Le chehabisme ou les limites d'une expérience de modernisation politique au Liban( Télécharger le fichier original )par Harb MARWAN Université Saint-Joseph de Beyrouth - DEA en sciences politiques 2007 |
Section ÉÉ- Le régime politique libanais.2,1- La Constitution écrite de 1926 et le Pacte National de 1943 : pivots de l'équilibre politique et confessionnel statique.La République libanaise a réussi, depuis la promulgation de sa Constitution, le 23 mai 1926, à échapper aux bouleversements constitutionnels qui ont tant secoué les pays du Tiers-Monde.37(*) Ailleurs, toutes les constitutions adoptées au cours de la vague de fond démocratique des années 1920 ont été abandonnées ou remplacées par des régimes plus ou moins répressifs. La Constitution de 1926 a duré 64 ans, soit de 1926 à 1990, date de l'entrée en vigueur des amendements constitutionnels prescris dans les accords de Taëf. Le Liban est le plus ancien régime parlementaire dans la région du Moyen-Orient. Michael Hudson a souligné, dans «The precarious Republic »38(*), que les institutions démocratiques du Liban sont le reflet de sa stabilité constitutionnelle, le phénomène étant généralement inverse dans les sociétés occidentales. Cette stabilité est remarquable, d'autant que la Constitution libanaise a été élaborée avant la naissance de l'Etat libanais indépendant. Ce mouvement est encore inverse dans le mécanisme constitutionnel occidental où l'Etat a existé longtemps avant qu'il ne soit arrivé à l'âge constitutionnel. Charles Hélou, ancien président de la République, avait souligné que le régime libanais s'inspira incontestablement des textes français de la ÉÉÉème République, bien qu'il tienne compte des « nécessités libanaises ».39(*) De même Edmond Rabbath, a indiqué, dans « La formation historique du Liban politique et constitutionnel », que « la Constitution qui allait sortir des délibérations du Conseil représentatif ressemblait en sa configuration générale à la constitution de la ÉÉÉème République, en dépit du renforcement des pouvoirs conférés au président de la République libanaise. »40(*) La brève41(*) constitution de 1926, loin d'être dogmatique42(*) a confié la présidence de la République à un chef irresponsable, les ministres étant responsables par leur contreseing43(*). Accordant au président de la République les prérogatives royales de Louis-Philippe, la commission constituante de 1920 a donné au régime libanais les caractéristiques théoriques d'une monarchie parlementaire : un chef d'Etat irresponsable politiquement qui nomme et renvoie les ministres, dissout l'Assemblée, promulgue les lois et ratifie les traités. L'application de l'orléanisme politique a, cependant, canalisé peu à peu le régime libanais par l'affaiblissement du rôle du président du Conseil des ministres et celui de la Chambre vers un système quasi-monarchique. La constitution libanaise de 1926 est ainsi un mélange pondéré de monarchie et de démocratie. Marwan Hamadé44(*), a écrit, le 17 août 1974, que « dans le système libanais à deux consuls, le premier (le président de la république) a totalement dévoré le second (le président du conseil des ministres) »45(*) puis ajoute que « le Cabinet ministériel ressemble à un carreau de vitre ou l'on voit le président de la République à travers. »46(*) Le pouvoir législatif est le plus souvent soumis aux désirs du président de la République, faute de l'existence de partis politiques modernes se soudant au cabinet, il perd ses pouvoirs au profit de l'exécutif : c'est ainsi que le général Chéhab a rendu exécutoire par décrets la réforme administrative entreprise en 1959. Le président Hélou a eu, aussi, recours à l'article 58 de la Constitution47(*) : 46% des projets de lois ont été, de 1964 à 1968, présentes au parlement d'une manière urgente selon le procédé de l'article 58. Michael Hudson a précisé que le cabinet libanais, théoriquement responsable devant le Parlement est en fait responsable devant le président de la République. L'Assemblée nationale libanaise, au pouvoir virtuel, est, d'ailleurs, beaucoup plus nécessaires par les lois mêmes de l'équilibre inter-communautaire que par des goûts démocratiques. Michel Chiha, philosophe du régime libanais, a noté dans « Politique intérieure » que « si la Chambre, au Liban, manque à sa mission, il ne reste plus qu'un pouvoir incontrôlable et omnipotent ». L'accession du Liban à l'indépendance, en 1943, fut la consécration d'un pacte national, fruit d'une longue recherche entre les communautés. Une recherche qui parce que démocratique, n'a pas été sans certains heurts. En 1943, le mot indépendance ne signifiait pas seulement souveraineté, il voulait aussi dire unité nationale, unité islamo-chrétienne. Elle a finalement trouvé son expression dans une alliance entre Béchara El-Khoury, chef du parti constitutionaliste, élu à la présidence de la République, et Riad el-Solh, représentant de la tendance indépendantiste arabe, nommé à la présidence du conseil. Le pacte national mettait un terme au mandat français et consacrait un double renoncement : celui des musulmans à toute recherche d'unité nationale et celui des chrétiens à toute recherche de protection étrangère48(*). Positivement, chrétiens et musulmans déclaraient que le Liban était la patrie définitive de tous, mais une patrie « à visage arabe49(*) ». Le Liban indépendant s'interdisait ainsi d'être la voie de passage de toute colonisation par quelque puissance que ce soit, pays frères inclus. Il s'agit de construire un équilibre interne qui exige la neutralité. Ne jamais permettre l'ingérence de quiconque dans les affaires intérieures du pays et ne jamais se permettre l'ingérence dans les affaires des autres. Etre d'abord avec soi, ensuite avec les autres. La neutralité positive du Liban sera l'une des principales caractéristiques du chéhabisme. Cet aspect sera développé dans la deuxième section de la première partie. Il faudrait rappeler ici que depuis 1928, Riad el-Solh prônait l'indépendantisme libanais, à condition que le Liban indépendant soit arabe. S'adressant, plus tard à un public syrien qui lui reprochait d'avoir fait de l'indépendance libanaise un obstacle à l'unité arabe, Riad el-Solh disait : « Je travaille pour un Liban arabe qui unit tous les Libanais chrétiens et musulmans. Je ne trahis pas ainsi l'arabité (Al Ourouba), mais au contraire, je prends le chemin qui mène dans la réalité, le moment venu, à une unité arabe à laquelle tous consentiraient spontanément. C'est en consolidant l'indépendance d'un Liban uni et arabe que nous nous plaçons sur le chemin de l'unité avec les autres états arabes indépendants. Que les autres arabes s'unissent d'abord, ce n'est pas le Liban qui leur fera obstacle50(*). » Le Pacte de 1943 est donc dans son application dans son esprit, l'affirmation de la souveraineté libanaise à laquelle s'ajoute l'arabité. C'est-à-dire que les Libanais appartiennent au monde arabe, mais que le Liban est indépendant et constitue une entité souveraine. Ainsi le président de la République fut un maronite à tendance arabe, tandis que le premier ministre fut un arabe (musulman) à visage libanais. Les Chrétiens d'alors ne se sont pas rendu compte de l'ambiguïté du concept arabe51(*). Pour eux, le Liban est un pays indépendant à visage arabe ; pour les Musulmans, le Liban est un pays arabe indépendant. L'indépendance fut donc interprétée, elle aussi, d'une façon ambiguë. Elle est complète, définitivement sans restriction pour les chrétiens ; tandis qu'elle est, pour l'autre partie, une situation qui peut, à la longue, déboucher sur une formule d'union avec les pays environnants, ceci ne tardera pas à se manifester dans la crise de 1958 lorsque la majorité des musulmans exigeaient l'union avec la R.A.U. 52(*). Echafaudée ainsi sur un malentendu mortel, l'indépendance prit chez les chrétiens l'allure d'un souffle mystique, au moment où les musulmans furent très attentifs à la façon de construire leur histoire à la lumière d'une fructueuse ambiguïté conceptuelle. Les Chrétiens, « les inconditionnels de la nouvelle patrie53(*) » selon Ahmad Beydoun ont cru fonder par l'intermédiaire du Pacte, une Patrie et un Etat. L'appartenance de la communauté chrétienne au Liban dérivait en droite ligne de son enracinement, de la sauvegarde de ses libertés et de son destin. Alors qu'une partie du pacte est une communauté dans la religion chrétienne, l'autre partie le sunnisme s'identifie à l'Islam lui-même. Sa prééminence à l'époque Ottomane, détermina en grande partie son implantation et sa conduite politique. Les Sunnites du Liban occuperont en effet l'orbite des courants unionistes, prétextant qu'être libanais limite leur prétention dans le temps et dans l'espace54(*). En outre, les musulmans du Liban, « les Libanais au conditionnel55(*) » qui se sont vus, à partir de 1936, forcés de se tourner vers l'entité libanaise et de lui apporter leur allégeance, exigèrent l'égale répartition entre Musulmans et Chrétiens des fonctions de l'Etat, des postes de décision politiques et militaires. La fonction publique qui se trouvait être, sous le Mandat, le secteur où le musulman refusait d'entrer, devint dans la perspective d'un Liban indépendant, l'endroit qui marqua non seulement la pénétration communautaire dans le secteur public, mais aussi les limites où les communautés se touchaient, s'affrontaient sans pouvoir arriver à s'interpénétrer ou à être pénétrées par la puissance de l'Etat. Jusqu'à présent, l'égale répartition des fonctions de l'Etat entre les communautés fut la règle d'or de l'administration libanaise en dépit de tous les abus qu'elle occasionna et de toutes les infractions à la règle de bon sens. Cette « loi d'airain56(*) » tire son origine de la fameuse formule 6 et 6 bis57(*) qui fut établie lors des négociations du traité franco-libanais de 1936. Si l'approche politique du Pacte national a prouvé son efficacité pour l'équilibre interne du Liban, l'approche confessionnelle représente, cependant, un obstacle majeur à l'unification du peuple libanais. Dans l'exercice du système politique libanais, le pacte national sert de soupape de sécurité lorsque les institutions constitutionnelles parviennent à un blocage. Le besoin d'équilibre social dicte alors la ligne de conduite. Cependant, ce besoin d'équilibre, qui est un élément régulateur, est en même temps un frein à une dynamique d'évolution ascendante et créatrice. C'est en somme le blocage d'une évolution vers une forme de laïcisation. La constitution libanaise est a-confessionnlle, tandis que le Pacte est le compteur des droits des groupes communautaires. Conclu pour une période provisoire qui serait dépassée pour une intégration nationale complète, le Pacte aurait pu favoriser cette intégration si l'évolution des groupes communautaires en présence s'était faite d'une façon convergente. L'allure de leur évolution se décèle à deux niveaux différents : - un niveau réel où chaque groupe vécut fermé, indépendant des autres, ne subissant que l'influence de ses dogmes propres - un niveau d'interdépendance politique et économique. Ces deux niveaux évoluèrent dans une direction où le réel attira à lui toutes les énergies politico-économiques. Le Pacte n'est pas un moyen en vue d'une fin qui est la promotion de l'homme et de la société, mais il devint un cadre rigide propre à canaliser toute évolution. Le « dépassement manqué du Pacte National58(*) » sera l'une des causes principales de l'échec du chéhabisme. Cet aspect sera analysé plus loin. En effet, l'Etat mis en place en 1943 semblait contenir le germe de son échec. Il avait été placé dans une dynamique d'équilibre précaire. Un rien pouvait le rompre. Un autre rien ne semble pas suffire pour le remettre sur la bonne voie. Beaucoup de revendications s'interposèrent entre la rupture de l'équilibre et sa remise en place. La première fissure dans le Pacte eut lieu en 1954, à l'époque où le Moyen-Orient fut aux prises avec le tourbillon des changements des régimes, inauguré en 1949, en Syrie, en vue de rattacher les Etats de la région par un pacte de défense commune. L'implantation d'Israël en Palestine constitua le prisme déformateur des rapports des pays arabes avec l'Occident. Bassem El-Jisr, retraçant les principales étapes de la vie du Pacte national, considère que « le Pacte a subi la première secousse en 1955 lors des opérations militaires arabes et la montée du Nassérisme. En 1956, il trembla sous l'influence de la guerre de Suez et la question de rompre les relations avec les pays occidentaux. En 1957, il se fissura avec la Doctrine Eisenhower et les élections législatives. En 1968, avec la création de l'alliance tripartite (Chamoun-Eddé-Gemayel) et les élections législatives confessionnelles, le Pacte s'est fissuré de nouveaux. Depuis 1969, avec la montée des milices, il est remis en question. Depuis 1970 et surtout en 1973, il ne tient plus qu'à une fine ficelle qui s'est brisée en 1975. En 1976 le Pacte s'est effrité59(*). » Toute tension aigüe au Liban60(*) fait rebondir la véracité et la pertinence des ces paroles de Georges Naccache : « Un Etat n'est pas la somme de deux impuissances, et deux négations ne font pas une Nation61(*). » Le grand dessein du Pacte fut de : - libaniser les Musulmans, c'est-à-dire achever à contribuer à une société pluraliste, - arabiser les Chrétiens, c'est-à-dire achever leur intégration dans le milieu arabe. Il semble qu'il échoua. Le bilan fut un échec dans l'opération d'intégration nationale complète. Ainsi, il fut impossible de gagner les Musulmans à une libanité laïque, comme il fut impossible aux Chrétiens de s'inscrire arabes à part entière. Pour les premiers, l'Arabisme est leur être, pour les seconds, il est un devenir à construire. De surcroît, l'idée du Liban bâti sur une alliance entre des Chrétiens et des Musulmans en 1943 s'inscrivait dans une perspective féodale, bourgeoise, d'inégalité sociale. Des fortunes colossales côtoyaient un monde de va-nu-pieds. Le Pacte a laissé en suspens l'organisation économique et sociale qui doit régir les rapports des groupes communautaires. En termes non confessionnels, on peut d'ores et déjà, faire valoir des réclamations confessionnelles. Le problème social sert alors de prétexte. « Nous ne pouvons pas isoler, dit le président Chéhab, un de nos conflits fondamentaux, du problème social. Nous ne pouvons guérir aucun mal, ni réaliser aucun bien, durable et fixe, sans que nous ayons la possibilité de résoudre nos problèmes sociaux d'une façon sérieuse et durable. A cette fin, je vous ai invité et je vous invite sans cesse à voir, dans les efforts fournis pour résoudre notre problème social, le fondement du devoir démocratique et la consolidation de la liberté62(*). » Le président Chéhab donnera au Pacte National un contenu social qui fut longtemps négligé. Un Pacte National n'est possible qu'avec une planification et donc une répartition équitable du revenu national. Le problème social ne fut plus dissocié du problème politique. * 37 -Ralph E.CROWN, The Lebanese Constitution, Beyrouth, 1960. ( préface) * 38 - Michael HUDSON, The Precarious Republic, Random House. New York 1968, p, 8-9. (364 pages) * 39 - As-Sayad, 7 novembre 1974, N0 1572, p.21 * 40- Edmond RABBATH, La formation historique du Liban politique et constitutionnel, Beyrouth, publications de l'Université Libanaise, 1973, (589 pages) * 41- Formée de 102 articles. * 42- Dans un article publié dans la revue Lebanon (N0 3, juin 1972, p.2), Jean Salem a souligné que « la Constitution de 1926 est essentiellement présentée comme un texte pragmatique sans être beaucoup marqué par le caractère idéologique ». * 43 - Article 54 de la Constitution. * 44 - Editorialiste de «l'Orient-le-Jour»à l'époque. * 45 - l'Orient-le-Jour du 17 août 1975. * 46 - l'Orient-le-Jour du 27 août 1975. * 47 - Antoine AZAR, Les institutions politiques Libanaises, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1969, p. 162: « le président de la République peut rendre exécutoire, par décret, déjà pris sur l'avis conforme du conseil des ministres, tout projet qui aura été déclaré préalablement urgent par le gouvernement et sur lequel la Chambre n'aura pas statué dans les quarante jours qui suivront sa transmission à l'Assemblée ». * 48 -Pierre ZIADE, Histoire diplomatique de l'indépendance du Liban, Beyrouth, 1969, document n0 42 p.216 (320 pages). Voir la déclaration ministérielle de Riad Solh devant le parlement le 8 octobre 1943. Voir l'Article de Kamal Salibi dans « An Nahar » du 10 juin 1975, n0 12504, p. 8 * 49 - Cette phrase est empruntée à Lamartine. * 50 - Cité par Ghassan TUENI, dans Un siècle pour rien.....op.cit. pp. 155-156. * 51 - La division de l'armée Libanaise, en 1976, en «Armée du Liban» et «Armée du Liban arabe» est significative. * 52 - La crise de 1958 sera analysée à la troisième partie de ce chapitre. * 53 - Ahmed BAYDOUN, L'identité des Libanais, In Fadia KIWAN (dir.), Le Liban contemporain, CERMOC, éditions CNRS, Paris, 1994, pp. 13-30. (296 pages). * 54- Voir à ce propos, Aicha ABDEL RAHMANE, A-chakhsiya al-islamya (la personnalité islamique), Publication de l'Université Arabe de Beyrouth, 1972. * 55 - Ahmed BAYDOUN, L'identité des Libanais.... op.cit. pp. 13-30 * 56 - Cette expression est empruntée à Robert Michels. * 57- 6 et 6 bis sont les numéros d'une double correspondance figurant en annexe du traité. Dans cette correspondance, (suite) le président de la République Libanaise, Emile Eddé s'engageait, à l'égard de la puissance mandataire, à une répartition égale des droits et des devoirs des communautés, à l'unification et à la juste répartition de l'impôt foncier, ainsi qu'à l'institution de la décentralisation administrative.
* 58- Cette phrase est empruntée à Georges CORM, Le Liban contemporain... op.cit. p.102. * 59 - Bassem EL-JISIR, Misak 43, (le Pacte de 43), préface de Farid El khazen, Dar Annahar, Beyrouth, 2nde édition, 1997 (la première édition date de 1978), p. 452. * 60 - Voir à ce sujet, B.JODEH, Lebanon dynamics of conflit, Zed Books, 1985, 233 pages * 61 -Georges NACCACHE, L'Orient - 10 mai 1949, article reproduit dans Un rêve libanais 1943-1972, un recueil regroupant les principaux articles de Georges Naccache, éditions FMA 1983, pp.52-58. (La publication de cet article sur trois colonnes à la une de « L'Orient » a causé l'emprisonnement de Georges Naccache ainsi que le rédacteur en chef de son journal, Kesrouan Labaki.) * 62 - Fouad CHEHAB, Majmou'at khotab, ( Receuil de discours), Publications du Ministere Libanais de l'Information, Beyrouth, s.d., pp.83-84. |
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