Envoyé Spécial : une approche de l'environnement à la télévision française (1990-2000).( Télécharger le fichier original )par Yannick Sellier Université Paris 1 Panthéon Sorbonne - Master 2 Histoire et Audiovisuel 2007 |
Chapitre 6 :L'évaluation des moyens employés et des mécanismes de décision.(1998-2000)A- Le revers des lois de protection de la faune et de la flore.Hans Jonas explicite la responsabilité de l'Homme envers son environnement en ces termes. Certes, le pouvoir des tigres et des éléphants est grand, celui des fourmis et des termites plus grand, celui des bactéries et des virus encore plus grand. Mais c'est un pouvoir aveugle et non libre. Il trouve sa limite naturelle dans l'antagonisme de toutes les forces qui vaquent à leur fin naturelle, aveuglément et sans le choisir. L'Homme, doué d'un libre arbitre et détenteur du savoir, possède un pouvoir émancipé de l'ensemble. Par conséquent, il est le gérant de toutes les autres fins en soi, qui tombent d'une manière ou d'une autre sous la loi de son pouvoir126(*). Cet état de fait a rapidement été perçu par de nombreux militants écologistes de manière assez dramatique. L'Homme ayant aussi le pouvoir de se détruire et donc de détruire tout ce qui l'entoure, il fallait tout faire pour limiter ce pouvoir, par la force des lois ou par celle d'autres moyens moins avouables. En 1992, dans son livre Le nouvel ordre écologique, Luc Ferry reproche aux écologistes de considérer la biosphère comme un modèle à imiter. Cela revient à affirmer que l'ordre du monde est intrinsèquement bon et que toute corruption ne peut émaner que de l'espèce humaine, polluante et vaniteuse. Les écologistes ne retiendraient de la Nature que l'harmonie, la paix et la beauté occultant ce qui, en elle, est haïssable. Car la Nature est, autant que l'Homme, génératrice de violence et de mort127(*). Après avoir été les introducteurs, plus ou moins conscients, d'une version popularisée de l'« écologie profonde » de 1990 à 1992, Paul Nahon et Bernard Benyamin remettent en question à la fin des années 1990, le point de vue qu'ils avaient pu défendre au début des années 1990. a- Une analyse du « développement durable ».Le 7 mars 1991, était diffusé un reportage « Défense de tuer » tourné dans le parc naturel de Tanzanie et décriant le commerce de l'ivoire et l'extermination des éléphants. Le 5 mars 1998, au début d'une émission tournée en direct du Cameroun, est diffusé un reportage intitulé « Le prix de la défense ». Ce reportage d'une durée inhabituelle, 43 minutes, a été préparé par le journaliste Alexandre Valenti qui reproche aux « Occidentaux » de protéger les éléphants au détriment des hommes qui vivent sur le même territoire. En effet, depuis le moratoire de 1989, le commerce de l'ivoire est interdit, de même que l'abatage des éléphants. Cela a eu pour conséquence une augmentation de leur nombre dans un espace disponible restreint. Le reportage débute par un gros plan sur l'oeil « expressif » d'un éléphant. Ce stéréotype renvoie à l'image que l'on se fait de l'animal, à la fois affectueux et intelligent. La tâche que se donne le journaliste, est d'ébranler ce stéréotype et de dépasser la compassion, jugée distante et facile, des téléspectateurs à l'égard de l'animal. Pour ce faire, le reportage retrace les étapes de l'histoire au cours de laquelle ce stéréotype s'est forgé. Durant les années 1980, explique le journaliste, l'augmentation des braconnages et l'absence de politique de conservation (images de cadavres et d'objets en ivoire manufacturés) avait fait craindre une extinction rapide de ces animaux. La presse et les médias s'étaient alors émus en Europe et aux Etats-Unis (images de coupures de presse) et un traité international avait été rapidement rédigé. Problème : le traité ignore les relations écologiques spécifiques à chaque pays, l'Afrique étant considérée comme un territoire indifférencié. D'autre part, ce traité implique des investissements que les pays concernés, en Afrique, ne peuvent pas tous supporter. Le journaliste prend le cas du Botswana, un pays grand comme la France et dont les deux tiers de la surface sont recouvert par le désert. Le Botswana a aménagé un parc avec 30 000 éléphants. Les ressources du pays étant assurées par l'exploitation de mines de diamants et la volonté des responsables politiques aidant, le Botswana peut financer une armée contre les braconnages. « Mais rares sont les pays qui dans une Afrique appauvrie peuvent y mettre autant de moyens. », rappelle le journaliste. En dépit de ces conditions idéales de préservation, la saturation du parc menace son équilibre, la flore et à terme la survie des éléphants et des 139 autres espèces animales vivant dans le parc. D'autre part, les éléphants, ne pouvant tous être contenus dans un parc, se déplacent dans d'autres territoires, notamment dans les exploitations agricoles. Ainsi, le téléspectateur rencontre, par l'intermédiaire de son écran de télévision, un exploitant qui dit avoir perdu cinq à dix hectares. Celui-ci est alors à côté du cadavre d'un éléphant qu'il a abattu au milieu d'un de ses champs. Le journaliste pose alors la question cruciale : que faire de l'excédent d'éléphants ? Il prend le cas du Zimbabwe, autre pays à la politique de conservation exemplaire et confronté au même problème. Un intervenant explique, qu'en 1986, le pays gérait la population d'éléphants comme un cheptel. On tuait les éléphants par famille entière en temps de sécheresse et sous tutelle du gouvernement (images d'un abattage, durant lequel on entend seulement le bruit des fusils, de quoi éprouver la sensibilité des téléspectateurs). Cela permettait de conditionner cent tonnes de viande qui alimentait, pour un an, les villages de la région. Les peaux étaient transformées en cuir velouté et rapportaient 2 millions (de quoi ? on ne sait pas) de recette. Les images d'un entrepôt, dans lequel sont encore entassées des peaux d'éléphants, permettent de se rendre compte qu'un pan de l'économie du pays s'est effondré, comme le dit le journaliste. Les responsables du parc voudraient pouvoir vendre le stock accumulé pour réinvestir l'argent dans la protection de la faune mais le moratoire le leur interdit. Afin de ménager la sensibilité des plus fervents partisans de la défense de la Nature, le Parc Kruger, en Afrique du Sud, expérimente la contraception pour éviter l'abatage des éléphants. Mais il est dit, dans le reportage, que cela coûte très cher et qu'il serait difficile de concevoir un tel programme de contraception pour un vaste troupeau d'éléphants. Après le reportage, un membre de WWF France est interrogé. Il estime le reportage très complet. Selon lui, il faut en effet prendre en compte l'évolution récente des pays africains et considérer la question au cas par cas. Le journaliste insiste, quant à lui, pour qu'on en finisse avec l'hypocrisie et les valeurs esthétisantes de la faune sauvage. Il rappelle au passage que l'éléphant est devenu le fonds de commerce de nombreuses associations écologistes et des agences touristiques. D'une manière plus générale, ce reportage pose la question du partage de l'espace entre hommes et animaux. Partage, encore moins évident, lorsqu'il s'agit de la France, nous le verrons bientôt. Mais avant de poursuivre cette réflexion, remarquons que ce reportage et d'autres sur des sujets similaires, ont alimenté une polémique s'agissant des conséquences pratiques de la notion de « développement durable » et de « préservation de l'environnement » à l'échelle de la planète. De même que les intervenants dans Envoyé Spécial, certains ont craint - et craignent encore - que l'écologie soit passée au premier plan des préoccupations et des financements de la coopération internationale lésant les besoins des populations les plus démunies à l'intérieur des pays « émergés » ou « en développement »128(*). Ce fut un point crucial de discussion lors du sommet de Johannesburg en août 2002. Durant cette période, c'est à dire de la fin des années 1990 au début des années 2000, des économistes et des sociologues, dont Alain Lipietz, ont proposé que l'on parle (à nouveau) de « développement soutenable » (plus proche du concept anglais de « sustainable development »). D'autres ont proposés que, sur le modèle de l'Indicateur de Développement Humain, soit construit un panel d'indicateurs mesurant et évaluant le bien-être en corrélation avec les ressources, la durabilité, les normes sociales, économiques et environnementales129(*). Envoyé spécial se fait donc ici précurseur d'interrogations qui ne sont pas évidentes à faire partager, parcequ'elle vont à l'encontre d'idées reçues ou convenues par une large part des téléspectateurs, voire des responsables politiques à la fin des années 1990. Voyons un peu plus en détails quels sont les tenants et les aboutissants de cette remise en cause globale de ce qu'était l'écologie du début des années 1990. * 126 Hans Jonas, Le principe de responsabilité, Paris, Editions du Cerf, 1990, [1ère éd. 1979], pp.. 237-250 * 127 Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, l'arbre, l'animal et l'homme, Paris, Bernard Grasset, 1992, pp..246-247 * 128 Brunel Sylvie, « Les ambiguïtés du développement durable », dans Sauver la planète ?, Sciences Humaines Hors Série, n°49, juillet - août 2005, p. 86 * 129 www.iddri.org - conférence donnée par Paul-Marie Boulanger le 27 avril 2004 à l'Iddri. |
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