I. Internet, incompatible avec les services de
renseignement ?
Aux yeux de très nombreux internautes, la Toile est un
lieu de liberté d`expression totale, sans contrainte, qu`aucune
institution n`est habilitée à régir. Affirmer à
ceux-là qu`Internet et les services de renseignement sont
consubstantiels est presque un sacrilège. Cette affirmation s`oppose
également aux discours dominants des années 90, durant lesquelles
on prêta à Internet toutes les vertus, notamment celle de mettre
fin aux conflits. Si Internet était un vecteur de pacification, alors
son lien avec les services de renseignement semblerait douteux, puisque la
mission de ceux-ci est systématiquement liée à des
situations de confrontation potentielle ou existante. Nous allons donc dans un
premier temps nous intéresser à ces discours, qui nient ou
contestent farouchement l`imbrication d`Internet avec les services de
renseignement. Trois types de discours sont étudiés : le premier,
d`obédience cybernétique, sur la fin des conflits, le second, de
tendance déterministe, sur la fin de l`Etat-Nation, et enfin le
troisième, de tendance anarchiste, sur le « libre chaos ».
En se basant sur la théorie du Panoptique de Bentham,
analysé par Michel Foucault17, nous tenterons de montrer que
contrairement à ce que prétendent les discours
présentés, Internet peut se révéler un
véritable lieu de pouvoir, d`où son association nécessaire
avec les services de renseignement. Les théories de Paul Virilio18
nous permettront d`apporter un nouvel éclairage sur cette
question. Nous verrons ensuite à travers le concept grec de métis
oeintelligence rusée- qu`Internet et services de renseignement partagent
finalement de nombreuses caractéristiques, rendant leur association,
semble-t-il, logique.
Enfin, un panorama sur les techniques de renseignement actuelles
permettra de montrer combien les services de renseignement ont vite compris
l`intérêt que pouvait représenter le réseau.
17 Michel Foucault (1926-1981) : Philosophe
français, auteur entre autre de Folie et déraison : histoire de
la folie à l`Age classique.
18 Paul Virilio (1932 -), urbaniste et philosophe
français. Il est particulièrement connu pour ses essais critiques
sur la technique. Parmi ses OEuvres majeures, Vitesse et Politique,
Esthétique de la disparition, Cybermonde ,la politique du pire.
A . Les discours sur Internet : entre idéologie,
utopie et science-fiction.
a. Les discours sur la fin des conflits : l`information
triomphante
Pour Norbert Wiener, faire circuler constamment l`information
était, aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, la condition sine
qua non pour l'avènement d`une paix universelle. Retenir l`information,
empêcher une circulation fluide, cela signifiait créer de
l`entropie, du désordre, contribuer à la conflictualité du
monde. Cette idée, vulgarisée par la cybernétique, est
à la base-même de tous les discours utopiques sur Internet. Dans
l`optique wienérienne, Internet devrait se révéler comme
un merveilleux instrument, capable d`enrayer tous les blocages, toutes les
retenues d`information. En 1978, le rapport Nora-Minc sur L`informatisation de
la société s'inspire de cette pensée et laisse entendre
que l`informatique apportera la résolution de toutes les crises. En
1994, Al Gore s`inscrit dans cette lignée lorsqu`il annonce dans un
discours à Buenos Aires, que les autoroutes de l`information vont amener
la paix et la démocratie mondiales : --The GII will not only be a
metaphor for a functioning democracy, it will in fact promote the functioning
of democracy by greatly enhancing the participation of citizens in
decision-making. And it will greatly promote the ability of nations to
cooperate with each other. I see a new Athenian Age of democracy forged in the
fora the GII will create«19. Près d`une décennie
plus tard, on peut dire que le « rêve » d`Al Gore est loin de
s`être réalisé. Internet n`a pas tenu toutes ses promesses.
Les conflits se sont multipliés malgré la croissance
perpétuelle du Réseau.
Ce discours de tendance "cybernétique" peut cependant
faire réfléchir sur la libre circulation d'informations
vantée par Wiener. De fait, elle existe sur Internet, bien que le secret
y ait aussi sa place. Pourtant cette libre circulation n'a pas engendré
la paix universelle escomptée. A l'exact opposé de la
pensée wienérienne, le réseau a très vite
été investi par des entités criminelles et terroristes.
Internet peut ainsi se révéler un terrain propice au
développement ou à l`organisation de conflits. Du
côté des Etats, les services de renseignement se sont
également positionnés sur la Toile, qu`ils considèrent
comme un véritable enjeu stratégique. On peut même se
demander si Internet n`a pas été une sorte d`aubaine pour ces
services. En effet, dans le domaine de
19 « [La Global Information Infrastructure] ne
sera pas seulement une métaphore de la démocratie en marche; dans
les faits, elle encouragera le fonctionnement de la démocratie en
accroissant la participation des citoyens à la prise de décision
et elle favorisera la capacité des nations à coopérer
entre elles », Al Gore, Discours devant l`International Telecomunications
Union, 21 mars 1994.
l`information ouverte (c`est-à-dire non confidentielle),
ils ont désormais accès à de gigantesques bases de
données online. Alors qu`auparavant ils devaient compulser journaux,
magazines, dépêches, comptes-rendus publics de réunion,
pour dénicher des informations, celles-ci sont désormais presque
toutes accessibles sur un même support.
b. Les discours déterministes : l`affaiblissement de
l`Etat
A côté des discours « utopiques » qui
envisageaient la fin des conflits, on trouve en effet un autre type de discours
également propre au développement des nouvelles technologies et
en particulier d`Internet. Ces discours qu`on peut qualifier de «
déterministes » prétendent que la technologie provoque
systématiquement des changements autant au niveau des
sociétés qu`au niveau des institutions. «Now, as in
revolutions past, technology is profoundly affecting the sovereignty of
governments »20. Cette citation révèle un
état d`esprit que l`on retrouve chez de nombreux auteurs en relations
internationales, qui considèrent que la révolution technologique
signe la fin de l`Etat-nation, et l`avènement de nouveaux groupes de
pouvoir (ONG, associations, que l`on regroupe généralement sous
le nom de « société civile »). Cette tendance au
déterminisme technologique se retrouve aujourd`hui chez de très
nombreux chercheurs en sciences sociales (Philippe Quéau, Manuel
Castells21 en sont de bons exemples). La technologie serait en train
de bouleverser l`état du monde.
Certains théoriciens reprennent une idée-force de
Wiener pour qui les technologies de la communication devaient permettre
d`atteindre « l`anarchisme rationnel », c`est à dire un
mouvement qui vise à libérer l`individu de la tutelle de l`Etat
et à restaurer un lien social fort et égalitaire. Pour
ceux-là, l`affaiblissement de l`Etat viendrait d`un renforcement de la
société civile. Internet permettrait de tisser de nouveaux liens
sociaux, permettant l`émergence d`une identité
transfrontière basée sur une culture et des centres
d`intérêts communs. Les ONG et
20 --Aujourd`hui, comme dans les révolutions
passées, la technologie affecte profondément la
souveraineté desgouvernements, l`économie mondiale, et la
stratégie militaire«, Walter B. Wriston, Foreign Affairs, sept/oct
1997, p.
21 Philippe Quéau, Directeur de la division
Information et Informatique, auteur de L`Eloge de la Simulation, Levirtuel :
vertus et vertiges. Manuel Castells : Professeur de sociologie à
l`université de Berkeley, Spécialiste des transformations
liées auxnouvelles technoilogies, auteur de La société en
réseaux.
associations qui se sont développées sur la
toile en sont un bon exemple. Si la disparition de l`Etat n`est pas
nécessairement visée, du moins les théoriciens voient-ils
Internet comme un nouveau moyen de pression de la société civile
sur l`Etat : le réseau peut « permettre aux citoyens de renforcer
leur contrôle sur l`Etat, en les mettant en mesure d`accéder de
plein droit à l`information dans des banques de données
publiques, d`entrer en interaction « en ligne » avec leurs
représentants, d`assister aux séances des assemblées
politiques et finalement de les commenter sur le vif »22.
D`autre part, les Etats se sont vus affaiblis car Internet
leur pose de nombreux problèmes juridiques. Aucune législation
nationale n`est applicable aux informations circulant sur le Net, qui, par
essence, sont sans frontières. Qui est responsable du contenu?
L`opérateur, l`hébergeur, l`internaute ? A l`heure actuelle aucun
Etat n`a statué définitivement. Si en l`espace de deux
décennies, le vide juridique autour d`Internet s`est peu à peu
comblé, certains points essentiels restent sans réponse. Manuel
Castells renchérit sur ce point : « Les Etats-Nations vont devoir
lutter pour s`assurer le contrôle des informations qui circulent dans les
réseaux de télécommunications interconnectées au
niveau mondial. Or je suis prêt à parier que cette bataille sera
perdue. Et avec la défaite finale, c`est l`une des pierres angulaires du
pouvoir de l`Etat qui s`en ira »23. Il nous semble cependant
que l`Etat a pris la mesure de ces changements et qu`il cherche actuellement
à s`y adapter. S'ils ne peuvent définir précisément
les responsabilités et appliquer les législations nationales, de
nombreux Etats se sont décidés à suivre l'évolution
du réseau, et mènent d'importantes réflexions sur le
nouveau rôle de l'information et de sa circulation sur Internet. On peut
donc s'interroger sur la réelle capacité d`Internet à
dissoudre les structures étatiques établies.
Comme l'indiquent Robert Keohane et Joseph Nye,
spécialistes des relations internationales24, "l`information
ne circule pas dans le vide mais dans un espace politique déjà
occupé". C'est pourquoi parler de la disparition des Etats-Nations,
suite au développement d'Internet paraît pour le moins abusif.
Selon David Lonsdale, « il ne faut pas surestimer l`importance de la
22 Manuel Casltells, op. cité, p. 362
23 Manuel Castells, L`Ere de l`Information, Tome 1, La
société en réseaux, Fayard, Paris, 1998, p. 313
24 Joseph Nye est professeur à l`université d`Harvard,
et Robert Keohane, professeur à Duke University.
révolution de l`information »25.
Prétendre qu`Internet va abolir temps, distance et localisation
géographique, est un jugement qui manque de nuance. Internet reste une
entité virtuelle (à l`exception notable des infrastructures). La
géographie physique na va pas se dissiper du jour au lendemain. Les
informations qui circulent sur le Net concernent en effet des lieux et des
hommes qui ont une réalité géographique et un
environnement politique définis.
La meilleure preuve qu`Internet ne peut entraîner la
disparition annoncée des Etats-Nations, c`est l`utilisation qui en est
faite dans les Etats autoritaires. « Loin de hâter sa propre
disparition en permettant à Internet de pénétrer ses
frontières, un Etat autoritaire peut l`utiliser à son
bénéfice et accroître sa stabilité en se
familiarisant avec sa technologie ».26 Ainsi en Chine, le Web
est utilisé par le gouvernement comme un moyen de propagande.
Parallèlement, l`Etat contrôle très étroitement les
activités des internautes. Les cyberdissidents qui osent attaquer la
politique du gouvernement sont condamnés à des peines de prison.
Du côté des Etats démocratiques, la situation est
incomparable. Néanmoins, la surveillance du réseau
opérée par les services de renseignement peut laisser penser que
les Etats sont loin d'être passifs face au développement
d'Internet.
|