INTRODUCTION
L'agriculture est un secteur très important dans la vie
économique de la quasi-totalité des Pays en Voie de
Développement (PVD) et par conséquent, dans celle de la
République d'Haïti. Elle représente la principale source de
revenu pour la grande majorité des ménages ruraux et participe
à la croissance économique ainsi qu'à la
sécurité alimentaire du pays (Baptiste, BJ. 2005). Malgré
son importance relative, une baisse de la production agricole haïtienne a
été constatée depuis le début des années
1980 [(Pillot, D. 1991) ; (Paul, B., Dameus, A. & Garrabe, M. 2010)].
L'histoire récente du commerce international montre que
presque tous les pays du monde, riches ou pauvres, accordent de plus en plus
d'importance à l'échange des denrées agro-alimentaires. Il
paraît plausible que la valeur relative accordée à
l'agriculture rend difficile la signature d'un accord pour régulariser
le marché mondial [(Feuer, G. 1994), (Warêgne, J-M. 2001), (Losch,
B. 2006)], d'où la complexité de répondre à la
question de savoir si oui ou non, le secteur doit-être
libéralisé. La réponse à cette question reste
plutôt ambiguë. Si pour certains, l'agriculture doit-être
libéralisée totalement afin d'éradiquer la faim et la
pauvreté dans le monde [(Emilinger, C., Jacquet, F. & Petit, M.
2006) ; (Ducaste, A. & Anseeuw, W. 2011)] ; D'autres au contraire, pensent
que les dirigeants des pays du sud doivent défendre la
souveraineté et la sécurité alimentaires de leurs peuples
en protégeant ce secteur [(Hrabanski, M. 2011), (Alahyane, S. 2017)]. Un
troisième groupe de penseurs, notamment Rieber, A. & Tran, T. A-D.
(2002) et Clotilde, J-F. & Éric, L. (2012) soulignent la
nécessité de combiner les deux politique ci-mentionnées
afin d'améliorer la situation économique des agriculteurs dans
les pays en développement.
Etant considéré comme le pays le plus pauvre du
continent américain [(Pierre, L-N. 2008) ; (IHSI, 2014)], et vu la place
qu'occupe l'agriculture dans sa vie économique (Georges, A. 1995), il
paraît évident qu'Haïti ne soit pas échappé aux
débats sur la libéralisation agricole. En effet, après la
chute de la Dictature des « Duvalier » en 1986, le
développement du libéralisme commercial a apporté des
modifications dans la législation du marché agricole Haïtien
[(Perchellet, S. 2010), (PAPDA, 2011)]. Cette libéralisation peut
être expliquée par plusieurs facteurs parmi lesquels nous pouvons
citer :
D'abord, la signature, avec les institutions de Breton Woods,
à savoir, la Banque Mondiale (BM) et le Fond Monétaire
Internationale (FMI) de deux Plans d'Ajustements Structurels (PAS) en 1987 et
1997 [(Claire, M.G. 2006), (Pierre, L-N. 2008) (Diop, A.M. 2016)]. Il faut
aussi souligner l'accord de Facilité d'Ajustement Structurel
Renforcé (FASR) (MARNDR, 2009) pour la période allant de 2006
à 2009, dont le but est de rendre l'économie haïtienne
compétitive et de faciliter son intégration dans
l'économie mondiale, par la libéralisation totale de son
agriculture et la privatisation de certaines entreprises publiques
(Chavériat, C. & Fokker, R. 2002).
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Ensuite, la signature de l'accord de cycle de l'Uruguay sur
l'agriculture en 1995 reposant sur certains principes tels : la transformation
des barrières non tarifaires en tarifs douaniers, la baisse des
subventions à l'exportation et à la production et la diminution
progressive des droits de douanes tout en traitant de façon
spéciale et différenciée les pays en Voies de
Développement (PVD) [(Warêgne, J-M. 2001), (Diagne, A. & al.
2004)].
De plus, la création du Marché Commun de la
Caraïbe (CARICOM) en 1996 et la signature du protocole sur l'agriculture
et le traité de Chaguaramas augmentent la libéralisation du pays
par rapport aux autres pays de la communauté. Toutefois, elles donnent
la possibilité aux dirigeants des pays membres, dont Haïti depuis
2003, de prendre des mesures afin de protéger l'agriculture contre leurs
concurrents1. Cette protection de l'agriculture est
caractérisée entre autres, par l'application des droits de
douanes allant jusqu'à 40% maximum dans le cadre du Tarif
Extérieur Commun (Bruce Huff, H. 2014).
Enfin, étant un pays de la caraïbe et faisant
partie du groupe Afrique-Caraïbe-Pacifique (ACP), la République
d'Haïti est membre à part entière de la convention de
Lomé (1898) et l'accord de Cotonou (2000), signés entre l'Union
Européenne (UE) et le groupe des pays de l'ACP, accordant certaines
préférences à ce dernier dans les échanges
commerciaux (Warêgne, J-M. 2001).
Peu de travaux ont été réalisés
sur la libéralisation de l'agriculture haïtienne durant ces trois
(3) dernières décennies, soit depuis le milieu des années
1980. La quasi-totalité de ses travaux cherchent à quantifier
l'impact de l'ouverture commerciale sur la production agricole haïtienne
[(Baptiste, BJ. 2005), (Fréguin, S. & Devienne, S. 2006)].
Cependant, l'évolution du revenu des riziculteurs de la Vallée de
l'Artibonite en tenant compte de la baisse des droits de douanes sur le riz
importé n'a jamais été étudiée, d'où
l'objet de ce travail.
Objet de l'étude
Considéré comme un secteur très important
pour la croissance et la stabilisation de l'activité économique
du pays, l'agriculture doit être analysée en tenant compte de ses
contraintes et de la situation économique des travailleurs. Dans ce
cadre, il est nécessaire de comprendre les effets de la
libéralisation agricole sur la situation économique de la
population rurale. Ce travail de recherche tente à analyser l'impact de
la baisse des droits de douanes en faveur du riz importé sur le revenu
des riziculteurs de la Vallée de l'Artibonite.
1 Sont considérés comme concurrents,
tous les pays exportateurs qui ne font pas partie du CARICOM
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Problématique
Contrairement à la fin des années 1950 durant
lesquelles des mesures de protection de l'agriculture haïtienne ont
été appliquées, l'année 1986 est marquée par
la mise en place d'une politique néolibérale exigée par
les Institutions Financières Internationales (IFI) ; à savoir la
Banque Mondiale (BM) et le Fond Monétaire Internationale (FMI), afin de
pouvoir bénéficier des crédits monétaires dans le
cadre du Programme d'Ajustement Structurel (PAS) (Diop, A.M. 2016). Cette
situation va s'empirer vers les années 1995 avec la création de
l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), exigeant la diminution des droits de
douanes sur les produits agricoles à certains Pays les Moins
Avancés (PMA) (Chavériat, C. & Fokker, R. 2002). L'objectif
de cette nouvelle politique était d'éradiquer la faim et la
pauvreté dans le monde tout en augmentant la production agricole et les
exportations dans les pays les plus pauvres [(Regalbuto, G. 1993) ; (Clotilde,
J-F. & Éric, L. 2012)].
En effet, sur la base de l'application de cette nouvelle
politique, Haïti est reconnu comme l'un des pays les plus
libéralisés depuis le début des années 2000 (Bruce
Huff, H. 2014). Suite à la décision des dirigeants du pays
à éliminer les barrières non tarifaires et à
diminuer drastiquement les droits de douanes sur les produits
agro-alimentaires, passant de plus de 200% à des taux aux environs de
40% entre 1983 et 1995 ; les années 1995-96 vont marquer par le
démantèlement total des droits de douanes passant à un
maximum de 15% (PAPDA, 2011). A titre d'exemple, il faut relater que le taux
des droits de douanes consolidé sur le riz par l'OMC est de 40%, et un
taux de 25% en moyenne est appliqué dans les caraïbes,
malheureusement, celui d'Haïti est seulement 5% [(Fréguin, S. &
Devienne S. 2006) ; (Josling, T., Chanperon, W. & Le Turioner, J.
2017)].
Toutefois, force est de constater que plus de trente (30)
années après la mise en place de cette politique
néolibérale, les résultats escomptés n'ont pas
été atteints. Au contraire, elle entraine une
désarticulation de l'économie du pays et la diminution du niveau
de vie des ménages les plus pauvres, résidant dans la majeure
partie des cas, dans le milieu rural. En effet, une baisse de la production et
de l'exportation des denrées agricoles a été
constatée avec la libéralisation de l'agriculture du pays
[(MARNDR, 2010a), (Vil, A. 2017)].
Malgré la place prépondérante qu'il
occupe dans l'alimentation des ménages haïtiens [(Baptiste, BJ.
2005) (Josling, T., Chanperon, W. & Le Turioner, J. 2017)], la production
du riz ne cesse de diminuer au fil du temps (MARNDR, 2015). La hausse de
l'importation du riz venant principalement des Etats-Unis, entraine une baisse
de la demande et de la production du riz national ainsi que le revenu des
riziculteurs (Deshommes, F. 2006). Il paraît vrai que cette diminution du
revenu des agriculteurs soit la conséquence du dumping commercial
appliqué par certains pays considérés comme étant
de grandes puissances agricoles et partenaires commerciaux de la
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République d'Haïti. Puisqu'ils cultivent leurs
terres dans des situations économiques émaillées de
difficultés comme l'utilisation des techniques archaïques et des
outils rudimentaires (Doura, F. 2002), et ayant un accès très
limité aux intrants agricoles de qualité et aux services
financiers (IHSI, 2001), les riziculteurs haïtiens, contrairement à
leurs concurrents états-uniens dont le gouvernement subventionne
l'agriculture [(Chavériat, C. & Fokker, R. 2002), (Bouët, A.
& Bureau, J-C. 2001)], se sont obligés de pratiquer des prix de
vente très élevés.
Il paraît aussi important de souligner que la part de
l'agriculture dans la formation du PIB prend la forme d'une courbe à
pente négative. Selon les données publiées par l'Institut
Haïtien de Statistique et d'Informatique (IHSI), la contribution du
secteur agricole dans le PIB réel haïtien était de 27% en
2000 contre 22% en 2014, soit une baisse de 5% en 14 ans (IHSI, PIB par secteur
d'activité). La productivité de l'agriculture haïtienne
reste très faible et elle ne peut pas répondre à la
demande de consommation des ménages, puisqu'en 2002, la production
nationale répond seulement à 43% de la demande totale du pays
(Doura F, 2002). Cette situation entraine l'aggravation de la pauvreté
dans le milieu rural (MARNDR, 2010a) et 34.1% des ménages qui ont
l'agriculture comme principale source de revenu se trouvent dans une situation
d'insécurité alimentaire durant l'année 2007 (CNSA,
2007).
Paradoxalement, malgré la baisse considérable de
la production agricole, les résultats des quatre recensements
réalisés en Haïti montrent que la population est en
croissance continue. Le pays comptait 3 097 220 habitants en 1950 pour passer
à un total de 8 373 750 habitants en 2003, donc elle a plus que
doublé en moins de 55 ans. Durant cette même période, son
évolution laisse observer de très grandes disparités
concernant la répartition par sexe, âge et milieu de
résidence. La part de population urbaine dans la population totale
augmente constamment. Son taux de croissance intercensitaire (5.8) était
5 fois plus élevé que la population rurale (1) et 2 fois plus que
la population totale de la République (2.5) entre 1982 et 2003 (IHSI,
2009a). Cette explosion démographique entraine la hausse de la demande
des denrées agro-alimentaires. Produisant dans des situations
extrêmement difficiles, les riziculteurs haïtiens se trouvent dans
l'impossibilité d'augmenter la production nationale, d'où le
recours à l'importation pour répondre à cette demande de
plus en plus croissante.
Par ailleurs, l'analyse des données publiées par
l'IHSI (2014) montre que le pays est l'un des plus pauvres au monde avec des
taux de 58.5% et 23.8% de pauvreté et de pauvreté extrême
de façon consécutive en 2012. Toutefois, de fortes
disparités ont été constatées entre les milieux de
résidence puisque la majorité des pauvres, soit un pourcentage de
67%, se trouve en milieu rural. De plus, toujours selon les données de
l'IHSI, l'incidence de pauvreté dans la ruralité est de 74.9%
contre seulement 40.6% dans le milieu urbain ; et les agriculteurs ont vu leurs
revenus diminués au
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fil du temps (CNSA & FEWS NET, 2015). Partant d'un tel
constat, nous sommes obligé de nous questionner sur les causes qui
poussent l'Etat haïtien de ne pas profiter de la fourchette de 40%, en
fixant des droits de douanes aussi bas (5%) sur des produits, comme le riz, qui
sont très importants dans l'agriculture et la consommation des
ménages. Il paraît aussi important d'identifier les
éventuels bénéficiaires de cette politique
néolibérale ainsi que la relation de cette dernière avec
la situation économique critique des agriculteurs, d'où la
formulation de notre question de recherche.
Question de recherche
Dans le cadre de ce travail, il est question d'analyser les
éventuels impacts de la libéralisation agricole sur la situation
économique des riziculteurs haïtiens. Par ailleurs, il paraît
intéressant de se questionner sur d'autres facteurs qui peuvent
contribuer à cette dégradation du niveau de vie de ces
riziculteurs. La Vallée de l'Artibonite, considérée comme
la plus grande zone de production de riz en Haïti avec plus de 80% de la
production totale du pays, est notre cas d'étude. Pour atteindre
l'objectif fixé, la question de recherche a été
formulée de la manière suivante : Comment le revenu
des riziculteurs de la Vallée de l'Artibonite évolue-t-il avec la
baisse des droits de douanes sur le riz importé ?
Hypothèses de recherche
Considérée comme une réponse
anticipée à la question de recherche, deux hypothèses
guideront ce travail de recherche. Elles sont libellées de la
manière qui suit :
1. Plus les droits de douanes sur le riz
importé diminuent, plus le revenu des riziculteurs de la Vallée
de l'Artibonite diminue.
2. Plus la corruption augmente, plus le revenu
des riziculteurs de la Vallée de l'Artibonite diminue.
Méthodologie
Nous avons réalisé ce travail en adoptant une
méthodologie comprenant une étude documentaire et une
étude empirique. Dans l'étude documentaire, des articles
scientifiques, des publications sur le site des différents organes
oeuvrant dans le domaine de l'agriculture, des thèses ayant un lien avec
l'agriculture ou la libéralisation commerciale ont été
consultés.
Dans l'étude empirique, nous avons
réalisé des entretiens individuels libres aux près des
personnes ressources. Nous avons utilisé cette démarche afin
d'avoir une compréhension très
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profonde de la problématique présentée
ci-dessus. Nous avons discuté avec des cadres du Ministère de
l'Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural
(MARNDR) et des membres de la société civile. Toutefois, avant le
déroulement de la partie empirique du travail, deux (2) entretiens
informels ont été menés auprès de deux
étudiants en Agronomie et en Economie de l'Université d'Etat
d'Haïti (UEH). En dépit de la rareté des ressources à
laquelle nous nous sommes confrontés, nous avons réussi à
réaliser huit (8) entretiens. Ces derniers ont été
réalisés par téléphone et par courriel sur une
durée comprise entre 30 et 40 minutes, et se portent sur les
thèmes qui se trouvent dans notre question de recherche et les
hypothèses posées.
Idéalement, pour mesurer l'impact de la baisse des
droits de douanes sur le revenu des riziculteurs de la Valée de
l'Artibonite, une enquête quantitative auprès des planteurs
devrait être réalisée, tout en choisissant
l'échantillon de façon aléatoire et d'effectuer des tests
statistiques et des extrapolations. Toutefois, étant un étudiant
haïtien en Bulgarie, et effectuant notre travail de recherche sur
Haïti, nous n'avons pas à notre disposition ni le temps ni les
ressources financières nécessaire pour effectuer une
enquête. D'où le recours à l'entretien individuel libre.
Organisation du travail
Ce travail est organisé en quatre (4) chapitres. Le
premier concerne le cadre conceptuel et théorique. Dans ce chapitre, il
est question d'abord de clarifier certains concepts et ensuite de
présenter deux théories contradictoires concernant la protection
ou non de l'agriculture. Les théories présentées sont
celle défendue par Pascal Lamy (Clotilde, J-F & Éric, L.
2012) qui préconise la libéralisation des échanges
alimentaires et celle dite protectionniste d'Olivier De Schuster (Olivier, De
S. 2014). Le deuxième chapitre est consacré à l'exposition
de la politique agricole mondiale tout en précisant les
particularités régionales. Ainsi, l'historicité de la
politique agricole de la République d'Haïti depuis 1950 a
été présentée.
Le troisième chapitre fait le point sur la situation de
la riziculture haïtienne tout en précisant ses principales
contraintes. Nous avons présenté le circuit de commercialisation
du riz de la Vallée de l'Artibonite tout en identifiant les principaux
acteurs. De plus, nous avons déterminé le mécanisme de
formation des prix du paddy en tenant compte du pouvoir de négociation
des agriculteurs. Le denier chapitre est relatif à l'étude de
cas, dans lequel des entretiens individuels non directifs (8 au total) ont
été réalisés avec deux catégories de
personnes ; dont 3 représentants de l'Etat, et 5 autres personnes
évoluant dans la production du riz dans la Vallée de
l'Artibonite. L'objectif est de comprendre l'impact de la libéralisation
de la riziculture sur le revenu des riziculteurs tout en déterminant ses
éventuelles causes internes.
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