Envoyé Spécial : une approche de l'environnement à la télévision française (1990-2000).( Télécharger le fichier original )par Yannick Sellier Université Paris 1 Panthéon Sorbonne - Master 2 Histoire et Audiovisuel 2007 |
c- « Les commandos de l'écologie », une autocritique déguisée.Le 24 mai 1994, l'article du journal Le Monde cité précédemment relate ce paradoxe : en France, si les thèses écologistes sont populaires, ceux qui les défendent le sont moins. Les témoignages des éco-conseillers au niveau local, recueillis par Florence Rudolf, l'attestent. Ceux que l'on qualifie péjorativement d'« écolos » sont perçus comme « peu crédibles », « ridicules », voire « extrêmes. »76(*). Il n'est donc pas étonnant que les écologistes n'arrivent à convaincre et à ne rassembler qu'un peu plus d'un million d'électeurs (3,32 % des suffrages exprimés77(*)), ce qui constitue le deuxième plus mauvais résultat au premier tour de l'élection présidentielle de 1995. Ce score déçoit beaucoup les écologistes qui avaient soutenus Dominique Voynet78(*) et conforte ceux pour qui l'écologie politique ne peut constituer un projet fiable. Envoyé spécial diffuse, le 7 septembre de la même année, le seul reportage du corpus consacré entièrement à un mouvement écologiste, et en l'occurrence à l'association Greenpeace. Intitulé « Les commandos de l'écologie », ce reportage a été réalisé par Jean-Marie Hosatte pour le compte de la maison de production CAPA. Il a nécessité 8 mois de tournage pour une durée de 50 minutes alors que, d'une manière générale, les reportages diffusés par Envoyé spécial durent de 25 à 35 minutes. C'est donc un document remarquable tant par sa forme que par son contenu. Envoyé spécial, 07-09-1995, 22h07, « Les commandos de l'écologie ». 1- Ancien directeur de Greenpeace France : « Ils ne peuvent pas faire dans la dentelle, ils en sont réduits à un discours de propagande ». 2- Ancien directeur de Greenpeace Hollande pense avoir plus agi pour faire de la publicité à Greenpeace que pour l'environnent. 3- Commentaire : « Greenpeace a des donateurs, elle n'a pas d'adhérents » Le reportage relaie, en fait, à l'écran les travaux de sociologues ayant étudié le milieu de l'écologie. Leurs études ont permis de se rendre compte que derrière la proclamation de l'état d'urgence écologique (cf. les déclarations du « Sommet de la Terre » à Rio), existent les intérêts sociaux d'associations se professionnalisant, en quête de légitimité et de reconnaissance.79(*) Parmi elles, l'une des plus influentes sur les scènes nationales et sur la scène internationale : Greenpeace. Cette association est connue alors pour ses opérations musclées qu'elle a menées contre les tankers, les baleiniers, les chasseurs de phoques, etc. Elle est aussi connue en France depuis que les services secrets français ont, en 1985, coulé deux de ses bateaux à Auckland (Nouvelle Zélande) en tuant un membre de l'équipage du Rainbow Warrior. Greenpeace s'était opposée aux essais nucléaires français dans les îles de l'océan Pacifique. Cet « accident » n'avait pas suscité de compassion car les Français estimaient que l'action de l'association s'opposait aux intérêts de leur pays en matière de défense nationale. Le nombre d'adhérents avait chuté en 1986, obligeant l'association à fermer ses locaux de 1987 à 1990.80(*) Ce reportage s'inscrit donc dans la veine de la défiance à l'égard des mouvements écologistes que l'on juge excessifs. Ce ne sont pourtant pas tant les actions, que le journaliste qualifie de courageuses, qui sont reprochées aux militants. C'est plutôt la conception du monde que les dirigeants de l'association véhiculent : à savoir un monde effrayant peuplé de mensonges. Cette idée est reformulée de différentes manières au cours du reportage. Même si le commentaire en voix-off disqualifie les images et tente d'en montrer le côté racoleur, cela n'empêche pas le journaliste de commencer son reportage avec un montage des séquences les plus spectaculaires, tournées par les militants au cours de leurs actions. Cela permet à la foi de tenir en éveil le téléspectateur et de rappeler l'historique des combats de Greenpeace contre les tankers, pour les bébés phoques, contre les baleiniers ou encore contre les rejets polluants d'usines chimiques. Les images défilent à l'écran sur une musique de rock du début des années 1980, scandant le mot « fire » (feu) à plusieurs reprises. Envoyé spécial, 07-09-1995, 22h08, « Les commandos de l'écologie ». 1 - Prise de vue de la réunion / commentaire : « Impossible de filmer la réunion. Là s'arrête la transparence. Il ne faut que les adhérents voient les luttes de pouvoir entre défenseurs de la planète » 2 - Commentaire : « le tout puissant directeur de la communication ». On insiste par la suite et à plusieurs reprises que le but de l'association est constamment d'effrayer les donateurs potentiels afin qu'ils soient plus généreux. Un intervenant évoque l'idée qu'il faut que les donateurs en aient pour leur argent, en voyant jusqu'où peut aller Greenpeace. Il est dit, au milieu du reportage, qu'en vertu d'un « principe de précaution », récemment introduit et défini en France, « le moindre doute vaut condamnation » pour Greenpeace. Interrogé à propos de ce reportage, Bernard Benyamin explique que : « [...] il y avait une dérive à l'époque [...], ce qu'on a appelé les « écolo fachos ». Sous prétexte qu'il y avait un certain nombre de problèmes de l'environnement, on appliquait les méthodes les pires, parfois assez fascistes, d'où les « écolo fachos », qu'il fallait dénoncer. Et on a été les premiers à dénoncer ce qui n'allait pas mais sans pour autant mettre en péril la vie d'autres personnes ou à utiliser des méthodes extrêmement violentes. »81(*) Envoyé spécial, 07-09-1995, 22h22, « Les commandos de l'écologie ». Une mise en images du travail de journalistes. Champ sur l'action des militants de Greenpeace devant le siège de l'Organisation des Nations Unies à New York. Contre-champ sur les journalistes reconnaissables à leurs appareils photographiques et à leurs caméras. Le reportage compare ensuite l'organisation de Greenpeace à une organisation sectaire. Ses dirigeants sont décrits comme des lobbyistes confirmés et adeptes d'une discrétion coupable (jugée contraire à la transparence démocratique). Leur discours se résumerait à une propagande, à des slogans réducteurs. D'après le reportage, un bon militant de Greenpeace doit savoir se fondre dans la masse de l'association, afin qu'aucune personnalité trop forte ne perturbe son fonctionnement et son message. De nombreux détracteurs de Greenpeace sont interrogés : entre autres, au début, un ancien directeur de Greenpeace France démis de ses fonctions récemment, suite à son désaccord avec les stratégies de Greenpeace ; vers la fin, un membre fondateur de Greenpeace qui qualifie l'association de « monstre qui a échappé à son créateur ». On apprend, de la bouche de l'ancien ministre de l'environnement, Brice Lalonde, que l'argumentaire officiel de la France contre les baleiniers a été rédigé par Greenpeace. Au final, le journaliste reconnaît à demi-mot les résultats positifs de l'action de Greenpeace pour l'environnement. Il dénonce cependant l'interventionnisme, l'ingérence et les modes d'intervention de l'association. Et ce d'autant plus, qu'elle semble échapper à tout contrôle démocratique ainsi que bien (trop) souvent à la légalité. Cette association s'appuierait sur la seule légitimité que lui confère un impact médiatique fort et entretenu. Bernard Benyamin conclue son entretien avec Jean-Marie Hosatte, ainsi que l'émission, par cette phrase : « Derrière Greenpeace, il y a moi, il y a la fascination des téléspectateurs pour les images chocs ; Greenpeace a compris depuis vingt cinq ans que l'on est entré dans l'aire de la communication et l'association s'appuie sur ce quatrième pouvoir. » Outre la reconnaissance de la responsabilité des journalistes, ce reportage constitue un renversement de perspectives pour Envoyé spécial qui, jusqu'en 1992, traite les thématiques écologistes pareillement que ceux et celles qui les défendent, avec le souci de les valoriser et de valoriser, par la même occasion, l'action du magazine. Ce reportage est l'occasion pour Envoyé spécial d'entamer résolument un travail de décontextualisation, c'est-à-dire de séparation des thématiques écologistes de la sphère militante. Conséquence directe, en 1995 et 1996, les écologistes disparaissent quasiment des reportages traitant de thématiques liées à l'environnement. B- Les applications de la science en questions : Jacqueline Chervin dans son étude sur le Traitement des thèmes scientifiques dans le journal télévisé82(*), observe qu'à la fin des années 1970, on parle des sciences à la télévision surtout pour éviter les mouvements contestataires et notamment les manifestations antinucléaires. La période suivante, 1975-1985, correspond à une période d'évaluation des risques. Après 1985, les perspectives se confondent et les thèmes sur l'environnement deviennent prédominants. L'aspect revendicatif décroît tandis que les journaux font un inventaire constant et désordonné des problèmes liés à l'environnement, des catastrophes naturelles aux catastrophes industrielles type Tchernobyl. La critique d'un monde dominé par l'industrie et le commerce, auxquelles les techniques et les sciences sont indéfectiblement rattachées, devient persistante. Les scientifiques, qu'ils soient indistinctement français ou étrangers, sont amenés à jouer un rôle actif dans les reportages d'Envoyé spécial. Pour la France, leur contribution s'affirme surtout à partir de 1992. A titre d'experts, de même que certains universitaires et naturalistes proches des écologistes, ils participent à l'élaboration des normes d'application des lois que l'on a détaillé précédemment83(*). Présents en tant que responsables, observateurs et potentiels réparateurs des troubles qu'une application de leurs recherches à l'industrie a pu causer. Le statut et le rôle qu'on leur assigne vis à vis de l'environnement sont complexes. On peut malgré tout, si l'on détaille l'évolution de leur rôle et statut dans les reportages jusqu'en 1996, en donner un meilleur aperçu. A- Les scientifiques, défenseurs ou détracteurs de l'écologie politique ? En 1990, lors d'une conférence tenue à Genève, le Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), composé en partie de scientifiques, annonce publiquement un réchauffement assez rapide au cours du prochain demi-siècle, de l'atmosphère terrestre84(*). Ils apparaissent dès lors comme les moteurs de la contestation écologistes. Concernant Envoyé spécial et l'environnement, c'est le journaliste Patrick Hesters, qui le premier, donne véritablement la parole aux scientifiques. Ceux-ci n'interviennent pas seulement en tant qu'intervenants ponctuels comme dans d'autres reportages, mais occupent la majorité du temps de parole et d'image. Son premier reportage sur Tchernobyl, faisant suite à celui de François Cornet, a été fait en partenariat avec la chaîne NHK de Tokyo, chaîne reconnue internationalement pour la qualité de ses émissions scientifiques85(*), et propose au téléspectateur de suivre l'enquête d'un médecin japonais parti faire des mesures de la radioactivité dans différents secteurs plus ou moins proches de Tchernobyl. Ses reportages suivants, diffusés en mai 1991 et en mars 1992, sont consacrés l'un à l'effet de Serre et l'autre au trou dans la couche d'Ozone. Ils rendent compte des différents entre scientifiques quant aux mesures et aux conséquences éventuelles de ces phénomènes. Son dernier reportage (pour ce qui concerne notre corpus) « Sous haute surveillance » diffusé en mai 1992, est consacré à l'observation par satellite des phénomènes météorologiques, géologiques, et forestiers depuis l'espace. En parallèle, et suite à la rédaction par Jean Audouze et Jean-Claude Carrière du rapport intitulé Science et Télévision, remis en 1988 aux ministres de la Recherche et de la Communication, s'est ouverte une période de débats sur la place que doivent et peuvent occuper les sciences dans la programmation télévisuelle. Profitant de la redéfinition pour la télévision du partage des réseaux hertziens en 1992, Hubert Curien, ministre de la Recherche, encourage la mise en place d'un magazine scientifique mensuel à la télévision. Une proposition de la société de production LMK est retenue. Cependant le 12 octobre 1992, la diffusion du magazine est annulée, à quelques jours du festival international de l'Audiovisuel Scientifique de Paris. Hubert Curien, voyant ses efforts anéantis, manifeste son mécontentement et Hervé Bouygues lui propose, en solution de rechange, de consacrer une partie de l'émission d'Envoyé Spécial, une fois par mois à un sujet scientifique. La tentative tourne court car Paul Nahon ne parvient pas à s'entendre avec les scientifiques, qui auraient mal accueillis les journalistes et exigé de pouvoir contrôler le montage des reportages86(*). En 1993, dans la conclusion de son rapport sur L'avenir de la télévision publique, déjà cité, Jacques Campet rappelle que parler des sciences à la télévision doit rester une des priorités du service public. C'est pourquoi, même si les tentatives officielles restent sans suite, les journalistes d'Envoyé spécial ne négligeront pas pour autant de faire appel aux scientifiques. Cependant, leur tâche se complique à partir de 1992. Car cette année marque la rupture entre une partie importante des scientifiques et les partisans de l'écologie politique. Le 3 juin 1992, à la veille du « Sommet de la Terre », est publié, dans Le Monde et dans d'autres grands quotidiens à l'étranger, un appel qui sera aussi largement diffusé et discuté dans la communauté scientifique : l'Appel de Heidelberg. L'extrait suivant donne les raisons de la rupture précédemment évoquée :
« Nous adhérons totalement aux objectifs d'une écologie scientifique axée sur la prise en compte, le contrôle et la préservation des ressources naturelle. Toutefois, nous demandons formellement par le présent appel que cette prise en compte, ce contrôle, cette préservation soient fondée sur des critères scientifiques et non sur des préjugés irrationnels » Cet appel s'insurge contre une confusion qui amène l'opinion publique à accuser le progrès technique d'être la cause de nuisances, alors que les responsabilités s'établissent d'abord au niveau des structures politiques et économiques : « Les plus grands maux qui menacent notre planète sont l'ignorance et l'oppression et non pas la science, la technologie et l'industrie dont les instruments, dans la mesure où ils sont gérés de façon adéquate, sont des outils indispensables qui permettent à l'humanité de venir à bout, par elle-même et pour elle-même, de fléaux tels que la surpopulation, la faim et les pandémies. » Les sciences seraient donc la panacée de déséquilibres écologiques à l'échelle globale. Ensuite, la remise en question du rôle des scientifiques par l'écologie politiques est ici associée à une remise en cause de l'utilité des sciences et à terme, des scientifiques. Enfin, les scientifiques seraient les seuls capables de proposer aux hommes politiques et aux responsables économiques les outils adéquats pour répondre de manière satisfaisante à l'interrogation des populations et aux défis futurs qu'impose la gestion de l'environnement. Les scientifiques demandent donc un peu plus que le simple respect pour leurs recherches, la reconnaissance de facto de la pertinence de leurs conclusions. Comment, dès lors pour Envoyé spécial, parvenir à distinguer l'importance du bénéfice, des implications dangereuses de l'application des recherches scientifiques vis à vis de l'environnement et de la vie sur Terre ? * 76 Rudolf Florence, L'environnement, construction sociale, « Pratique et discours sur l'environnement en Allemagne et en France. », Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1998, p. 48 * 77 Becker Jean-Jacques, Histoire politique de la France depuis 1945, Paris, Armand Colin, Coll. « Cursus », 2003, p.220 * 78 Jacob Jean, Histoire de l'écologie, Comment la gauche a redécouvert la nature, Paris, Albin Michel, 1999, p. 297 * 79 Micoud André, « Une nébuleuse associative au service de l'environnement », dans Sauver la planète ? Les enjeux sociaux de l'environnement. Sciences Humaines Hors Série, n°49, juillet/août 2005, pp.. 54-59 * 80 Rymarski Christophe, « Greenpeace en France et en Allemagne, deux destins différents », dans Sciences Humaines Hors Série, Op. Cit., p. 57 * 81 Cf. notre entretien avec Paul Nahon et Bernard Benyamin en annexe. * 82 Chervin Jacqueline, De Cheveigné Suzanne (sous la direction de), Le traitement des thèmes scientifiques dans le journal télévisé (de 1949 à 1995), novembre 2000, 224 p. * 83 Roqueplo Philippe, Climat sous surveillance, limites et conditions de l'expertise scientifique, Paris, Economica, 1993, 406 p. * 84 Lipietz Alain, Qu'est-ce que l'écologie politique ?, Paris, La Découverte, 2003, p.103 * 85 Cette chaîne a reçu plusieurs prix pour sa programmation au festival international de l'audiovisuel scientifique. * 86 Caro Paul, Funck-Brentano Jean-Louis, L'appareil d'information sur la science et la technique, Rapport commun n°6 Académie des Sciences/CADAS, Paris, Lavoisier, Coll. : « Technique et documentation », 1996, p. 61 |
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