1.2.Présentation des résultats issus des
entretiens collectifs
Pour rappel, l'objet précis de l'outil qu'est
l'entretien collectif, réside dans le développement
spontané des interactions verbales au travers d'un thème
psychosocial : celui du concept d'identité culturelle. En cela, il
permet d'observer et de relever les représentations in esse
dans un autre cadre que celui du récit de vie (Partie 2,
§3.4.1.). Il faut dire que les pensées idiosyncrasiques
exprimées sont susceptibles d'alimenter l'articulation
linguistico-didactique de notre étude. Le code utilisé pour la
transcription des échanges observés est en accord avec les
conventions exposées en Annexe 7. Nous avons mis en gras certains
éléments des discours qui nous paraissent importants pour notre
analyse.
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1.2.1. Les représentations « finales »
Une autre source de malaise, ou du moins d'influence, au coeur
de l'établissement en langue nouvelle reste manifeste car
intrinsèquement liée à la nature de tout individu. Nous
faisons bien entendu référence aux imaginaires brutes de l'
« être », soit les valeurs et les attitudes
élaborées après la naissance, par le bain
linguistico-culturel environnant. Dévouées et constitutives des
multiples façons d'exister en ce monde, les représentations
in esse sont porteuses d'une forte dimension philosophique qui
justifie les perpétuations des comportements cognitifs ancestraux.
Qu'ils soient monolingues ou plurilingues, les quinze
locuteurs adultes non confirmés de l'ASBL, présents lors des
entretiens collectifs, se définissent comme des personnes uniques et
indivisibles. En utilisant l'explétif « vous » dans nos deux
questions ouvertes (cf. Partie 2, §3.4.1.), nous avons souhaité
solliciter l'attention de l'énonciateur sur l'existence des individus de
la classe pour faire émerger, en langue française, le concept de
l' « Être ».
I : Curieux il est gentil un peu curieux ce
que j'aime chez lui heu ::: il respecte tout le monde. Et :::
il est généreux et sociable j'aimerais savoir
s'il a une femme ++ et si ++ il a ++ des enfants...
J : C'est R.
I : Je crois que c'est R.
[...]
E : (Rires) un peu curieux ! C'est R !
I : Non elle est pas curieux, elle est
généreux elle est respectueux. Je crois c'est R.
Dans cet extrait provenant de l'entretien collectif 1, nous
trouvons le fondement de la représentativité individuelle qui se
décide et, par la subjectivité de chacun et, par la position
linguistique des locuteurs. En accédant à l'espace de l'autre
c'est-à-dire au sujet grammatical et idéologique, les discours
produits relèvent de l'idiosyncrasie. Dans ce cas illustré, R
acquiert une intériorité inédite par l'idiome
français ainsi que par les croyances dûes à sa
7
personne et à son rapport à l'écologie
humaine. À notre sens, les propriétés psychologiques de I
affichent toute une série d'entités lexicales pour
déterminer la personnalité de R. Les éléments
« curieux », « généreux », « sociable
» sont des attributs qui participent à la construction identitaire
de R en français. Ces syntagmes véhiculent la part d'imaginaire
de I, soit son aspect intime de la langue. En outre, les échanges
générés par la discussion accentuent la pluralité
des attitudes des sujets parlant en rapport avec la compréhension du
français. De fait, la reprise de E permet à I d'affiner sa
recherche en termes de formes linguistiques : l'énoncé « il
respecte tout le monde » a alors évolué vers l'attribut
« respectueux ». Nous passons de l'expression d'un état
à l'expression d'une nature. Il est évident que face à
« la langue de dehors » (Alonso, 2006 : 84), le locuteur mette du
temps à traduire sa pensée profonde. Comment dire alors ce que
l'on est sans être trahi par l'idiome français ?
S : Oui ? Tu veux que je lise celui-là ? Alors on lit
celui d'El M. On va essayer de voir qui est-ce. Alors, je je
suis euh ::: alors ++ +++ euh ::: je crois que c'est
je suis dynamique, sociable et volontaire. Dynamique parce que
je suis toujours prêt à faire tout ce qu'il faut
dans la vie quotidienne. J'espère non j'enseigne non
j'essaye d'être bien avec tout le
monde. J'aime j'aime bien euh :::
être ++ euh ::: ++ +++ alors oui du coup j'aime bien
être je ne sais pas. Une personne sociable ce que j'aime
chez moi euh :: c'est ++ mes cheveux et
ma volonté pour aider les autres. Ce
que je donne aux autres ++ c'est ::aider tout le monde ? Vous
savez qui c'est ? Donc qui est-ce ?
L'établissement dans une langue s'avère capitale
lorsqu'il s'agit de parler de soi. Se dire, se raconter, s'affirmer sont les
aspirations essentielles de tout migrant en pays d'accueil. Si nous la
transposons en termes intellectifs, cette finalité mire, à
travers le français, en direction du langage intérieur.
Énonciateur « médian », E utilise le pronom personnel
« je » car on suppose qu'elle souscrit naturellement à
être un sujet parlant par le biais de cette personne grammaticale.
Néanmoins, E demeure soumise à une acceptabilité
linguistique française qui, nécessairement, dénature sa
subjectivité. Traduttore, traditore, voilà comment nous
pourrions résumer le phénomène. Le proverbe italien met en
lumière les données exclusives et, par extension partiales, que
le locuteur doit introduire pour marquer son discours. La présence des
paires adjectifs/pronom-nom, « ma/mes »/ « autres »-«
le monde », n'est pas sans intérêt. A l'aide d'une valeur
ajoutée ontologique, l'énoncé de E distingue son «
moi » des « autres ». On assiste à une interaction
psycholinguistique entre les pronoms « je »/ « moi », les
adjectifs possessifs « ma »/« mes » et le pronom
indéfini et le nom « les autres »-« le monde » :
E
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concentre ses propos sur son « être ».
Seulement voilà, l'informateur nous traduit un message à nous
apprentie-chercheure, qui sommes une interlocutrice « initiale » pour
la langue in esse de E. Par conséquent, le français
peut-il exprimer ses représentations « finales », sans les
tronquer ? En tant que locuteur non confirmé de français, E
a-t-elle tous les outils pour réaliser une traduction convenable ?
Peut-être que ces suppléments langagiers d'appréciation
dont E fait usage, révèlent la manière de concevoir le
monde dans son propre idiome.
Le langage est assimilable à une impulsion
génératrice (Chabrolle-Cerretini, 2007: 83), c'est pourquoi nous
envisageons les relations cognitives comme des indicateurs de
l'interculturalité des comportements linguistiques, notamment au travers
des originalités du « vouloir-dire »
(Bajriæ, 2013 : 110-116).
A : Euh ::: cette photo-là ça attends explique xx
xxx
S : C'est toi A ?
AL : C'est toi ?
E : T'as fait ça parce que c'est TOI. Moi
je vous l'ai dit : il a pas compris.
A : Eh ben, c'est ::::: xx xxx c'est Monsieur A
! J'ai mis mes chaussures eh :::
femme. Une sac pour femme et ::: je en bas une bouche, femme aussi. Moi je
pense c'est un travesti.
S : Donc c'est pas toi A ?
A : Euh :::: si te plaît tu diras pas à ma femme ! S
: Tu as dessiné un personnage alors ? A : Oui. Moi j'ai
dessiné un personnage.
Avec l'analyse précédente, nous avons admis que
les visions du monde portées par les différentes langues du
répertoire langagier de l'énonceur a des résultantes sur
la grammaticalité in fieri. Ainsi, le morceau choisi ici,
extrait des entretiens collectifs 2, est régi par une
acceptabilité linguistique extra-discursive, entendue comme atypique.
L'emploi du dipôle nom/pronom- (« Monsieur A »/« Moi
» /« je ») présentatif (« c'est un travesti
»-« c'est un personnage ») démontre les choix langagiers
opérés par A ainsi que l'énonciation
privilégiée au vu de la situation de classe. Il semblerait que
notre énonceur ait voulu « brouiller » les pistes de
l'affabilité ontologique en sélectionnant des syntagmes de la
langue
9
française dotés d'un sens particulier à
ses yeux88. L'usage du doublet « Moi »-« je »
affiche une emphase pronominale qui densifiée par la subjectivité
traduit une focalisation précoce, pré-phrastique et
pré-explicative du portrait de A : « Moi je pense que c'est un
travesti ». En outre, on suppose à la position syntaxique du
dipôle « Je »-« c'est.... » que A expose non pas son
identité psycholinguistique mais plutôt, son avatar langagier de
sujet parlant non confirmé :
S : Tu as dessiné un personnage alors ? A
: Oui. Moi j'ai dessiné un
personnage.
Assiste-t-on à un changement existentiel : lorsque les
représentations « finales » sont introduites dans l'idiome
in fieri et se changent en imaginaires « médians » ?
Est-ce une exemplarité du comportement intuitif humain face à
l'appropriation d'une langue différente ?
Aussi vrai qu'en linguistique, « La conscience de soi
n'est possible que si elle s'éprouve par contraste » (Benveniste,
1966 : 260), les intersubjectivités exolingues développent les
facultés du locuteur à s'affirmer comme sujet en langue nouvelle,
et conséquemment, laissent éclore l'alter et le
nobis.
E : Euh ::: ben, tout ce que moi je peux
voir, ce qu'elle a dit, ce que j'ai compris,
ce qu'elle présente c'est la sourire, ça
je sais par exemple. Ça on peut le
voir. Et si xx xxx les voyages, je peux pas savoir si
elle aime. Et qu'elle aime bien ::: euh :::
la nature. C'est vrai plus ou moins on l'aime
tous, c'est tout. Et si qu'est-ce que t'as
présenté ? Les oreilles ?
Nous sommes encline à observer dans le discours de E,
des énoncés à l'agrammaticalité illégitime
jalonnés d'hésitations et de mots incompréhensibles.
Malgré tout, nous comprenons, en tant que chercheure débutante,
qu'elle s'exerce à fournir une identité (en l'occurrence ici)
à J. Pour ce faire, E introduit dans ses phrases sa part de
représentations langagières en articulant la paire pronominale
« je »-« elle », ce qui fait naître de cette
congruence linguistique les dissemblances entre l'ego et
l'alter. Une inimitié thétique qui entraîne
l'expansibilité de tout énonceur en tant que modèle
original, indépendamment du fait que dans notre cas d'étude,
c'est la langue française qui réunit les informateurs. Toutefois,
dans une même production, les interprétations peuvent prendre des
formes variables. Dans
88 Pour avoir reformulé avec lui la consigne
de l'activité, nous sommes convaincue que A avait compris ce qui lui
était demandé c'est-à-dire se présenter à
l'aide d'un schéma commenté.
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ledit passage, E crée un jeu de communication entre
elle et les personnes présentes lors des entretiens. Le
phénomène est permis grâce à la cohésion
qu'elle établit entre les formes et les comportements linguistiques.
Cela signifiant que E en plus de sa propre subjectivité, approvisionne
celle des locuteurs de la classe de français. En choisissant de
l'exprimer par le dipôle pronominal personnel et représentant
« je »-« on »/« tous », E concourt à la
production d'une connexité forte entre sa propre « conscience
» d'exister et celle du nobis subordonnée à la
discussion en cours. En d'autres termes, E procure une «
intersubjectivité totale » à un observable à l'
« intersubjectivité partielle »
(Bajriæ, 2013 : 104-106).
Cerner et comprendre le modus operandi de
l'établissement en langue française n'est pas chose simple. La
nature de son objet- l'individu - étant incomplète, la
capacité d'observation de l'apprentie-chercheure demeure limitée
par les frontières linguistiques relatives aux langues in esse
des informateurs. Adhérant à l'idéologie
humboldtienne selon laquelle chaque idiome implique une représentation
particulière du monde, nous réalisons que l'interprétation
des résultats demeure imparfaite. Voilà pourquoi, il nous a
été nécessaire de puiser au coeur de champs disciplinaires
variés telle que la philosophie du langage. Néanmoins, loin de
remettre en cause le bien-fondé de notre analyse, nous pensons que les
apports de données issues des questionnaires exploratoires ainsi que des
entretiens collectifs ont conduit à l'élaboration de notions
judicieuses. De fait, l'appropriation de la langue française a
été définie comme une trajectoire temporelle régie
par les images mentales de l'espace dans lequel s'entremêlent les
évènements et se vivent les existences : le temps. Grâce
à l'analyse détaillée des profils des énonceurs de
l'ASBL, nous avons dégagé trois types de représentations
en accord avec le processus exposé ci-dessus et avons retracé
l'influence des imaginaires ontologiques et langagiers comme des
éventuelles ressources de compréhension du français.
Enfin, l'établissement en idiome in fieri a été
assimilé à un ensemble d'éléments d'ordre mental
qui relève de la subjectivité du locuteur ainsi que de toute
langue naturelle.
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