qu'il a parcourus.
C'est pour cette raison que nous avons introduit le concept
d'autopsychégraphie.
C'est donc la troisième instance, celle de la
littérature qui contracte avec l'auteur afin de lui permettre
d'écrire son âme et par la même ses
expériences spirituelles.
Par la mise en place de ces trois instances narratives,
l'auteur, avons-nous dit, vise à produire les garanties de
l'authenticité de son dire, en faisant référence à
un hors-texte et en masquant le caractère fictif de son geste
initial.
Quant à mettre la fiction en train et instaurer les
différents sujets-opérateurs du programme narratif, Ibn
thophaïl introduit son héros Hayy Ibn Yaqdhân dans un
espace-temps mythique et fictionnel.
Mythique, puisque ce personnage remonte des contes les plus
lointains, et fictionnel puisqu'il engage le récit du
« il », « autrefois » et
« là-bas ». L'écriture de l'âme prend
ses sources dans le mythe puisque c'est l'espace- temps de toute
écriture et de toute oralité.
5- LE MYTHE, SOURCE DE L'ECRITURE.
Franz Boas (37) nous conforte dans notre appréhension
du mythe lorsqu'il nous dit que: « les univers mythologiques sont
destinés à être pulvérisés à peine
formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs
débris ».
Par conséquent, nous dirons à la suite de Boas
que l'éclatement du mythe engendre une multitude de récits dont
la somme est égale au discours principiel. Claude-Lévis-Strauss
en étudiant cet aspect nous dit que: « le mythe fait
partie intégrante de la langue; c'est par la parole qu'on le
reconnaît, il relève du discours » (38), puis il
explique plus loin que « le mythe se définit aussi par un
système temporel (...), il se rapporte toujours à des
événements passés avant la création du
monde », ou, « pendant les premiers âges »,
en tout cas, « il y a longtemps ». La valeur
intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les
événements, censés se dérouler à un moment
du temps, forment aussi une structure permanente » (39).
Pour notre part, dans ce même ordre d'idée, nous
définissons le mythe comme étant une instance narrative
matérialisée dans un « je-duel »
soumis à une tension discursive entre le discours originel et la parole
appropriée. Son lieu ou topos se réalise dans l'espace du dire
où coexistent le Sacré et le Profane, la parole d'un Dieu, la
parole d'un livre et la parole d'un écrivain. Il est aussi bien le
postulat ontologique que la substance du discours. La parole qui se l'approprie
déplace son lieu du dire du présent de la fiction que nous
appelons le présent énonciatif fictionnel, c'est à dire
« il était une fois (que je transpose ici et
maintenant) » vers le présent atemporel que nous nommons
présent platonicien puisqu'il renvoie à l'idée du temps et
non à sa manifestation chronologique.
C'est dans cette tension discursive entre le discours originel
et la parole appropriée qu'émerge le récit
autospychégraphique de notre auteur. C'est cette double structure,
à la fois historique et anti-historique, dira Claude Lévi-Strauss
(40) qui explique que « le mythe puisse simultanément
relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel)
et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant,
à un troisième niveau, le même caractère d'objet
absolu ».
Hayy Ibn Yaqdhân émerge aussi bien de la parole
appropriée que du discours originel puisque le nom de Hayy Ibn
Yaqdhân signifie le Vivant fils du Vigilant. L'allégorie à
laquelle renvoie cette patronymie est polysémique :
le vivant serait l'homme; le vigilant serait Dieu . Ou
encore, le vivant serait la langue puisqu'elle est la matérialisation de
l'âme; le vigilant serait le discours originel puisqu'il veille
éternellement sur l'humanité par opposition à
l'animalité.
Hayy Ibn Yaqdhân émerge aussi du mythe du
personnage fabuleux comme nous l'avions souligné lorsque nous avions
étudié la genèse du récit dans notre premier
chapitre.
Ces trois émergences, du discours originel, de la
parole appropriée et de l'univers fabuleux sont les manifestations de
l'âme dans l'écriture. Cette question de la perfection de
l'âme par l'écriture, nous l'avions déjà
soulignée dans notre premier chapitre lorsque nous avions cité
Avicenne qui explique que:
« l'âme a besoin du corps pour s'y
enrichir d'abord, le dépasser ensuite. Le corps est son
instrument » (41).
Nous concevons que le corps concerne toute
corporéité et l'écriture en est une. L'acte de
l'écriture est pour nous l'expression matérielle des fonctions du
corps et de ses composants. Toutes les structures vitales du corps sont mises
en action dans l'acte de l'écriture : la mémoire, l'intelligence,
les sentiments, la langue, les mains, l'oeil, etc... ainsi que tous les
processus internes et externes au corps qui soutiennent ou engendrent cet acte
.
Par conséquent, comme le souligne toujours Avicenne:
« l'âme et le corps ont donc entre eux
des liens forts étroits. Ils s'aiment et se rendent de mutuels
services ».
A sa suite, nous dirons que l'âme et
l'écriture se rendent de mutuels services; l'une permet à l'autre
de se réaliser tout d'abord et se perfectionner ensuite.
Cependant, est-ce-que toute écriture est l'expression
de l'âme? Quelle différence peut-il avoir entre écrire sa
vie (autobiographie), écrire ses sentiments par l'expression du moi
(romantisme), écrire la réalité extérieure à
soi (réalisme), écrire l'histoire de ses semblables (roman
historique), écrire ses appréhensions personnelles de la vie
(lyrisme) et écrire son âme (autospychégraphie)?
Pour répondre à toutes ces questions, il
convient tout d'abord de dire qu'est-ce-que la
littérature?
René Wellek et Austin Warren (42), dans leur
théorie de la littérature, introduisent leur étude en
disant : »aussi simple que paraissent ces
question : qu'est-ce-que la littérature? Qu'est-ce-qui n'est pas
littérature? Quelle est la nature de la littérature?
II est rare d'y répondre clairement »
(43).
Ces théoriciens de la littérature commencent
tout d'abord par évacuer de son champ l'histoire de la civilisation en
disant:
« identifier la littérature avec
l'histoire de la civilisation équivaut à nier le champ et les
méthodes propres aux études littéraires »
(44).
Une autre manière de définir la
littérature selon eux, c'est de la circonscrire aux
« grandes oeuvres » dont les
caractéristiques sont la forme ou l'expression. Leur seul critère
serait la valeur esthétique qu'elles développent. Ce sont ces
seuls critères, l'expression en force et l'esthétique, en
présence dans la poésie, le drame, le roman ou toute forme
d'écriture expressive, qui sont l'objet des études
littéraires. D'autres oeuvres se caractérisent par leurs forces
intellectuelles, leur style, leur force de représentation et leur
composition. Mais la majeure partie de l'histoire littéraire
étudie aussi bien les philosophes, les historiens, les
théologiens, les moralistes que les politiciens; ce qui rend difficile
de spécifier l'objet réel de la littérature puisque les
mêmes jugements de valeur que l'on porte sur les écrits
littéraires sont aussi appliqués sur les livres d'histoire, de
philosophie ou de science; ils font partie dit-on de la sphère de la
littérature.
Cependant, il est plus approprié d'utiliser le terme
littérature s'agissant de l'art qui interpelle toutes les fonctions
symboliques et imaginatives, tout l'univers du fantastique et du merveilleux.
L'inconvénient dans le concept de littérature c'est qu'il
restreint son domaine à celui des « belles
lettres », des « bonnes lettres » et ainsi
évacue la littérature orale. Mais puisque le dénominateur
commun entre les deux littératures orale et écrite, c'est le
langage, c'est à ce dernier que toute étude littéraire
doit se soumettre ou se confier.
Or, selon Claude Lévi-Strauss, les anciens philosophes
« raisonnaient sur le langage comme nous faisions aujourd'hui
sur la mythologie." Ils constataient que dans chaque langue, certains groupes
de sons correspondaient à des sens déterminés, et ils
cherchaient désespérément à comprendre quelle
nécessité interne unissait ces sens et ces sons »
(45). C.L.Strauss tranche sur ce rapport langage/mythe en disant comme nous
l'avons souligné plus haut que « le mythe fait partie du
langage, c'est par la parole qu'on le reconnaît, il relève du
discours ». Nous dirons à sa suite que l'écriture
trouve ses sources dans le mythe, du moins en ce qui concerne l'écriture
initiatique soutenue par l'autopsychégraphie.
Ce rapport mythe / langage est introduit dans notre
récit par le déplacement du lieu du dire mythique de son univers
atemporel: « nos vertueux prédécesseurs rapportent
(Dieu soit satisfait d'eux) que parmi les îles de l'Inde situées
sous l'équateur, il y en a une où l'homme naît sans
père ni mère » (P.18) vers un espace romanesque
contracté par l'instance de la littérature avec l'accord des deux
instances, le « je »de l'histoire et le
« je » de l'auteur (46).
La source mythique de l'écriture de ce récit est
donc cette île sous l'équateur où l'homme naît sans
père ni mère; dans une autre traduction (47), elle ajoute que
dans cette île il « s'y trouve un arbre qui, en guise de
fruits, produit des femmes », c'est d'elles que parle
El-Maç'oudi(48) sous le nom de « filles du Waq
wâq ».
Hayy Ibn Yaqdhân provient de cette île; il est
né spontanément, selon une des deux versions rapportées
par le narrateur, soit à partir de l'argile en fermentation,
« certains tranchent la question et décident que Hayy ibn
Yaqdhân est un de ceux qui sont nés, dans cette région,
sans mère ni père » H.I.Y.P.21 . La
version de sa naissance par génération spontanée semble
pour l'auteur la plus conforme à son attitude narrative puisque son
intention est de transposer son lecteur dans un univers plus mythique que
topique.
Nous constatons dans ses longues explications sur cette
naissance spontanée que le narrateur est omniscient, omniprésent
et omnipotent; la description qu'il fait du processus de la création
lui donnerait le statut de créateur : « on dirait qu'il a
participé à sa création », surtout au
moment où il dit : « cette argile fermentée
était en grande masse, et certaines parties l'emportaient sur les autres
humeurs séminales » (P.23) puis plus loin :
« lorsque l'âme s'y fut jointe, et que sa chaleur fut
devenue ardente, prit la figure du feu, la conique; le corps épais qui
l'entourait prit à son tout, en se modelant sur lui, la même
figure, et devint une masse de chair dure, par dessus laquelle il se forma une
enveloppe protectrice membraneuse. L'ensemble de cet organe a reçu le
nom de coeur. (....) Celui qui se chargeait de l'entretien, c'était le
foie. L'un et l'autre d'ailleurs avaient besoin du coeur pour leur fournir sa
chaleur et les facultés propres à chacun d'eux mais qui tiraient
du coeur leur origine » H.I.Y.P.27.
Cet aspect du mythe, source de l'écriture, permet d'une
part au récit de renaître de son éclatement et d'autre part
au narrateur de libérer sa fiction. Cette île de l'Inde, lieu
mythique d'où émerge Hayy ibn Yaqdhân n'existe nulle part
bien que Léon Gauthier nous renvoie à sa légende en se
référant aux travaux de Gabriel Ferrand (49). Cette île de
Waqwaq serait le Japon (50). Pour notre part, nous avons étudié
cette question de savoir si El-Waqwaq est un lieu réellement mythique et
fictionnel ou , a bel et bien existé.
6- L'ILE DU VIVANT FILS DU VIGILANT
L'île du Waqwaq sur laquelle a échoué Hayy
Yaqdhân alors qu'il était encore nouveau né selon la
version rapportée par l'auteur; celle qui fait naître ce
personnage à partir d'un père et d'une mère; ou selon la
version toujours rapportée par ibn thophaïl; celle qui le fait
naître à partir de l'argile en fermentation , est dans les deux
cas l'île où a vécu Hayy en solitaire jusqu'à sa
découverte par Açal qui y était venu pour se recueillir
et adorer Dieu en quête d'un quiétisme gnostique.
Selon certains auteurs qui ont essayé d'étudier
la question, cette île n'est pas de la création de l'auteur (51)
puisqu'elle a figuré dans plusieurs récits selon les dires de
Farouk Saad (52). Ce même auteur rapporte qu'elle est située dans
la mer de chine en se référant aux travaux de Abdallah ben
khardadaba dans son livre intitulé al-massalik wal
mahalik (53).
Soulignons aussi que El-Idrissi (54) dans son livre
intitulé
« nûzhatû'l-muchtak'fil-afak »
a mentionné plusieurs fois l'existence de cette île, el
Waqwaq; et en particulier, le fameux mythe de l'arbre qui en guise de fruits
produit des femmes comme ibn thophaïl lui même l'a mentionné
dans son introduction (voire note (49) . On rapporte au sujet de ces
femmes mystérieuses qu'elles vivent attachées aux branches de ces
arbres par leurs cheveux et qu'elles respirent en laissant échapper une
mélodie de sons, waq..waq..waq..waq..waq.. d'où le nom
donné à cette île.
Cependant, aucune étude n'a confirmé l'existence
de cette île sauf qu'elle apparaît dans certains contes
racontés en Inde; et là aussi, il ne s'agit que de la tradition
orale et du mythe.
La question reste à savoir pourquoi ibn thophaïl a
mis son personnage Hayy dans cet espace mythique pour ensuite lui faire
traverser un itinéraire spirituel et mystique dont le but est d'arriver
à l'union parfaite avec Dieu?
L'île de Waqwaq serait-elle un simple prétexte
pour amorcer sa fiction ou alors l'auteur introduit le mythe comme lieu de dire
afin de contracter avec l'instance de la littérature et ainsi trouver
refuge contre les orthodoxes persécuteurs?
Ce qui est certain, c'est que notre auteur, après avoir
installé son héros dans cette île, n'en reparle plus.
Toute la narration qui suivra développera le seul itinéraire
initiatique de Hayy.
Le problème posé par ce genre d'écriture
de la foi est le suivant :
Prendre comme postulat topique le mythe pour arriver à
proposer des vérités supérieures sur la divinité
émanant des textes sacrés mène à la confusion entre
mythe et religion. Vouloir ainsi authentifier la connaissance gnostique et
stoïque par la fiction littéraire équivaut à
détruire une thèse doctrinale édifiée sur des
dogmes par le simple fait littéraire.
Par conséquent, pour ne pas tomber dans le piège
de la spéculation extra-littéraire, il convient de
considérer que ce récit est uniquement une oeuvre
littéraire qui accepte généreusement la présence en
elle des différents discours qui inévitablement ont un
rapport avec le langage.
De ce point de vue là, l'île du Waqwaq est une
belle métaphore qui est utilisée pour le besoin de la cause du
discours soufi et dont la fonction est l'appropriation de la parole qui
émerge de l'enfer du discours des philosophes.
Cette métaphore introduit l'espace propre
aux soufis:
Le merveilleux, le fantastique, le beau et le sublime. Ainsi
l'expriment les mots utilisés par l'auteur : « il comprit
donc que ce qu'il possède dans son essence est plus grand que
tout cela, plus parfait, plus achevé, plus beau, plus
éclatant, plus durable, sans proportion avec tout le reste.
Il ne cessa de chercher toutes les formes de
perfection » H.I.Y.P. 67.
Le récit initiatique dans le cas d'ibn thophaïl
est un éclatement des unités esthétiques et
sémantiques du mythe de la création, l'arbre qui produit des
femmes dans l'île, la naissance spontanée de Hayy à partir
de l'argile en fermentation et la naissance tragique (deuxième version)
de Hayy traversant la mort (les flots redoutables de la mer) pour
accéder à la vie cyclique et atteindre son essence divine.
L'île du vivant fils du vigilant est donc une belle
métaphore du lieu originel de la création. La tradition
théosophique nous rapporte que seuls les soufis peuvent dans leurs
contemplations extatiques percevoir les vérités
supérieures de ce lieu. Après avoir anéanti leur
corporéité tel que l'a fait Hayy dans le troisième cycle
que nous avions étudié dans notre premier chapitre, les soufis
traversent les voiles de la connaissance sensible pour atteindre leur propre
âme qui les mènera ensuite vers ce lieu originel où toute
âme garde son souvenir puisque c'est là qu'a eu lieu la
première rencontre avec le créateur et où la
première question qui leur a été posée est :
« ne suis-je pas votre Dieu? Et elles répondirent : que
oui ».(Coran)
Ainsi, ceux dont les âmes répondirent
« oui » le reconnaîtront toujours et seront
les âmes élues et ceux qui auraient nié sa divinité
seraient les « damnés » sur terre.
C'est ainsi que le mythe de l'île du Waqwaq, lieu du
dire fictionnel du récit, nous renvoie au mythe de la création
dont la fonction est déterminante dans l'univers de l'initiation de Hayy
ibn Yaqdhân.
7-- LE MYTHE DE LA CREATION.
Dans la tradition théosophique de l'islam, on rapporte
que Dieu dans son éternité et son omnipotence se suffisait
à lui même et n'avait nul besoin de la création puisqu'il
était dans l'autosuffisance la plus parfaite et la plus
éternelle.
Il entendait dans son essence les langues qui existaient
virtuellement et potentiellement, Il voyait toute la création en lui
sans avoir le besoin de la manifester en dehors de son Etre, Il parlait et se
communiquer dans un monologue absolu et indifférencié sans avoir
la nécessité de trouver un interlocuteur, Il ne sentait ni le
besoin de dormir, de se reposer, de manger, de boire ou de procréer.
Un jour (temps mythique), l'ouïe lui demanda un
réceptacle afin d'entendre, la vue aussi, le langage de même, et
ainsi toutes ses facultés virtuelles lui demandèrent un corps
afin de réaliser son essence par les sens. Il considéra dans sa
majesté ces demandes et trouva sage et utile de satisfaire à leur
demande. Il décida ainsi son projet de création sans que rien ne
soit diminué de sa plénitude ni de son être éternel,
omnipotent, omniscient et omniprésent. De son essence éternelle,
il convoqua l'âme supérieure et lui donna toutes les
facultés, les attributs et les aspects contenus en lui avant le contrat
principiel établi avec ses attributs.
L'âme supérieure se chargea de réaliser le
projet de la création et convoqua à son tour les âmes
inférieures en leur donnant à chacune une fonction bien
déterminée:
Les unes formèrent les cieux, les autres, les terres,
d'autres les anges, d'autres les intelligences, certaines les corps, et
d'autres les substances. L'unité de Dieu qui demeurait, avant le
contrat, dans sa plénitude est devenue sujette à la
pluralité conventionnelle. Ainsi, son essence principielle fut
voilée par les sens réceptacles et toute connaissance
de l'être véritable doit désormais entreprendre le chemin
des réceptacles.
L'homme doit se connaître soi-même avant de
connaître son Dieu, puis percer les voiles des sens pour atteindre
l'essence et prétendre à l'unité avec Dieu et ainsi
rejoindre son statut d'élu tel qui l'a été
décidé lorsque Dieu, avant la création avait
regroupé les âmes et leur a posé la question de la
soumission: « ne suis-je pas votre Dieu? » et les
élus de répondre ,« que oui ».
C'est dans cet espace mythique et mystique qu'a eu lieu la
création selon la tradition théosophique de l'islam; et pourtant,
il n'y a que le langage pour l'exprimer. Ainsi, depuis que l'homme tente de
trouver une explication de son existence sur terre, il n'a trouvé que le
langage pour exprimer cette angoisse existentielle. Chaque communauté
religieuse ou primitive, monothéiste ou totémique, païenne
ou animiste développe sa propre cosmogonie ou cosmogenèse en
fonction de ce que son langage possède comme univers sémantique
ou symbolique. Mais toutes les communautés prennent leur postulat
ontologique à partir d'un mythe dont les seules explications ne peuvent
être fournies que par le langage. Par conséquent il lui
appartient à lui et à lui seul d'être le détendeur
de la vérité ontologique et même
métaphysique.
Hayy ibn Yaqdhân est toute la problématique du
langage et son rapport avec le mythe de la création. Ibn thophaïl
engage son récit initiatique dans cet espace mythique où mythe,
création et langage constituent le lieu privilégié de la
littérature puisque l'écriture est son objet et l'homme est son
sujet (ou l'inverse...)
Retenons que l'écrivain qui tente d'écrire son
âme se heurte fondamentalement à trois univers complexes : le
mythe, la création et le langage car l'âme qui est de nature
très subtile ne peut être appréhendée qu'à
partir de ces trois espaces.
C'est pour cette raison qu'ibn thophaïl avait pris soin
de nous dire dans l'ouverture de son roman que:
« le seul rapport que cet état ait au
langage c'est que, par la suite de la joie, du contentement, de la
volupté qu'il inspire, celui qui y est arrivé, qui est parvenu
à l'un de ses degrés, ne peut se taire à son sujet et en
cacher le secret : il est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une
exubérance d'une allégresse qui le portent à communiquer
le secret de cet état en gros et d'une façon
indistincte » H.I.Y.P.2.
Nous voyons clairement dans ce passage qu'il s'agit des
relations fiduciaires dont nous avons parlé plus haut et que le groupe
d'entreverne (55) avait défini comme le rapport entre la manifestation
et l'immanence et que nous avons spécifié comme un aspect de la
manipulation où l'auteur fait croire à son lecteur que son
récit lui permettra d'accéder à la lumière des
vérités supérieures.
Pour reprendre la définition du groupe d'entreverne,
nous ajoutons qu'en plus de la manipulation, le rapport entre la manifestation
de l'âme et l'immanence de son écriture dans le récit est
tantôt conjoint et donc c'est le discours théosophique qui
apparaît, tantôt disjoint et par conséquent, c'est la
création littéraire qui apparaît.
8- L'ETAT CONJOINT.
Le discours théosophique dans le récit
initiatique d'ibn thophail est introduit par l'argument d'autorité
professé par les philosophes et les grands médecins selon
lesquels l'île de Hayy bénéficie du quatrième climat
(56), lieu idéal où l'âme peut générer des
corps qui s'y trouvent et ainsi permettre la création par
génération spontanée à partir de l'argile en
fermentation. Ibn thophaïl nous rapporte qu' « il y avait
dans cette île une dépression du sol renfermant une argile qui,
sous l'action des ans, y était entrée en fermentation, de sorte
que « le chaud s'y trouvait mêlé au froid et l'humide au
sec, par parties égales dont les forces se faisaient équilibre
. Cette argile fermentée était en grande masse, et
certaines parties l'emportaient sur les autres par la juste proportion du
mélange et par l'aptitude à former les humeurs
séminales » H.I.Y.P.23.
Nous retrouvons ici la substance argileuse qui constitue le
point de départ de toutes les religions monothéistes : Adam est
fait d'argile pétrifiée par la main de Dieu. De cette action
principielle vont générer les quatre éléments
constitutifs de l'univers : le chaud, le froid, l'humide et le sec.
Sur la question des quatre éléments, les
ikhuan çâfa (57) ont développé leur
thèse hellénistique de la façon suivante :
Ils développent que les quatre éléments
qu'ils nomment « umahât »c'est à dire matrices
essentielles ou encore substances divines furent postérieurs à la
création de l'univers et des corps célestes.
Hiérarchisés de par le projet initial, ils agissent sur les corps
en fonction de leur nature et de leur fonction. Ils créent le mouvement
ou l'immobilité, l'ascendance ou la descendance, la liquidité ou
la solidité. Ils sont les substances génératives de la
vie. Leur matérialisation a pour corollaire la terre, l'eau, l'air et le
feu.
Ives Marquet (58) développe la thèse des Ikhwan
en expliquant :
« il y a entre les quatre natures un antagonisme
et une antipathie mutuelles, elles cherchent à se dominer l'une l'autre,
et pourtant, elles sont unies et couplées deux à deux dans chacun
des éléments, parce que par un savant dosage dû à
« un artisan, indubitablement sage », elles sont
harmonisées entre elles comme les notes de musique, et comme sont
accordées les quatre cordes d'un luth),(...) le feu est chaud et sec
(toutes particules en mouvement); l'air humide (les unes mobiles et les autres
immobiles) et chaud (davantage de mobiles); l'eau est humide et froide
(davantage d'immobiles) la terre est froide et sèche (toutes
immobiles).
Le feu et la terre se ressemblent donc par le sec, mais
ce n'est pas le même sec dans l'un et l'autre cas. Ainsi les
éléments se ressemblent par certaines natures (ce qui provoque la
proximité de leurs emplacements), et diffèrent par d'autres (ce
qui provoque l'éloignement de leurs
emplacements) . »
L'état conjoint permet l'intégration du discours
théosophique dans le récit initiatique. Les unités de sens
que l'écriture reprend à son compte sont celles
distribuées par la présence de ces quatre éléments.
La dynamique du récit qui interpelle l'autopsychégraphie dans le
cas de Hayy est la conjonction entre les concepts développés par
la théosophie musulmane et les possibilités du langage
imaginatif.
La pensée spéculative suit
l'itinéraire parcouru par les quatre éléments
:
« puis il examina soigneusement tous ces corps,
vivants ou inanimés, dans lesquels il voyait tantôt une seule
chose, tantôt une multiplicité infinie; et il s'aperçut que
chacun d'entre eux est indéfectiblement pourvu et l'une des deux
tendances suivantes : ou bien il tend vers le haut, tels sont la fumée,
la flamme, l'air quand il se trouve sous l'eau; ou bien il tend vers la
direction contraire, c'est à dire vers le bas, tels sont l'eau, des
fragments de terre, des fragments de végétal ou d'animal. Aucun
de ces corps ne peut être exempt à la fois de l'un et
l'autre de ces deux mouvements, et aucun n'est en repos, à moins qu'il
ne soit arrêté par quelque obstacle qui l'empêche de suivre
sa voie, comme par exemple une pierre rencontrant dans sa chute un sol
résistant qu'elle ne peut traverser. (...) De même la
fumée, dans son mouvement ascensionnel, va toujours son chemin, à
moins qu'elle ne rencontre par exemple une voûte résistante, qu'il
l'arrête, alors, elle s'infléchit à droite et à
gauche, et dès qu'elle n'est plus retenue par la voûte, elle monte
à travers l'air, parce que l'air ne peut l'arrêter. (...). Il
chercha s'il trouverait un corps dépourvu , à un moment
quelconque, de l'un et de l'autre de ces deux mouvements ou en cas de repos de
la tendance à les réaliser. Mais il ne trouva rien de tel dans
les corps qui se trouvaient autour de lui « H.I.Y.P.49.
Concernant l'écriture de l'âme et prenant en
considération que les mots sont aussi des corps; leurs mouvements sont
soit ascendants, soit descendants. Ils suivent le mouvement de la pensée
que libèrent les états de l'âme de l'auteur. C'est ainsi
que nous voyons que l'itinéraire initiatique va du bas vers le haut, de
la terre vers le ciel, des corps terrestres vers les corps célestes.
C'est dans cette stratégie d'écriture que se
réalise la jonction entre la théosophie et le récit
initiatique.
Par contre, s'agissant de l'instance de la littérature,
le récit tend vers l'écart et la disjonction entre l'état
et l'immanence pour permettre à la fiction de garder son
statut dans la narration.
9- L'ETAT DISJOINT
Il est l'émergence même de la création
littéraire où l'écriture prend naissance du mythe que seul
le langage peut dévoiler. Le récit de Hayy émerge tout
d'abord du lieu mythique, l'île de Waqwaq. La naissance de Hayy ibn
Yaqdhân fait partie de l'univers du fabuleux, même si l'auteur
voulait lui donner un caractère ésotérique. Les femmes qui
naissent de ces arbres mythologiques sont là pour aggraver le
caractère merveilleux de l'histoire et s'affranchir du discours
dogmatique ou trop philosophique.
Ibn thophaïl par son imagination contracte avec la
littérature en se réservant le droit de spéculer sur
l'existence et l'ordre de l'univers. Son héros Hayy ibn Yaqdhân
qui est un opérateur de la pensée intuitive de l'auteur qui
comprit que:
« tout est en réalité comme un
seul individu, lorsqu'il eut saisi dans leur unité ses multiples parties
en se plaçant à un point de vue semblable à celui
d'où il avait saisi dans leur unité les corps situés dans
le monde de la génération et de la corruption, il se demanda si
le monde, dans son ensemble, est une chose qui ait commencé d'être
après quelle n'était point, et qui, du néant, ait surgit
à l'existence, ou bien une chose qui n'ait jamais laissé
d'exister dans le passé et qui n'ait été aucunement
précédé du néant »H.I.Y.P.61
.
Cette réflexion fondamentale, que nous
considérons comme la charpente du récit initiatique, nous
mène à réfléchir sur l'écriture elle
même puisque, nous avons dit que nous la considérons, elle aussi,
parmi les corps par lequel se matérialisent les reflets de
l'âme.
Nous dirons à la suite d'ibn Thophaïl que
l'écriture est en réalité comme un seul individu; qu'il
faut la saisir dans son unité, en dépassant ses multiples parties
et en se plaçant à un point de vue semblable à celui
d'où l'on saisit l'unité des corps situés dans le monde de
la génération et de la corruption.
Toutefois, l'écriture considérée comme un
corps régi par des attributs qui lui donnent la vie puisqu'elle permet
de faire vivre ou de faire mourir d'autres corps, n'est pas celle que la
tradition linguistique définit comme une représentation de la
pensée par des caractères conventionnels. Elle a un statut tout
autre dans la tradition théosophique de l'islam car elle est la forme
la plus proche de l'essence divine; sans elle, l'univers des hommes serait
purement tautologique.
L'écriture est avant tout un acte divin. Dieu a
écrit sa propre histoire dans un livre préservé,
« fi kitâb maknûn » dont la bible, le
Coran et la thorat (l'ancien testament) n'en sont que la représentation
symbolique et imagée. L'écriture qui a suivi celle des
révélations n'est qu'une mimésis contingente de l'acte
principiel de la première communication de Dieu avec ses Attributs.
L'homme apprend à communiquer avec son semblable d'abord par geste,
ensuite par les sons que sa voix pouvait produire et enfin par les signes et
graphes qu'il dessinait sur les pierres, les peaux, pour arriver enfin aux
parchemins que les temps modernes ont développés et que nous
connaissons sous les formes actuelles.
L'écriture de l'homme est initialement un
acte religieux où il essaye de se rapprocher le
plus de son créateur en imitant l'image de la création et ainsi
retrouver l'image de Dieu; les traditions monothéistes ne disent-elles
pas que Dieu a créé Adam à son image?
La seule faculté que l'homme possède pour tenter
cette jonction entre l'écriture de Dieu et celle de l'homme c'est
l'imagination. Mais qu'est-ce-que l'imagination? Le petit Larousse la
définit comme étant la faculté de se représenter
des objets par la pensée; de se représenter quelque chose par
l'esprit, d'inventer, de créer, de concevoir.
André Breton exalte cette faculté en disant :
« chère imagination, ce que j'aime surtout en toi, c'est
que tu ne pardonnes pas » et il conforte davantage en ajoutant
que « l'imagination est peut-être sur le point de reprendre
ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent
d'étranges forces capables d'augmenter celles de la surface, ou de
lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à
les capter, à les capter d'abord, pour les soumettre ensuite, s'il y a
lieu, au contrôle de la raison » (59).
Qu'en est-il du statut de l'imagination dans la
tradition théosophique de l'islam?
Il convient d'abord de dire que le mot imagination n'a pas la
même signification en arabe. Le substantif « el
khayal » du verbe
»takhayala » désigne aussi bien
l'ombre « el khayal » que l'action d'imaginer;
cela pourrait signifier les zones obscures de la pensée.
Quant à cette faculté de l'esprit de rendre en
image verbale ou iconique ce que perçoit la pensée dans son
propre univers, la théosophie musulmane le désigne sous le nom de
« mûchahada ». On le traduit
généralement par contemplation mais il s'agit plutôt du
regard de l'âme, sa vision des corps et des idées tels qu'ils sont
dans leur réalité originelle.
Certains soufis parlent de la contemplation de Dieu; d'autres,
de son essence et certains encore, dans leur vision extatique du
« corps » de Dieu
« eddâth »
A la question posée à Sidi Benaouda (Saint soufi
de Tlemcen, mort en 1983) : « vous prétendez contempler le
corps de Dieu. Comment cela? Il répondit: « Nous ne
contemplons pas son corps (eddath) mais son unité
(wihdathûhû) ».
Le concept d'imagination demeure très ambigu s'agissant
de se représenter l'image, les attributs et les aspects de Dieu: C'est
pour cela que les théosophes préfèrent employer les termes
d'intellect agent, « el akl el-faâl »,
d'intellect possible, « el akl el-mûmkin »,
de « suwar », infusion de formes
préexistantes dans l'intellect agent et de
« hûdûr »,présence
anthropromorphisée de Dieu.
La théosophie évacue de son discours les termes
qui prêtent à confusion, tels que
« awham », les illusions,
« khawathir », les pensées furtives et les
« awhal », égocentrisme
métaphysique de la pensée.
Quant à notre auteur, il symbolise les
différents degrés de l'imagination par des miroirs qui
réfléchissent la lumière reflétée par
d'autres miroirs qui à leur tour réfléchissent, et ainsi
de suite...
La théorie des miroirs développée dans le
récit de Hayy ibn Yaqdhân rend compte des différentes
perceptions de l'imagination s'agissant de donner au langage la
possibilité d'exprimer ce que perçoit l'âme imaginative. Le
narrateur rapporte que Hayy ibn Yaqdhân ne pouvant quantifier l'essence
du véritable puisqu'il « vit que la sphère des
étoiles fixes, possède une essence exempte de matière
également, et qui n'est pas l'essence de l'unique, du
véritable »H.I.Y.P.93.
Il s'en remet donc aux procédés de la
comparaison et de la métaphore puis comprend que ce que perçoit
l'imagination est: « comme l'image du soleil
reflétée dans un miroir qui réfléchit l'image
reflétée par un troisième miroir tourné vers le
soleil »H.I.Y.P.93.
Le procédé de l'imagination dans le récit
initiatique à contenu théosophique n'obéit pas aux
règles traditionnelles de la création littéraire puisque
l'univers du narrateur initié n'est pas celui du narrateur
traditionnel.
En effet, le récit initiatique est purement
idéologique à la recherche de l'idée pure et originelle;
il est loin d'être l'objet d'une sociologie quelconque ou d'une
psychologie scolastique. La quête du sujet est tout simplement Dieu; le
regard du narrateur est profondément obsédé par
l'idée de connaître l'essence de sa propre existence.
C'est pour cela que notre auteur préfère le
coeur à la raison humaine; il décrit ce que perçoit le
coeur et ce que la pensée peut décrire soit par comparaison soit
par pure métaphore. A ce sujet, il avertit son contractant en disant :
« n'attache donc pas ton coeur à la
description d'une chose que ne peut se représenter un coeur humain. Car
beaucoup de choses que se représente le coeur des humains sont
difficiles à décrire; mais combien l'est
davantage une chose que le coeur, par aucune voie, ne saurait arriver à
se représenter, qui n'appartient pas au même monde qui lui, qui
n'est pas du même ordre. Par contre le mot coeur, je n'entends point
l'organe corporel, ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme
de cet esprit, forme qui, par ces facultés, se répand dans le
corps de l'homme.(...) Ecoute donc maintenant avec les oreilles de ton coeur,
regarde avec les yeux de ton intellect, ce que je vais t'indiquer:
peut être y trouveras-tu une direction qui te mettra dans le droit
chemin H.I.Y.P. 88.
Dans ce passage, le narrateur tente de décrire le
procédé de l'imagination opératrice du récit
initiatique. Nous voyons là que ce n'est pas une représentation
des formes et des images conventionnelles que tout profane peut percevoir mais
un univers purement introspectif et stoïque que seul l'initié dans
la voie des soufis peut appréhender. Ibn thophaïl par la bouche de
son narrateur utilise les concepts d'intellect et d'intelligible au lieu
d'imagination. Il avertit encore son contractant en lui disant ;
« si tu es de ceux qui se contentent de ce
genre d'illusion et d'indication en ce qui concerne les choses du monde divin,
et si tu n'attribues pas aux expressions que nous appliquons aux intelligibles
la signification que l'usage courant leur attribue, nous te dirons encore
quelque chose de ce que perçut Hayy ibn Yaqdhân dans la station,
mentionnée précédemment , de ceux qui possèdent
la vérité »H.I.Y.P.91
Afin de comprendre ce que veut dire l'auteur par l'expression
conditionnelle « si tu n'attribues pas aux expressions que nous
appliquons aux intelligibles la signification que l'usage courant leur
attribue ...» voyons ce que nous dit Moise de Narbonne dans son
commentaire, à propos des intellects séparés:
« Moise dit : attendu que cette question est une
des plus difficiles, à savoir si l'on doit dire des entités
spirituelles qu'elles sont une entité unique ou plurielle ou si aucune
de ces deux qualifications n'est opérante, attendu qu'ibn thophaïl
a été très concis en disant que le monde divin ne saurait
être décrit en terme d'unité ou de multiplicité,
attendu que ceci est difficile à concevoir au point que l'auteur (ibn
thophaïl) en a fait l'apanage exclusif de celui qui parvient à la
conjonction (ha-mamsshikh de hamshakha), qui a dit que seul celui qui le voit
le connaît, que ceci concorde avec l'opinion d'Averroès, mais
s'écarte de celle d'Avicenne et d'Abu-hamid (al-Ghazali), et
qu'Averroès a déjà expliqué ce sujet (= la
conjonction) d'un point de vue spéculatif.(...) Ibn thophaïl a
représenté l'intellection des essences séparées par
la parabole des miroirs qui font face au soleil, qui est le premier luminaire,
par la réflexion d'un miroir dans l'autre, mais qui n'est pas du niveau
de la lumière solaire qui est essentiellement une dans tous les corps
des récepteurs, ainsi qu'il l'avait cru auparavant, que la
miséricorde de Dieu repose sur lui; il est au niveau du soleil lui
même qui se projette dans un miroir et se réfléchit d'un
miroir à un autre, car cette image n'est pas la réelle
lumière solaire ni autre chose, mais elle en est l'apparence et la
figuration.(...) L'homme participe lui aussi de ce niveau ontologique
supérieur, en prenant un soin particulier de son intellect qui est la
partie immortelle de son âme. C'est par celle-ci que s'effectue
l'intellection des intelligibles et, par suite, la conjonction avec
l'intellect agent » (60).
Dans cette citation nous avons essayé de comprendre
comment fonctionne le principe de l'imagination qu'aussi bien Averroès,
Ibn Sina, Ibn thophaïl et Moise de Narbonne nomment intellect ou encore
intelligible. Pour notre part nous allons essayer d'étudier cette
question de l'imagination dans le récit initiatique afin de mieux
comprendre cette fonction dans tous les récits initiatiques que nous
allons étudier dans les chapitres suivants.
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