5. Le contexte particulier de la psychiatrie
L'hôpital psychiatrique véhicule encore de nos jours
de nombreux tabous. Il est un lieu de pouvoir lié à des savoirs
non partagés, aux conditions fragilisantes de la maladie mentale, aux
trajectoires individuelles et aux représentations de la souffrance
psychique. La relation entre soignant et soigné, pourtant centrale dans
le processus des soins, est parfois asymétrique (« domination
» du soignant sur le patient). Les pathologies rencontrées
(névroses, psychoses, dépressions, ...) se manifestent souvent
par des comportements assez « déconcertants » : colère,
crises, peurs, etc. Leur accompagnement par l'infirmier (même s'il est
spécialisé en psychiatrie) n'est pas chose facile.
Après les approches liées aux diverses «
écoles de pensée » (psychanalyse, comportementale,
systémique, ...), l'accent est plutôt mis, de nos jours, sur un
« patient - acteur » au centre de son parcours. On favorise donc une
dynamique de co-construction du projet thérapeutique.
Les différences culturelles sont particulièrement
marquées lorsque l'on aborde le champ de la santé mentale et de
la psychiatrie. Les patients étrangers ne comprennent pas toujours
très bien nos manières occidentales de faire. Ce qui oblige les
soignants à être particulièrement attentifs aux
sensibilités culturelles. La relation que l'infirmier peut avoir, en
psychiatrie, avec un patient d'origine étrangère est un
phénomène complexe à étudier. De nombreux facteurs
entrent en jeu.
L'entretien est un élément central du processus de
soin en psychiatrie. La parole échangée est fondamentale. Pour
Apotheloz et Grossen, en présence d'un patient étranger, «
l'entretien psychiatrique peut être vu comme une conversation au
cours de la quelle patient et soignant verbalisent un certain nombre
d'éléments en partant de leurs perspectives, et négocient
ensuite les significations en les confrontant, en les co-construisant
»32. Il est primordial que la communication fasse sens
pour l'infirmier et le patient. Cela permet d'éviter les
incompréhensions et les frustrations.
En présence d'un patient étranger, les
différences culturelles et l'éventuelle barrière de la
langue peuvent rapidement devenir des obstacles. En effet, on peut s'interroger
sur la manière dont l'infirmier et le patient étranger
échangeront, de manière efficace, sur des problèmes
liés à l'identité, au mal-être psychique, etc.
Normalement, l'entretien est un « face à face »
plutôt ritualisé. Il se déroule dans l'intimité, le
secret et la confidentialité. Il a lieu entre deux acteurs : le soignant
et le soigné. Mais dans le cas d'un patient étranger, la
présence d'un traducteur/interprète est parfois requise. Ce qui
porte la relation à trois acteurs au lieu de deux. Se pose alors la
question de savoir si la présence de cette troisième personne est
réellement souhaitable, pour le patient et/ou le soignant, dans ces
échanges assez intimes. Ne risque-t-on pas d'influencer
négativement le rôle de l'entretien ?
Régulièrement, le soignant aura d'abord recourt aux
gestes, au non verbal, à une langue intermédiaire commune (comme
l'anglais ou l'allemand), à un dessin ou éventuellement un outil
de traduction Internet. Et c'est souvent quand cette première solution
ne marche pas qu'il convoquera un traducteur/interprète. La relation
devient alors triangulaire et la présence de cet acteur
supplémentaire n'est pas neutre. Cela modifie les frontières de
la relation « soignant - soigné » et risque d'entraîner
des réticences.
32 APOTHELOZ et GROSSEN, cités par MOLINA M.
E., Communication, migration et santé : souffrances psychiques et
communication. Comment dire sa souffrance en situation
d'insécurité linguistique et socioculturelle ? , in : Actes
du VIIe Congrès de l'Association pour la Recherche Interculturelle
(ARIC), Université de Genève, 2001.
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Le traducteur/ interprète permet une meilleure
compréhension du discours du patient étranger. Mais, en
même temps, il réinterprète aussi, d'une certaine
façon, les dires du patient. Son rôle n'est donc pas totalement
neutre au niveau de la relation.
Si cela est possible, on pourrait éventuellement faire
appel à un soignant de même origine géographique que le
patient étranger. Le patient étranger opère alors une
sorte d'identification en le voyant comme un compatriote à qui l'on peut
plus facilement se confier. Si cette solution peut faciliter la relation, elle
peut poser la question de la distance thérapeutique.
L'article qui suit (voir page suivante) est assez
révélateur du type de difficulté que l'infirmier peut
rencontrer lorsqu'il se retrouve en présence d'un patient dont la
culture est différente de la sienne.
Un simple médicament dont l'infirmier connaît, par
expérience, les effets habituels, peut très bien ne pas produire
les effets escomptés sur ce patient étranger.
La représentation que se fait une personne d'un
médicament donné peut très bien varier d'une culture
à l'autre.
|
Le beau médicament moderne
! AütubleDevo tlEPEc.11tes
|
Dominique Osso:, psychiatre, centre D'Ici et
d'Arlfeurs.
o. Quelle sottise c'était de rejeter le
fétiche dans les ténèbres de l'illusion manipulatrice,
mais quelle sottise plus grande encore ce serait de rejeter le beau
médicament moderne dans les ténèbres de la seule raison
objective».
Travailler avec des personnes venues d'ailleurs renvoie
à sa propre culture_ C est un constat que toute personne
confrontée à d'autres qui pensent différemment peut
faire.__
Quand après de longues études, on se lance dans
une carrière médicale, certain de sa tt science » apprise
à l'université, an prescrit quotidiennement des
médicaments, ce qui devient un geste presque banal.
Mais lorsqu'un jour, monsieur H_ vient nous trouver,
déballe son sac, au sens premier du terme, et en sort une boite de
SuscopanC, suivie d'une boite de Spasmomen(c), ensuite du Duspatalin(c), puis
du Dicetel(c) et enfin de la Visceralgineea et que par ailleurs, les douleurs
de ventre pour lesquelles toutes ces médications ont été
prescrites sont toujours présentes, on se pose des questions_ Et
pourtant la demande de monsieur H. est simple il ne comprend pas pourquoi ses
maux de ventre ne passent pas et demande un nouveau médicament qui
l'aidera à les faire passer. Mais prescrire un Xiême
antispasmodique ne résoudra rien...
L B111710 Latour, or Petite réflexion sur te culte
moderne des dieux Faitiehes Paris, Les empêcheurs de penser en rond,
I996, p.33_
2. Noms commerciaux de di erents médicaments
antispasmodiques_
3. Et si, ainsi que certains le proposent on utilisait une
substance qui produit des sensations dans le corps, l'effet ne serait-il pas
encore plus important ?
Tous ces médicaments sont efficaces, c'est écrit
dans les traités de médecine; la publicité le
dit; les délégués nous le
répètent en nous inondant de graphiques et d'études en
double aveugle, les congrès le confirment__.
Que penser donc lorsqu'on manie les médicaments
longueur de journée, et que l'on constate que telle substance prescrite
dans l'attente de tel effet parce qu'il y a tel ou tel symptôme, produit
tout sauf l'effet attendu ? C'est courant en médecine de tous les jours,
mais cela se constate encore plus avec les personnes d'origine
étrangère.
Cela veut-il dire que le ou les symptômes
repérés et classés « traditionnellement » sous
tel diagnostic sont peut-être le signe de quelque chose d'autre ? Est-ce
notre nosographie qui n'est pas adaptée aux symptômes des
personnes appartenant à d'autres cultures ? Ou alors nos
médicaments, ceux auxquels nous sommes habitués depuis notre plus
tendre enfance, sont-ils avant tout ce que l'an
SrFiCifte DOCraW... Se ge Yàs gts'iJlJE Sourrcni FAiTES
vbt3S 1;t4rdllia6TEK

pourrait appeler un « objet thérapeutique »
typiquement occidental ?
On sait en effet que lorsqu'on prescrit un médicament
à un patient, bien sûr la molécule qu'il contient agit pour
une part_ Mais ce n'est pas tout, le nom, la couleur, la forme, la
manière de le prescrire, « l'effet placebo », le
prescripteur... ont aussi leur part d'efficacité.
Mais cet effet que l'on nomme placebo, comment agit-il ? On le
retrouve dans toute étude qui concerne l'efficacité d'un
médicament et cela représente la part d'efficacité d'un
médicament qu'on ne peut finalement pas expliquer par la molécule
elle-même'. C'est donc dire que nous ne connaissons pas tout du comment
agit un médicament, du moins pour ce qui ne relève pas de la
molécule elle-même.
Cela nous ramène à la représentation que
chacun d'entre nous peut se faire du médicament. Et lorsque quelqu'un
venu d'ailleurs s'adresse à cette médecine qui manie ces «
objets thérapeutiques » aux effets qui lui apparaissent miraculeux,
il s'attend effectivement à un résultat probant. Mais est-on
vraiment sûrs que nos médicaments peuvent aider quelqu'un
frappé par le mauvais oeil ou possédé par un djinn ? Et si
monsieur H_ avait été victime de sorcellerie et qu'on lui a fait
manger « quelque chose », les antispasmodiques sont-ils vraiment
indiqués ?
Bien sûr, cet exemple, celui des maux de ventre du
patient H., semble banal, trop simple. Mais la même situation pourrait
être reprise pour les problèmes de dépression, de maux de
tête, de maux de dos, d'insomnies, de nervosité,... Il nous reste
donc beaucoup de questions concernant le mode d'action des médicaments
et aussi plus largement de notre
médecine. fi
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56 Santé conjuguée - janvier 99 - n° 7
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