Le chehabisme ou les limites d'une expérience de modernisation politique au Liban( Télécharger le fichier original )par Harb MARWAN Université Saint-Joseph de Beyrouth - DEA en sciences politiques 2007 |
1,2 - Incompatibilité entre la modernisation et les garanties communautaires.« Est considéré démocratique, écrit Georges Lavau, un régime où aucune fraction du peuple fut-elle majoritaire, aucune autorité fut-elle légalement désignée, ne peuvent porter préjudice aux libertés qu'une minorité autoproclame sacrée277(*). » En d'autres termes, l'idée de démocratie ne peut en aucun cas se réduire à une simple arithmétique. Elle se révèle plutôt dans son aptitude à reconnaître et à gérer le plus haut degré de diversité possible. La démocratie consensuelle libanaise consiste a géré les différences et les particularismes. Cette démocratie se traduit par la reconnaissance des minorités par le pouvoir politique qui se manifeste par des législations allant de la simple tolérance à « l'institutionnalisation des différences. » Des pays comme le Liban sont contraints pour assurer la coexistence entre leur composante sociale d'adopter un mode de gouvernement particulier, capable d'assurer sinon une coexistence pacifique, du moins une cohabitation entre les groupes minoritaires. Ce type de démocratie régie le fonctionnement des rouages étatiques dans les pays pluralistes où on assiste d'une part à une segmentation de la population en plusieurs communautés et d'une part à « l'institutionnalisation d'un processus de négociation au niveau des élites de ces communautés278(*). » La démocratie consensuelle est une démocratie élitiste. La faculté de négociation dont jouissent les membres de cette élite, dépend de leur légitimité et de leur autorité au sein de leur communauté. Il est nécessaire de clarifier le sens de l' « élite » dans le contexte sociopolitique libanais puisqu'il désigne les individus qui sont « de fait » au pouvoir. En ce sens, l'élite est celle qui a accédé au pouvoir indépendant des critères de compétence et d'aptitude, grâce à un soutien communautaire qu'elle a pu développer au sein d'une collectivité déterminée. Il est certes évident que l'autonomie accordée à chaque communauté dans la gestion de ses affaires, cristallise l'appartenance effective de l'individu à une communauté. En effet, au moment même, où l'on rend à l'homme sa culture, on lui ôte sa liberté : son nom propre disparaît dans le nom de sa communauté, il n'est plus que l'échantillon, le représentant interchangeable d'une classe d'êtres particulière. Sous couleur de l'accueillir inconditionnellement, on lui refuse toute marge de manoeuvre, toute échappatoire, on lui interdit l'originalité, on le piège insidieusement dans sa différence. Ce qu'est l'individu « parle » plus fort que ce qu'il dit ou pense.
Les élites peuvent éventuellement mobiliser les masses et les faire ainsi participer de manière indirecte à la défense de leurs intérêts particuliers. Les élites traditionnelles sont issues de la grande féodalité héritières du pouvoir de leurs familles. Quant à la nouvelle élite, elle puise ses origines dans des milieux qui ne sont pas tous liés à la féodalité ni aux familles spirituelles. Cette division des élites a permit à Aisteindat Lijphart d'effectuer une distinction entre société démocratique et société autoritaire. Son analyse s'est fondée sur ce critère de l'« élitisme ». Les sociétés démocratiques maintiennent des élites séparées les unes des autres, tandis que les sociétés autoritaires sont gouvernées par une élite unifiée279(*). Dans le cas du Liban, chaque communauté est dirigée par une « élite ». Cette séparation explique le partage des postes au niveau du pouvoir. Dans la société libanaise où le rôle des minorités a une importance qui ne peut être sous-estimée, les élites se voient obligées de débattre d'un compromis sans lequel l'équilibre social serait rompu. L'institutionnalisation de la négociation entre les élites des blocs est un aspect de la démocratie qui s'est incarnée par le fameux Pacte National de 1943, lié au processus d'agrégation des intérêts. Comme aucun camp n'est majoritaire, la négociation est nécessaire entre les élites. Dans le cadre de l'Etat multi-communautaire de 1943 où le pouvoir politique s'est constamment trouvé en situation d'infériorité par rapport aux contre-pouvoirs des communautés, ces dernières ont bénéficié d'une sorte de cristallisation à la faveur des fonctions juridiques et politiques qu'elles assumaient dans le réseau institutionnel. Ces cristallisations se sont d'autant mieux développées et les contradictions entre les communautés d'autant plus aiguisées que le régime a fonctionné, presque constamment, en circuit fermé, empêchant le renouvellement des élites et la formation de relais entre les communautés. Le système politique libanais est atteint d'une carence principale qui est l'inertie. Cette dernière provient de l'institutionnalisation des clivages communautaires et l'absence de moyens de réformes qui préservent et ne nuisent pas à l'équilibre communautaire établi. Le système communautaire, comme l'écrit Pierre Rondot dans une évaluation du chéhabisme est « générateur d'un équilibre certes précieux, mais coûteux aussi par les servitudes dont il grève la vie publique et par la relative paralysie qu'il impose à l'Etat280(*). » L'Etat chéhabiste a essayé d'exercer un contrôle hiérarchique de plus en plus poussé à l'égard des sous-pouvoirs communautaires, sans pour autant aboutir, à la limite, à supprimer toute autonomie communautaire et toute possibilité pour les groupes de résister d'une façon ou d'une autre au pouvoir central de l'Etat. Dans cette optique ce dernier entreprenait de « reconquérir » les communautés, s'imposant progressivement aux différents pouvoirs « sectaires » sans pouvoir achever par l'institution de la laïcité. II s'agissait, en somme, de passer de l'Etat des communautés rivales à celui de la nation intégrée, mais le chéhabisme n'a pas réussi à instaurer l'unification et la sécularisation du statut personnel par l'abolition de la représentation confessionnelle en faveur d'une représentation politique nationale et, en même temps, de substituer au pluralisme culturel, la découverte d'une identité culturelle libanaise uniforme. Car la mutation des structures dans le sens de l'intégration progressive des communautés, envisagée comme solution de dépassement, implique nécessairement l'abandon par ces derniers, à plus ou moins brève échéance, du bénéfice de leur statut privilégié. Or un tel processus, qui consiste à remplacer les garanties juridiques et contractuelles du pacte de 1943 par des garanties psychologiques et sociales, ne peut se faire que dans un climat de confiance et en période de croissance économique, car l'intégration sociale suppose nécessairement un milieu favorable. Bien que la politique du président Chéhab ait surtout insisté sur la réforme administrative et sur la planification d'aménagement du territoire, le représentant du bloc parlementaire chéhabiste, Samih Ousseirane, a proposé un programme pour la sécularisation présenté par lui comme la clef de voûte de la politique chéhabiste. Tout en faisant état de ce programme, nous nous demandons dans quelle mesure il reflétait la réalité politique du bloc, surtout que toutes les possibilités de faire passer un tel projet de loi été réuni du fait que les chéhabistes se trouvaient au pouvoir et que Ousseirane précise lui-même qu'il fallait une majorité parlementaire des 2/3 qu'ils pouvaient facilement assurer pour abolir le confessionnalisme de la Constitution et instaurer la sécularisation. Ceci n'est qu'un exemple de la dualité entre la théorie et la pratique, la parole et l'action, très caractéristique de la politique libanaise. « Comme le président Chéhab, affirme Kamal Joumblatt, se plaignait du système politique, il aurait dû amender ce système en son temps et établir un nouveau qui assainit la politique... Il a exercé le pouvoir en étant convaincu qu'il est nécessaire de changer281(*) ». II y avait deux courants chrétiens vis-à-vis de cette question. Un courant minoritaire, mais avant-gardiste, avec Chéhab, qui disaient que la meilleure façon d'empêcher que les défis arabes socialistes, révolutionnaires, palestiniens fassent éclater le Liban, c'est de consolider le Liban de l'intérieur par la justice sociale, une armée forte et la libanisation des musulmans. Le chéhabisme croyait garantir la présence chrétienne au Liban en entraînant les musulmans vers eux, et non en les combattants. Nous croyons en effet, que les conditions de réussite de la coexistence islamo-chrétienne, c'est que les chrétiens présentent aux musulmans du Liban un projet viable. Le rôle principal des chrétiens du Liban, c'est de faire adhérer les musulmans par tous les moyens à l'idée d'Etat libanais, d'indépendance, de nation libanaise. De faire en sorte que les musulmans se sentent défendus et comprennent qu'ils ont plus d'intérêts à être dans un Liban indépendant que dans un Liban dépendant d'un autre pays arabe. Toute subordination est mauvaise. Si les musulmans doivent se sentir subordonnés aux chrétiens, ils préféreront être subordonnés à d'autres musulmans. Si les chrétiens doivent être le moteur du Liban, il y a aussi une responsabilité des musulmans envers les chrétiens, surtout dans l'environnement régional et arabe. Ils doivent faire en sorte que l'arabité ne soit pas en contradiction avec la personnalité chrétienne. Faire que les chrétiens ne perçoivent pas l'arabisme comme une façon de les dépersonnaliser. C'est la responsabilité des musulmans. L'autre école disait que les musulmans ne se libaniseront jamais, les défis sont trop grands, les Arabes sont trop forts. De plus, dès son arrivée au pouvoir, le président Chéhab n'était pas populaire dans sa propre communauté, et ne le fut point durant tout son mandat, à noter ici que le nombre des postes cruciaux que les chrétiens occupaient dans l'Etat était imposant. Fouad Chéhab par souci d'équilibre et de justice promulgua le décret-loi n0 112 concernant le statut des fonctionnaires qui impose à l'exécutif de les choisir désormais en nombre égal entre chrétiens et musulmans, c'est le principe fifty-fifty. Par un effet indirect et involontaire, ce décret a institutionnalisé l'article 95 de la constitution qui préconisait la distribution des fonctions sur base communautaire. Cet article qui se voulait transitoire et sans préjudice de l'intérêt général a accentué les structures confessionnelles du Liban. En même temps, dans l'esprit des chrétiens, favoriser les musulmans pour les libaniser, c'était enlever quelque chose aux chrétiens. La politique de rééquilibrage du système politique n'a pas abouti au but visé. Au contraire, le rééquilibrage du système politique a donné naissance à un nouvel déséquilibre ressenti surtout par les chrétiens. Dés lors que, le système est légitime aux yeux des chrétiens parce qu'il est séculaire. Plus un ordre est ancestral, plus il mérite d'être préservé. Si telle option commune a traversé les siècles, c'est qu'elle est vraie ; nul argument rationnel ne peut valoir contre cette patine de l'âge, contre cette consécration par le temps. Cependant, Alexis de Tocqueville dit « Je suis tenté de croire que ce qu'on appelle les institutions nécessaires ne sont souvent que les institutions auxquelles on est accoutumé, et qu'en matière de constitution sociale, le champ du possible est bien plus vaste que les hommes qui vivent dans chaque société ne se l'imaginent282(*)». Si nous analysons un échantillon révélateur des discussions qui se tenaient à cette époque au conseil des ministres, nous pouvons remarquer que ce rééquilibrage a mené à un nouvel et un autre déséquilibre. En effet, le 5 Avril 1961, le Conseil des ministres est le théâtre de vifs échanges entre le chef du gouvernement Saêb Salem et Pierre Gemayel. En réponse à Chéhab sur la nécessité du respect de l'équilibre confessionnel dans le recrutement des fonctionnaires, Salem et Arslane avaient souligné que Sunnites et Druzes n'obtenaient pas justice, ce qui amena Gemayel à dénoncer leur conception de l'équilibre confessionnel. « Pour certains, dit-il, cela signifie d'arrêter les projets au Mont-Liban parce que des projets doivent être réalisés dans des régions moins développées... Or le développement doit se faire partout et ne doit pas être interrompu ici pour se poursuivre ailleurs283(*). Quand au recrutement, l'Etat doit compter sur la compétence, bien que l'équilibre confessionnel soit actuellement observé. Mais cet équilibre dans les droits doit l'être aussi dans les devoirs. Or la partie de la population accusée d'empiéter sur les droits des autres paye 80% des impôts et des taxes. » Salem conteste ce pourcentage. « 83% pour titre précis » martèle Gemayel. « Si la partie que vous représentez paye 80% des impôts, nous défendons, nous, avec notre sang l'unité du Liban et son indépendance284(*) » s'écrie Salem. Par conséquent, chaque système, en s'éloignant toujours plus de l'équilibre, se développe par une succession d'insatiabilités et de fluctuations amplifiées qui débouchent, en fin de compte, sur des bifurcations. Mais cet état n'en reste pas moins déterminé par l'invariance globale des structures dont les bifurcations orientent éventuellement la recomposition. Une structure ne se recomposant qu'à partir du moment où une interpellation déstabilisatrice menace son invariance, et sa recomposition ayant pour contrainte la nécessité vitale de sauver globalement cette invariance en l'adaptant à ces nouvelles conditions de fonctionnement. Une fluctuation ou une perturbation ne devient signifiante que dans la mesure où, dans un contexte d'instabilité structurelle, elle allume une mèche du processus de recomposition. Cette mèche est un effort général et parallèle entre les différentes communautés pour dépasser le système confessionnel pour le bénéfice de tous. Adapter une stratégie non confessionnelle en face d'une autre stratégie confessionnelle et extrémiste relève de l'absurdité. Il s'agit d'un effort mutuel et concomitant entre toutes les communautés, pour créer des éléments objectifs rendant le système confessionnel inadéquat à la nouvelle situation. C'est l'accumulation des éléments objectifs qui, en rendant la structure d'un système donné totalement inadéquate aux mutations de son milieu interne et externe, et en la mettant de la sorte à la merci d'un facteur déclenchant, si aléatoire soit-il, détermine en dernière analyse la désintégration de cette structure confessionnelle. Si ces éléments objectifs se sont accumulés sous le chéhabisme ce qui a manqué c'est la décision et la volonté politique pour aboutir à une vraie mutation du système. * 277- Georges LAVAU, La démocratie, traité de sciences politiques » op.cit. Tome 2, p. 69 * 278 - DOGAN et PELASSEY, Sociologie politique comparative, Economica, Paris, 1982, p. 93. * 279 - Aisteindat LIJPHART, «Consociational democracy», World Politics, 21 January 1966, pp. 207 -225 * 280 - Pierre RONDOT, «Quelques réflexions sur l'expérience politique du « Chéhabisme » au Liban», In L'Orient, N0 16, 1960, p.46 * 281 - An-Nahar, du 27 Juin 1971. * 282 - Cette phrase est tirée des Souvenirs d'Alexis de Tocqueville, que Dominique Chevallier avait choisi de mettre en exergue de son classique, La Société du Mont-Liban à l'époque de la révolution industrielle en Europe (1971). * 283 - C'est nous qui soulignons * 284 - L'Orient, - 6 Avril 1961. |
|