1.1.2. Les représentations « médianes
»
Toute appropriation d'un idiome non naturel se ramène
à une remise en question cognitive. Même si les comportements n'en
sont que des signes psycholinguistiques, ils n'en présentent pas moins
les embryons de l' « Être » en français. Les
catégories relatives aux représentations in fieri
suggèrent une certaine suite d'idées précises :
- « Efforts/temps ». À cette première
question de la deuxième partie du questionnaire, les neuf informateurs
ont répondu à l'unisson : « tout à fait d'accord
». Les « efforts » tout comme le « temps » sont
mesurables et fractionnables. Néanmoins les deux notions ne doivent pas
être confondues. « L'effort » nécessite un prime actant
tandis que le « temps » rituel, cyclique et nécessaire suit sa
propre « espiral torcida » (Gonzàlez, 2011 : capítulo
9). La dichotomie contrôlable/incontrôlable rappelle à
l'énonciateur sa lutte psychologique contre soi-même et ses
représentations langagières ainsi que l'ascendant temporel de
l'âge sur le phénomène de compréhension ;
- L' « emprise de l'âge » renvoie au concept
de Bajriæ (2013 : 143) selon lequel l'énonciateur
adulte est un sujet arrivé au terme de son anthropogénie,
contrairement au sujet enfant. Avec cette remarque de deux individus «
accomplis » migrants, on a là encore cette conception du temps qui,
malgré l'âge du locuteur en formation, démontre le besoin
d'une permanence- soit continuité et stabilité - au coeur de
l'établissement en langue in posse. Âgés de 23
à 61 ans, les informateurs paraissent voir le temps comme un obstacle
à leur condition actuelle ;
- «Maîtrise
lecture-écriture-expression/Fautes de langue ». À en juger
par ces réponses majoritaires aux questions 3 et 4 de la deuxième
partie du formulaire, le choix des expressions fait écho à notre
discours antérieur (Partie 2, §1.2.) sur l'erreur
langagière, comme le symbole de l'insuffisance énonciative
(Bajriæ, 2013 : 144-152). Le souhait commun du
contrôle de la transmission vocale et de la représentation
graphique en français, sous-tend la volonté de vaincre l'erreur
en langue in fieri. Cette dernière est
très souvent vécue comme une dissimulation de
l'idiome à comprendre, une imperfection, voire une
contrevérité87 ;
- « Connaitre et comprendre la culture de l'autre ».
La locution appartient à l'informateur AL, il est le seul à
cocher cette case. Nous avons ici, croyons-nous, la schématisation de la
découverte de l'autre par le biais de l'intelligence et de la
bienveillance. Ceci se verra confirmé par l'entretien individuel et les
échanges naturels où AL aboutit à des désirs
d'expérimentation des caractères d'un groupe linguistique
original ;
- « Aisance ou non (en français) due à
l'appropriation d'un autre idiome ». Le manque d'agilité
linguistique est signifié par les énoncés : « Parce
que la langue est différente », « Parce que c'est pas la
même phonétique ». A l'inverse, la commodité
langagière revêt les formes phrastiques : « Parce que je l'ai
connu/ je la connais », « Parce que ce sont presque pareilles »,
« Par exemple, je sais espagnol et le français il été
plus facile », « Parce que ça ressemble ». Les cinq
phrases ne livrent pas tout à fait les mêmes appréhensions,
notamment à cause de la dénomination du sujet même si quel
que soit le contexte, l'énonciateur se focalise sur l'objet langue. Ce
point de vue est dû à l'usage des pronoms démonstratifs
« ce » ou « ça » ainsi qu'à
l'indépendance psycholinguistique du pronom personnel « je».
Encore une fois, la charge en subjectivité est
différenciée selon que l'on ait affaire à l'un ou à
l'autre. Ce qui leur est commun, c'est le procès des verbes («
connaître »/ « savoir », « être », «
ressembler ») qui dénote un état : une description de la
condition actuelle du locuteur non confirmé. En d'autres termes, nous
possédons alors une transposition directe de la vision du monde que
l'idiome occasionne à l'énonciateur migrant. Nous la gloserons
ainsi : dans la compréhension d'une langue nouvelle, aucun signe
assimilé et exécuté ne se produit ex-nihilo. La
thématique de la comparaison entre les idiomes in esse et/ou
in fieri et ceux in posse signalée ici, renvoie
à la souvenance linguistique c'est-à-dire à la
mémoire du propre répertoire langagier en association avec
l'appropriation en cours.
4
87 Idée qui repose sur les échanges
naturels avec E, J et F, durant les mois de mars à mai 2014.
5
À l'examen des représentations in posse
et in fieri issues des questionnaires exploratoires, nous
considérons comme indéniable leur contribution à notre
recherche. De fait, la construction du locuteur non confirmé
s'expliquerait mal sans leur observation. En ce sens, les deux types
d'imaginaires se distinguent de façon réciproque. D'un
côté, par des variables dirigeant le comportement
sociolinguistique et, plus communément le déséquilibre
identitaire (in posse), d'un autre côté, par des
attitudes psycholinguistiques qui recouvrent des réalités
d'adaptation intellective (in fieri).
Qu'en est-il alors des perceptions in esse ? Le
questionnaire nous en procure une première vision d'ensemble par le
biais de la nomination de la langue naturelle, du sentiment d'exister en tel ou
tel idiome ainsi que par le parcours motile de chacun. Toutefois, force est de
constater que ces appréciations demeurent incomplètes dans la
mesure où l'on ne peut dire quels facteurs déterminent le
comportement ontologique du sujet parlant. Nous tenterons donc de le
définir par le biais des groupes de discussion, grâce à une
deuxième fonction de l'analyse thématique : la perspective
comparative (Paillé, Mucchielli, 2012 : 232).
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