III. Les services de renseignement sur la sellette :
Internet comme vecteur de fragilisation.
Guerre de l`information, 11 septembre 2001, tout semble avoir
concouru au renforcement de l`alliance Internet/ Services de renseignement, au
nom de la Défense et de la sécurité de l`Etat. La
surveillance et le contrôle du Net par les services ne peut plus faire de
doutes pour quiconque. C`est ainsi que se trament autour d`Internet de
véritables enjeux de pouvoir. Cela signifie-t-il que l`utopie du
réseau libre, où règne un joyeux chaos, a vécu ?
Internet n`a-t-il fait que renforcer les services de renseignement ? Ne peut-on
pas noter d`autres évolutions significatives ?
On l`a dit, l`association Internet/ Services de renseignement
paraît « naturelle », tant elle correspond à
l`idéal d`intelligence rusée qui caractérise les services.
Cependant, certains éléments viennent mettre un bémol
à cette association, qui a permis le renforcement de l`Etat.
L`association Internet/ Services de renseignement a aussi ses faiblesses.
Les services de renseignement et l`armée ont très
souvent été à l`initiative des nouvelles technologies
(ordinateurs, cryptologie...). Et quand ils ne l`étaient pas, ils se les
accaparaient rapidement (téléphone, télégraphe...).
Les services de renseignement semblent ainsi en mesure d`intégrer
harmonieusement les nouvelles technologies à leurs activités.
Cependant, quand une nouvelle technologie voit le jour, il est toujours
difficile de prévoir son succès et sa diffusion. Il arrive
fréquemment que les inventeurs de nouvelles techniques soient peu
à peu dépassés par leur invention. C`est le cas
d`Internet. Dès sa naissance, Arpanet fut utilisé par des civils
universitaires qui utilisaient le réseau afin de partager leurs
recherches. Progressivement, ces chercheurs et universitaires
s`approprièrent le réseau, jusqu`à la scission entre
Arpanet et Milnet. La naissance d`Internet ne venait que confirmer un fait
établi : le réseau, fruit des recherches du département de
la défense (DoD) américain, s`était émancipé
pour finalement atteindre une diffusion publique que le DoD n`aurait pu
imaginer en 1969. Les services de renseignement doivent donc faire face
aujourd`hui à un phénomène technique de très grande
ampleur, qui pourrait bien dépasser leurs compétences. C`est ce
que nous essaierons de voir dans un premier temps, en analysant d`une part les
difficultés techniques auxquelles les services se sont trouvés
confrontés oecontrôler Internet paraît une gageure
impossible-, et d`autre part en étudiant la multiplication des «
adversaires », eux aussi impossibles à contrôler.
Dans une deuxième partie, nous analyserons la
récente perte de crédibilité du renseignement technique.
Depuis 2001, les services de renseignement ont été
confrontés à une série de polémiques et de
scandales, dont leur réputation a fortement pâti. Au cOEur de ces
polémiques, plusieurs questions essentielles : les services de
renseignement peuvent-ils investir la Toile en toute impunité ? Le
renseignement technique est-il aussi efficace qu`on veut bien le
prétendre ? Ceci nous amènera à réfléchir
à la relation qu`entretiennent l`Etat et les services de renseignement.
L`Etat est-il toujours à l`écoute des services ? Dans quelle
mesure l`Etat utilise-t-il les services de renseignement ? N`assiste-t-on pas
à un affranchissement de l`Etat vis-à-vis de ses services ?
Enfin on s`interrogera sur une possible révolution en
cours. Internet a affaibli les services de renseignement en compliquant
considérablement leur travail. Mais parallèlement le
Réseau ne permet-il pas au renseignement de quitter ses sphères
traditionnelles ? Le renseignement tend en effet à devenir un
véritable marché pour de très nombreux acteurs
privés, laissant les services de renseignement impuissants. La
privatisation du renseignement semble à l`ordre du jour.
A. Dompter l`Internet : l`impossible défi.
a. Les obstacles de la surveillance totale
On peut se demander si Internet se transforme progressivement en
Macro-système Technique. Si tel était le cas, alors sa
surveillance deviendrait un jeu d`enfant. En effet, Alain Gras définit
les MST, comme des « ensembles composés d`objets techniques
liés par des réseaux d`échange [...], les
macro-systèmes techniques combinent donc :
-un objet industriel [...]
-une organisation de la distribution des flux [...]
-une entreprise de gestion commerciale [...] » 152
Dans le cas d`Internet, l`objet est l`ordinateur et
l`organisation de la distribution des flux est constituée des
câbles et satellites. C`est bien sûr le troisième
critère qui nous intéresse. Dans la théorie des MST,
l`entreprise commande à la totalité du réseau ; elle sait
ce qui se passe en chaque point du système. Si ce dernier point se
réalisait, Internet appartiendrait à la catégorie des MST,
et alors une surveillance totale par les services de renseignement oeles
services tenant le rôle de l`entreprise- deviendrait concevable. Mais
qu`en est-il réellement ? Certes, Internet possède quelques unes
des propriétés qui conduisent à la formation d`un MST :
« La vocation d`Internet [...] est de briser les frontières, de
casser les espaces naturels, ce qui correspond à une orientation
première lors de la formation d`un MST »153. Comme
chaque MST, Internet a « -un espace propre ou cyberespace ;
-un temps propre ou temps instantané
- l`interconnexion en réseau
- le code commun de décryptage du réel environnant
ou numérisation »154.
Néanmoins précise Alain Gras, il n`existe pas
encore de « possibilité de régler les flux selon des
règles pré-établies ». Or, cette étape est
décisive dans la constitution d`un MST : sans possibilité de
régler les flux, il ne peut y avoir d`organisme central en mesure de
contrôler l`intégralité du
152 Alain Gras, Les Macro-systèmes techniques,
1997, PUF, p.4 153 Alain Gras, op.cité, p.103 154
Alain Gras, op.cité, p.104
système. Cette impossibilité de mettre la main sur
le Réseau « réintroduit une utopie utopie progressiste, dans
un monde où les idéaux sont moribonds »155. La
surveillance totale du réseau par les services s`avère illusoire,
ce qui permet aux cypherpunks et autres Internautes « libertaires »
de continuer à croire en la possibilité d`un web, espace de
liberté. Cette impossibilité de régler les flux tient
à une raison essentielle : l`architecture du web. Winn Schwartau, ,
spécialiste américain des questions de sécurité
informatique et auteur, entre autre de Peal Harbor dot com, nous indiquait en
réponse à un mail : « No one controls the Network, like in a
human, as their is no central brain ». Les services de renseignement sont
certes en mesure de surveiller de près les communications circulant sur
le Réseau, ils ne peuvent toutefois pas contrôler (au sens
anglo-saxon de « maîtriser/dominer ») la multitude de terminaux
qui composent le réseau. Dès lors qu`il n`existe pas de nOEud
central par lequel transite l`intégralité des informations, le
contrôle est impossible. De plus, un autre élément
technique constitue un obstacle majeur pour les services de renseignement : il
s`agit de l`utilisation de plus en plus répandue de la fibre optique.
Pour intercepter les données qui transitent par la fibre optique, la
seule solution est d`avoir directement accès aux câbles et d`y
poser, par exemple, une dérivation. S`il est possible de poser des
dérivations sur les câbles sous-marins, ces opérations
pouvant s`effectuer dans une grande discrétion, il est néanmoins
beaucoup plus compliqué de s`attaquer à des câbles
terrestres. Les services de renseignement voient ainsi de nombreuses
informations leur échapper.
Enfin, les services de renseignement sont confrontés
à un autre problème insoluble, qui rend la surveillance totale
impossible : le nombre d`internautes ne cesse de se multiplier, ainsi que le
nombre de mails envoyés. Les chiffres suivants (chiffres de l`ONU
transmis par le Professeur Cees Wiebes) sont très parlants :
Nombre de PC dans le monde (en millions)
1990
|
120
|
1995
|
190
|
2000
|
500
|
2003
|
800 (estimation)
|
155 Alain Gras, op.cité, p.104
Nombre d`utilisateurs d`Internet dans le monde (en
millions):
1990
|
2,6
|
1995
|
35
|
1996
|
56
|
1997
|
92
|
1998
|
145
|
1999
|
257
|
2000
|
333
|
2002
|
600
|
2005
|
765 (estimation)
|
D`autre part la structure interconnectée d'Internet
peut se révéler un véritable danger. Si les services de
renseignement parviennent à exploiter Internet pour obtenir des
milliards d`informations, ils sont néanmoins conscients que le
réseau devient une véritable arme dans la guerre de
l`information. Pour peu qu`un virus ou une bombe logique soit introduit sur
Internet, tout le réseau peut se trouver infesté et
endommagé. On voit ici l`étonnant paradoxe de l`utilisation
d`Internet dans la guerre du renseignement : Arpanet avait été
créé précisément pour lutter contre les attaques
ciblées d`un potentiel ennemi, et ce, dans un contexte de guerre
recourant aux armes « traditionnelles » (missiles, bombes...). En
décentralisant les structures de commandement, on s`assurait qu`aucune
d`elles ne puissent être atteintes simultanément. Or aujourd`hui,
l`arme est le réseau.
En 1997, la NSA, elle-même, a réalisé un
exercice afin de tester différents réseaux américains. Une
équipe d`informaticiens chevronnés a ainsi réussi à
s`introduire dans le réseau du commandement militaire de la zone
Pacifique et dans le réseau contrôlant l`infrastructure
électrique du pays. Preuve était ainsi faite que l` « ennemi
» pouvait être n`importe quel féru d`informatique, et non
nécessairement une force armée dirigée par un pays ennemi.
David Lonsdale résume la situation : « a little information power
goes a long way »156 . Il n`est plus nécessaire d`avoir
des armes de longue portée, des porte-avions, et des chars d`assaut
modernes pour revendiquer des objectifs globaux. Grâce au réseau
qui connecte des millions d`ordinateurs entre eux, une seule attaque peut avoir
des conséquences ravageuses. Le pouvoir informationnel permet à
lui seul de mener les Guerres modernes. Sur ce terrain se sont infiltrés
de nombreux « acteurs » : terroristes, mafias, entreprises...
Les difficultés induites par l`arrivée
d`Internet dans l`univers du renseignement s`observent à travers
l`exemple de la NSA. On attribue parfois à cette agence méconnue
des pouvoirs « surnaturels » : elle serait capable de surveiller tous
nos faits et gestes, de traquer toutes nos communications. Pourtant, la
réalité démontre que la NSA est faillible.
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