III. L'art contemporain pour tous ?
La culture et, par extension, l'artiste sont souvent
utilisés comme une manière de créer du lien social; nous
pouvons voir cela dans le Projet Culture et Patrimoine 2014-2020
d'Amiens Métropole, qui est composé d'une partie «
La politique culturelle comme un élément de la
cohésion sociale »253. Pour reprendre un article de
Fabrice Raffin, nous pouvons commencer à déconstruire
l'idée que la culture est la solution à tout les problèmes
sociaux. A partir d'une pratique culturelle, c'est une appartenance sociale ou
encore une identité qui s'expriment. La culture peut réunir
autant qu'elle peut être une source d'opposition. « Dire ce que
je suis, ce que je pense, à travers un objet esthétique quel
qu'il soit, c'est générer potentiellement l'adhésion
autant que le conflit, parfois la haine. Si lien social il y a, il peut
être positif comme conflictuel, selon différentes
intensités. »254
249 Babé, L. (2012, octobre). Les publics de l'art
contemporain - Première approche : Exploitation de la base
d'enquête du DEPS « Les pratiques culturelles des Français
à l'ère du numérique - Année 2008 »
(No 6-02). Repères DGCA, p. 2.
250 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et
Patrimoine 2014-2020, p. 35.
251 Entretien avec Fabiana De Moraes
252 Bayer, V., & Doumergue, D. (2014). « Le travail
social au risque de l'art ». Vie sociale, 5(1),
145-162.
253 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et
Patrimoine 2014-2020, p. 35.
254 Raffin, F. (2020, 24 février). Débat :
Trois idées (fausses) à l'origine des politiques culturelles
françaises. The Conversation.
86
Par ailleurs, dans ce même article, il est aussi
question de la demande culturelle à laquelle tente de répondre
les collectivités territoriales avec des événements dans
l'espace public tels que le Parcours d'Art Contemporain. Cette demande
culturelle provient-elle des habitants de la ville d'Amiens ? Mon entretien
avec Fabiana De Moraes me permet de répondre que non. Dans un premier
temps, la demande culturelle est celle des acteurs de l'art contemporain, dont
les artistes (« C'était une initiative qui vient combler ce
besoin, ce besoin qui est clair de la part des acteurs, pour essayer de dire
aux artistes, aux acteurs culturels de manière générale,
« On s'occupe de vous aussi. ». »255).
Mais ce qui m'intéresse ici, car cela me permettra
d'expliquer en quoi l'artiste devient un acteur de la démocratisation
culturelle, est de montrer les logiques qui définissent les politiques
culturelles. Si la culture peut être utilisée à des fins de
cohésion sociale, c'est que les politiques culturelles partent d'une
définition de la culture dans laquelle ce qui est reconnu comme une
oeuvre d'art devrait être universel. Partant de cette définition
de la culture, qui se réduit alors à l'art « institutionnel
», les politiques culturelles s'inscrivent dans une volonté de
démocratisation culturelle, c'est-à-dire qu'elles tendent
à étendre la culture à des populations qui n'auraient pas
accès à cette dernière; et les artistes sont parmi les
premiers intermédiaires de cette démocratisation
intermédiaire.
Au cours de ce mémoire, j'ai relevé les
interventions récurrentes des artistes dans l'espace public. Parmi ces
interventions, une part conséquente se déroule en milieu
scolaire. Pour donner un exemple illustrant assez bien la situation,
Rémi Fouquet, un des plasticiens du Parcours d'Art Contemporain mais
aussi professeur d'arts plastiques, m'expliquait la méconnaissance de
ses élèves par rapport à l'art contemporain et
l'importance de la médiation (« Il y a un rapport qui est
particulier avec l'art contemporain; parce qu'il y a aussi de la
méconnaissance. Je le vois par rapport à des élèves
que je peux avoir, c'est « Quelqu'un qui fait de l'art contemporain, on
comprend rien et puis ça vaut des millions ». On lutte comme on
peut mais il y a un travail de médiation qui est à refaire
derrière, ça c'est sûr. Pourtant, il y a quand même
aujourd'hui des dispositifs, les CLEA, les résidences, etc, où on
montre bien aux habitants, aux enfants, aux partenaires, que un artiste c'est
pas que quelqu'un qui est représenté par une galerie à
Paris ou à New York. »256). En effet, la
médiation de l'art contemporain auprès du jeune public peut
être considéré comme le premier vecteur d'une
démocratisation culturelle; cela a d'ailleurs été le
thème de la première rencontre professionnelle maintenue dans le
cadre du Parcours d'Art Contemporain. Pour reprendre les mots de Nathalie
Heinich, le jeune public peut apprécier l'art contemporain dans
255 Entretien avec Fabiana De Moraes
256 Entretien avec Rémi Fouquet
87
la mesure où il est « vide » de toute
acculturation257. Ainsi, c'est par l'intermédiaire des
artistes mais aussi en ciblant le milieu scolaire que les politiques
culturelles « instrumentalisent » l'artiste, qui devient donc un
acteur de la démocratisation culturelle visée. « Je
crois qu'un artiste en milieu scolaire, un artiste qui met des enfants face
à des pots de peinture, c'est la meilleure manière de
sensibiliser ces publics là. Et, un parcours d'art contemporain,
ça va forcément mobiliser et créer plein de situations de
contact de la population avec les arts. »258 me confiait
Fabiana De Moraes.
Durant cet entretien avec Fabiana De Moraes, cette
dernière m'expliquait aussi que, ce qu'il manque dans la ville d'Amiens,
ce sont des structures qui accordent une médiation entre les oeuvres
d'art et les publics, des structures qui confrontent ces publics à un
discours leur permettant « le déchiffrage de contenus
artistiques »259; autant d'éléments qui
montrent que l'art contemporain, et l'événement qu'est le
Parcours d'Art Contemporain, s'inscrit davantage dans une logique de
démocratisation culturelle que dans une logique de démocratie
culturelle. Bien que les habitants d'Amiens aient eu l'opportunité de
participer à la réalisation de certaines oeuvres, nous sommes
là encore dans « la conversion du grand nombre au culte et
à la fréquentation de l'art savant, et solidairement le soutien
au renouvellement de l'offre, [qui] consolide d'abord le pouvoir des
professionnels de la création »260 et non dans
« la déconstruction, l'abolition ou l'inversion des divisions
hiérarchisantes sur lesquelles est fondée la domination de la
culture savante »261 pour reprendre Pierre-Michel
Menger.
Pour tenter une ouverture, il aurait été
intéressant de recueillir l'avis des spectateurs sur les oeuvres d'art
contemporain exposées au cours de l'événement. Cela aurait
pu me permettre de compléter mon mémoire avec une autre
entrée; après celle des plasticiens et, dans une moindre mesure,
celle des politiques culturelles. Concernant cette proposition, j'avais
prévu de questionner quelques spectateurs durant le Parcours d'Art
Contemporain; de manière informelle car, de toute évidence, les
délais ne m'auraient pas permis de réaliser une véritable
enquête, même si les expositions du Parcours d'Art Contemporain
avaient été maintenues.
Un dernier point de ce Parcours d'Art Contemporain est
à relever, un point que je ne savais pas où positionner dans ce
mémoire mais qui a pu me provoquer une certaine réflexion. Dans
un premier temps, l'événement se présente comme un
parcours; cependant, aucun tracé ne définit ce parcours qui, par
ailleurs, n'est pas réalisable à pied en une après-midi au
vu de la répartition des
257 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs -
Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ?
[Vidéo]. YouTube.
258 Entretien avec Fabiana De Moraes
259 Ibid.
260 Menger, P. (2009). Le travail créateur.
S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, p. 896.
261 Ibid.
lieux d'exposition. La notion même de Parcours d'Art
Contemporain est donc à remettre en question. Mais, ce qui est aussi
à soulever, c'est que les oeuvres, pour une immense partie, seront
exposées à l'intérieur de structures culturelles. Nous
pouvons peut-être questionner l'accessibilité de ces oeuvres pour
les publics, ou, pour être précis, les non-publics, qui n'entrent
pas dans ces espaces. Il aurait été intéressant, ne
serait-ce qu'en se promenant dans la ville, que les oeuvres soient davantage
visibles par tous et non réservées, à quelques exceptions
près, à des espaces consacrés à l'art («
J'aime bien, au contraire, qu'une pièce puisse exister ailleurs que
dans un lieu d'art en fait. J'aurais peut-être tendance à dire que
l'art il est peut-être partout sauf dans les musées quoi; si
j'extrapolais un peu, ce qui n'est pas vrai. J'aime bien qu'une pièce
puisse être, par exemple, dans un lieu qui n'est pas fait pour ça.
»262).
88
262 Entretien avec Nicolas Tourte
89
|