b. Le développement du renseignement
économique
Désormais, la notion de « patriotisme
économique » est à l`ordre du jour. Certains secteurs de la
vie économique étant considérés comme
afférents à la sécurité de l`Etat, ils se
retrouvent logiquement sous la protection des services de renseignement
étatiques. En effet, certaines informations d`ordre économique
peuvent directement concerner la sécurité de l`Etat : « Tous
les secteurs de la recherche technologique avancée
oel`aéronautique et le spatial civils ou militaires,
l`électronique, l`informatique, le secteur pharmaceutique ou aujourd`hui
la recherche sur les matériaux ou sur les champs magnétiques
intenses sont des cibles privilégiées »96.
Biotechnologies et génie génétique font également
partie de ces domaines sensibles.
Autre raison évidente de l`intérêt des
services de renseignement pour la question économique : la globalisation
des marchés. « La guerre économique s`est imposée
à nous, conséquence de la mondialisation et de la fin du monde
bipolaire. Menée à la fois par les gouvernements et les acteurs
de terrain, elle requiert un engagement vigoureux des services de l`Etat
»97. Les enjeux financiers sont désormais tels que
l`Etat, à travers ses agences de renseignement, s`est
considéré dans l`obligation de surveiller les transactions. Au
même titre, que la question de l`armement, la compétition
économique représente pour les Etats une forme de menace. Les
spécialistes du renseignement militaire et politique se sont ainsi
convertis en spécialistes du renseignement économique, qui serait
devenu le « nouveau cheval de bataille de la CIA mais aussi de la
puissante NSA »98.
Enfin, cet intérêt pour les questions
économiques relève également d`une prise de conscience.
C`est ce qu`explique Jacques Fournet, ancien directeur des RG et de la DST,
« la menace
96 Regards sur l`actualité, De la guerre
économique à l`intelligence économique, Brigitte Henri,
jan. 1994, n°197 97 Défense Nationale, La
république et le renseignement, p. 74 98 La Tribune, Un
antagonisme persistant, 11 février 2003
s`analyse non plus en fonction du seul paramètre
militaire, mais implique outre l`élément politique, une
série de déterminants économiques, sociaux, techniques. Si
on préfère, l`économique, le social, l`ethnique deviennent
stratégiques »99. On comprend aisément que bien
connaître la situation économique d`un pays est un facteur
décisif dans l`appréhension des risques. Les services de
renseignement, au même titre que les banques, ont besoin
d`analystes-pays, capables de dresser la carte à la fois des industries
performantes, de la solvabilité des entreprises...Pour le
général Bruno Elie, directeur de la DRM, si durant la Guerre
Froide, on pouvait « se contenter » de renseignements militaires
(informations sur les forces en présence), aujourd`hui le renseignement
doit être polyvalent. Prenant pour exemple le Rwanda, il indique que
comprendre le conflit, c`était avant tout « connaître
l`antagonisme hutu-tutsi, la composition ethnique du gouvernement et de
l`armée »100. La multiplication et la diversification
des conflits et des potentiels ennemis rendent ainsi nécessaire un
renseignement protéiforme.
De multiples raisons ont conduit les services de renseignement
à s`intéresser à l`économie. Néanmoins, leur
rôle reste assez flou. Si une partie des activités de
renseignement économique paraît légitime, en particulier en
ce qui concerne « le contrôle du respect des sanctions
économiques, le contrôle du respect des conditions de livraisons
d`armes ou de biens à usage mixte »101, une autre partie
semble plus suspicieuse. En effet, l`Etat profiterait des services de
renseignement et des informations acquises notamment grâce au web pour
privilégier certaines entreprises dans la conquête de
marchés. Cependant aucun service n`avoue jamais faire profiter les
entreprises nationales de leurs informations.
Les principaux organismes de renseignement américains
nient généralement leur implication dans la guerre du
renseignement économique. Dans une intervention datée du 7 mars
2000, James Woolsey, ancien directeur de la CIA, affirme que « The United
States do not conduct industrial espionage, it doesn`t steal secrets of foreign
companies to give them to American
99 Cité par Besson et Possin, p. 240
100 Bruno Elie, Défense Nationale, art. « La direction
du renseignement militaire », 1998. 101 Rapport Echelon, p.109
companies for purposes of competition »102. C`est
ce que prétend par ailleurs le rapport de la Commission Aspin-Brown,
rendu public en mars 1996, et « intitulé Préparer le
21è siècle : un état des lieux de l`Intelligence U.S.
». La commission y étudiait la façon dont cette
communauté devait s`adapter à l`environnement post-Guerre Froide.
Woolsey prétend que les seules investigations liées
au renseignement économique concernent les Etats-voyous (« rogue
states ») ; les services de renseignement cherchent à
établir si les sanctions économiques ne sont pas violées.
D`autre part, Woolsey concède que les services de renseignement
cherchent parfois à établir si des entreprises américaines
ont été victimes de pratiques illégales (corruption pour
obtenir des marchés) de la part d`entreprises étrangères.
Mais jamais, dit-il, les services n`auraient transmis d`informations à
une entreprise particulière. Or ce point est contredit par de nombreuses
études, dont la presse se fait l`écho. Le journaliste
français Jean Guisnel rapporte qu`en 1995, lors de la négociation
sur les accords commerciaux entre les Etats-Unis et le Japon, le
négociateur américain Mickey Kantor s`était
félicité du soutien apporté par les services de
renseignement américain103. Un article récent de la
Tribune évoque également cette collusion entre secteur
privé et secteur public104. Cependant, l`implication des
services de renseignement dans la guerre du renseignement économique
n`est pas sans problèmes. Il n`est pas systématique que les
intérêts de l`Etat coïncident avec les intérêts
d`une entreprise nationale. Ceci est d`autant plus vrai dans un contexte
où les entreprises sont de plus en plus souvent des multinationales.
Le rôle joué par les services de renseignement dans
la « guerre économique » a d`autre part contribué
à une modification des structures des services. Par exemple, « une
direction entière de la CIA est chargée de recueillir toutes les
informations économiques et financières susceptibles
d`intéresser ou de menacer les intérêts américains
».105 Le FBI a de son côté pris des mesures pour
étendre ses activités de contre-espionnage afin d`aider les
entreprises à réduire leurs vulnérabilités et
à neutraliser toutes les tentatives d`agressions
étrangères.
102 -- Les Etats-Unis ne font pas d`espionage
industriel, ils ne volent pas des secrets à des compagnies
étrangères afin de les donner à des entreprises
américaines concurrentes« James Woolsey, Briefing at the Foreign
Press, 7 mars 2000. http://www.cabinetblanc.com/anglais/JamesWOOLSEY.pdf
103 Jean Guisnel, Politique Internationale, 1996-1997, n°74
104 La Tribune, Un antagonisme persistant, 11 février 2003
Ces mesures sont de 2 types :
1 préventives : le FBI a publié une liste
d`activités qui, si elles sont conduites par des puissances
étrangères, entraîneront des répliques de sa part.
(par exemple, la recherche de renseignement sur le personnel et les affaires
étrangères américaines, l`information sur les
activités de défense, la collecte de technologies «
critiques » ou d`informations économiques...)
2 défensives : le FBI tient à jour la liste des
puissances étrangères dont les activités sont
considérées comme contraires aux intérêts
américains. 106
En France, on note la même évolution. Selon Claude
Silberzahn, directeur de la DGSE entre 1989 et 1993, le budget de la DGSE
serait réparti comme suit :
- 50% pour le renseignement diplomatique et politique
- 25% pour le renseignement militaire
-25% pour le renseignement économique107
Encore plus révélateur, il existe à la DGSE un
service dénommé « Y » en charge exclusivement du
renseignement économique et financier. Un article de la revue
Défense Nationale renchérit sur ce sujet en insistant : « La
guerre économique s`est imposée à nous, conséquence
de la mondialisation et de la fin du monde bipolaire. Menée à la
fois par les gouvernements et les acteurs de terrain, elle requiert un
engagement vigoureux des services de l`Etat »108.
Dans quelle mesure Internet est-il un outil indispensable aux
services de renseignement dans la guerre économique ? Tout d`abord, les
services bénéficient à travers Internet d`une formidable
banque de données sur les entreprises. Ils peuvent y trouver à
leur disposition les rapports annuels des entreprises, la presse
économique mondiale...Ils peuvent également intercepter les
messages intéressant des signatures de contrat, grâce à des
logiciels renifleurs. Mais l`aspect le
105 Besson et Possin, p.240 106 Bernard
Besson, Jean-Claude Possin, Du renseignement à l`intelligence
économique, Dunod, Paris, 2001
107 Cité par Jacques Baud, art. DGSE
108 Défense Nationale, 1996, n°5, art. cité La
république et le renseignement, p.74
plus intéressant reste la diffusion de rumeurs sur les
forums ou les chats afin de discréditer ou diffamer telle ou telle
entreprise.
A travers Echelon et le développement du renseignement
économique, on voit que l'association services de renseignement/
Internet est bel et bien vivace. Mais l'événement qui a sans
aucun doute renforcer cette "liaison" est le 11 septembre 2001. Le jour
où des terroristes ont attaqué le World Trade Center de New York
et le Pentagone de Washington, la sécurité est entrée au
coeur de toutes les préoccupations des gouvernants, d'où une
action renforcée des services de renseignement. Le fameux dilemme
posé par Internet, ainsi résumé par William Cromwell,
membre de la NSA, en 1996: « Si nous mettons excessivement l`accent sur la
sûreté et la sécurité, nous courrons le risque d`un
monde ayant un trop grand accès du gouvernement avec un coût pour
les individus. Si nous mettons excessivement l`accent sur le secret [protection
des données privées], nous courrons le risque d`un monde avec un
trop grand degré de liberté.[...] Nous avons besoin de trouver un
équilibre »109, ce dilemme ne serait-il pas aujourd'hui
dépassé ? La protection des données privées
n'a-t-elle pas été fortement mise à mal par les
conséquences du 11 septembre?
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