Le chehabisme ou les limites d'une expérience de modernisation politique au Liban( Télécharger le fichier original )par Harb MARWAN Université Saint-Joseph de Beyrouth - DEA en sciences politiques 2007 |
1,3- L'enracinement des forces traditionnelles, ou «les impuretés de l'Histoire.»«Si nous sommes menacés, dit Naccache ce n'est pas (seulement) du dehors. Nos plus proches, nos plus lourds périls, nous les portons en nous...Ce qui nous inquiète le plus c'est l'incapacité totale des leaders à s'adapter aux impératifs d'une évolution qui exige la transformation radicale de toutes nos structures économiques et sociales. C'est l'inconscience des classes possédantes qui s'abrite sous les grands principes du libéralisme - tout cet anachronisme enfin d'un système politique qui nous situe, dangereusement, en dehors de notre époque285(*). » Chéhab avait misé sur la capacité incertaine dont disposait l'autorité traditionnelle à entraîner l'adhésion de la population à la scène politique moderne à laquelle il aspirait. Dés le début, « il fut confronté à une réalité dramatique et essaya quoique contraint de s'y adapter286(*). » Le premier théoricien du chéhabisme, Georges Naccache montre la fragilité et en même temps la nécessité de ce pari : « C'est avec les Libanais comme ils sont, avec les politiciens, valent ce qu'ils valent, c'est avec eux et à travers eux qu'il faut faire un Etat libanais... avec cette conscience amère de la nécessité, pour aboutir, de passer à travers les hommes mêmes qui ont avili l'autorité et dégradé le pouvoir287(*). » Et ajoute, « Il sait (Chéhab) que l'Histoire, hélas! - n'avance pas sans impureté. Mais ce qu'il refuse, c'est de faire de l'impureté une condition de l'Histoire288(*). » Malheureusement, par un effet contradictoire, l'Histoire refusera d'avancer sans « impureté ». La crise de la légitimation de la modernité qui affecta la présidence de Chéhab conduisit à une exacerbation de la logique néo-patrimoniale. La logique néo-patrimoniale289(*) exprime la confusion entre le domaine public et le domaine privé ou l'appropriation privée des charges publiques par leurs détenteurs. Le système politique libanais y apparaîtrait comme un système parlementaire-clientéliste, c'est-à-dire dont les représentants-élus sont des patrons de clientèle qui accèdent au parlement grâce aux rapports de clientèle qui les unissent à la masse des votants; autrement dit, ce système fonctionne sur le modèle du pseudo-parlementarisme selon la terminologie consacrée par Guy Hermet290(*). Et « les effets de la permanence des cultures communautaires sont renforcés par les orientations qui caractérisent la construction du pouvoir consensuel rebelle à la hiérarchie, à la constitution d'une légitimité politique, et ils sont actualisés par la faible capacité de la scène politique moderne à répondre aux espoirs de gain des divers acteurs sociaux périphériques, favorisant par la même la reconstitution, à tous les niveaux, de sites traditionnels de contre-pouvoir ou d'expression des mécontentements291(*).» Les grandes familles de propriétaires terriens ont vu que les tentatives de modernisation des milieux ruraux (construction d'écoles, de réseaux routiers, réformes agraires, barrages...) vont à l'encontre de leur intérêts vitaux. Un exemple révélateur en est le projet d'irrigation du Sud-Ouest du Liban. Il était de coutume dans les milieux ruraux que les « notables » ou les personnes influentes du village décident de la distribution de l'eau d'irrigation aux paysans. Ce pouvoir conféré aux grands propriétaires leur a permit de s'ériger en maître des campagnes et assura leurs victoires cycliques aux élections législatives. Cette relation était prédominante dans les régions du Sud à majorité chiite. Par conséquent, le barrage construit sur le fleuve de Litani pour l'irrigation des terres cultivables menaçait de briser le monopole des leaders locaux et surtout le leadership de Kamal El-Assad. 292(*). Quant au clergé maronite, il était préoccupé par la préservation de ses privilèges et des ses intérêts et demeura étranger aux appels de réforme du président Chéhab surtout après l'opposition affichée du patriarche Boulos Méouchy au chéhabisme. Dans une lettre adressée au Concile des évêques le 28 février 1962 le père Lebret écrit franchement : « il est décidé (Chéhab) avec détermination à consolider et ordonner le développement général du pays, mais les classes dirigeantes et le clergé qui sont des grands propriétaires veulent tous contourner le problème social293(*).» D'après Kamal Joumblatt, l'Eglise maronite possède le deux tiers voire la moitié des terres dans des régions telles que Keserouan, Jbeil, ou Batroun et 20% de l'ensemble des terres cultivables est entre ses mains294(*). Ainsi, le père Lebret prévient que si les hommes de religion et le clergé maronite ne participent pas aux réformes « nous serons confronté à un problème social d'une extrême difficulté. » Parallèlement, à la position du clergé, hormis les Phalanges de Pierre Gemayel la majorité des forces politiques chrétiennes s'opposa à la politique du président Chéhab. La position des Phalanges était déterminée par trois facteurs principaux : - un élan maronite qui se manifesta lors de la Contre-révolution - la participation au pouvoir imposée par les intérêts du parti, notamment le renforcement de ses bases électorales par l'accès aux postes clés de l'Etat. - son adhésion à la politique du président Chéhab pour faire face à l'opposition des puissances capitalistes, puisque les Phalanges à cette époque appuyaient une politique sociale efficace pour limiter l'extension des partis de gauche dans les milieux chrétiens. Le président Chéhab a misé sur les Phalanges pour lui apporter un appui chrétien et précisément maronite nécessaire à tout président maronite de la République, dés lors que la politique du président Chamoun était largement appuyée par les maronites. La grande majorité des hommes politiques traditionnels qui ne participèrent pas au pouvoir sous le mandat Chéhab, ont critiqué le style de gouvernement adopté pour réaliser l'oeuvre réformatrice, du recours aux décrets législatifs pour promulguer des lois de réforme, à la percée de nouvelles personnalités de technocrates et d'experts sur la scène politique traditionnelle. Ils ont vu dans ce style de gouvernement « un affaiblissement du rôle du Parlement, un type de régime présidentiel et une domination des experts et des technocrates sur l'oeuvre réformatrice295(*).» * 285 - Georges NACCACHE, Un rêve libanais (1943-1072) op.cit. Extrait de l'article : « que le désordre des autres ne nous fait pas un ordre» * 286 - Toufic KFOURY, Le chéhabisme et la politique de la décision, op.cit. pp. 221-225-230 * 287 - Georges NACCACHE, « Un nouveau style : le chéhabisme», op.cit. p. 397 * 288 - Idem * 289 - Cf. Jean LECA , Yves SHEMEIL, « Clientélisme et patrimonialisme dans le monde arabe » In International Political Science Review, 4, n° 4. 1983. * 290 -Cf. Guy HERMET, A la frontière de la démocratie P.U.F, Paris,1983 * 291 - Antoine MESSARRA, Le modèle politique libanais et sa survie, op. cit. * 292 - Stéphane MALSAGNE, op.cit. pp.238-239. * 293 - Stéphane MALSAGNE, op.cit. p.329 * 294 - Kamal JOUMBLATT, Voilà mon testament, op.cit. p. 71 * 295 - Kamal JOUMBLATT, Voilà mon testament, op.cit. 117 |
|