Chapitre 2 : Justification des données
d'intelligibilité des comportements psycholinguistiques
«L'intérieur de l'homme est un cadenas
dont la langue est la clé », c'est avec cet adage malien que
s'ouvre le livret linguistico-ludique francophone « Dis-moi dix mots
» de l'année 201289. Au travers des discours de nos
informateurs migrants, nous allons tenter de saisir des « clés
» c'est-à-dire des positions essentielles complémentaires
dans la mise en mots du soi in fieri. Par souci de recevabilité
des résultats, nous procéderons à une analyse par
confrontation thématique des cinq « portraits » disponibles.
Leur examen individuel a été réalisé grâce
à notre outil ethnologique, ledit « canevas investigatif »
(cf. Annexe 6). Quant à l'ordre de leur présentation dans le
texte, il est conforme à la succession temporelle des
entrevues.
2.1. Quand « la cartographie de l'intime »90
est alternée
Dans les pages qui suivent nous présenterons
des échanges exolingues duels dans lesquels les informateurs souscrivent
à une narration de leur « Être » sans se
préoccuper, croyons-nous, de la construction des unités de
communication. Du moins, c'est ce vers quoi nous avons essayé
d'accéder par le biais des entretiens individuels qui nous semble-t-il,
favorisent particulièrement la compréhension de notre objet de
recherche. Leur examen confirme et affine les idées du paragraphe 1.1.2.
précédent : les déséquilibres sociologiques et
identitaires autour du nouvel idiome se relayent, quel que soit
l'énonciateur du discours.
89 "Dis-moi dix mots" est une opération
internationale francophone de sensibilisation à la langue
française qui se déroule tout au long de l'année scolaire.
Elle est organisée par les ministères de la culture et de la
communication de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de France, du
Québec et de la Suisse romande. Dans ce cadre, les ministères de
l'éducation organisent des concours de création littéraire
ouvert aux collégiens et aux lycéens. Les élèves
sont invités à jouer avec dix mots et à les mettre en
scène sur tous les modes d'expression possibles. Ledit livret est
conçu avec la collaboration de l'Organisation internationale de la
Francophonie, par le réseau des Organismes francophones de Politique et
d'Aménagement Linguistiques (OPALE).
90 Délégation générale
à la langue française et aux langues de France, 2012, Dis-moi
dix mots qui te racontent, Paris, Ministère de la Culture et de la
Communication, p. 2.
12
Nous débuterons notre parcours analytique par
l'étude du « portrait » de J, la première informatrice
enquêtée au sein de l'ASBL. Face à notre question
«est-ce que tu pouvais communiquer avec les gens en français ?
», J déploie une attitude subjective à petit format
discursif qui laisse entendre une adéquation sémantique entre
institution collective, contrôle de connaissances et le statut de
locuteur confirmé :
103. J : Première fois j'ai essayé, oui
j'ai essayé euh j'ai été ici vingt jours et je suis venue
toute seule ici à l'école, je cherche mon mari il m'a dit ici
à l'école, je cherche avec ma grand, la grand-mère de mon
mari, je cherche et L... euh :: pas L, W il a donné un rendez-vous, il a
dit deux jours tu peux venir, je suis venue j'ai fait exam.
En tant que sujet pensant de cette interview, J se
place dans l'espace matériel de l'association mais aussi dans l'espace
mental de l'énonciation. L'usage de l'adverbe « ici » semble
être de type réflexif, en ce sens où l'informatrice est
alors identifiée comme locutrice grâce à un endroit et ses
cours de langue : l'ASBL Avenir. Toutefois, la compréhension de son
énoncé reste difficile dans le sens où la chaîne
parlée n'est pas coordonnée par des prépositions logiques
telles que « après », « ensuite». Seul l'ordinal
« première fois » en début de séquence cadre
chronologiquement la narration, même si l'on s'attendrait à ce
qu'il soit accompagné d'un article comme « la », qui le
définirait nominalement. Une autre difficulté linguistique de la
langue française n'est pas surmontée par J, celle du rapport
d'antériorité dans le temps qu'atteste la préposition
« dans » dans l'expression « il a dit deux jours
».
Plus tard, lorsque nous lui demandons si elle «
aime bien le français », J décrit son « penchant »
en rapport avec un projet extra-scolaire :
203. J : Depuis que je quitter l'école,
toujours j'ai dit dans ma tête il faut que je prends le français,
ça fait quinze ans, et voilà, je prends le français, Dieu
est grand.
On constate de prime abord, que son intention est
reliée à son passé soit à son identité
in esse. Puis, en précisant à l'aide du verbe
impersonnel « falloir », que suivrait selon le canon linguistique
français un subjonctif, J se place tel un sujet parlant en devenir,
orienté vers l'accomplissement langagier. En conséquence, sa
position maintient une harmonie de pensée avec la notion de
genèse de l'image mentale du temps selon Guillaume. D'ailleurs, nous
retrouvons, un peu plus tard dans la narration, la même occurrence
à chronothèse virtuelle :
13
205. J : Oui xx xxx la vérité, ça
fait quinze ans, que j'ai quitté l'école, toujours j'ai dit il
faut que j'apprends le français et j'apprends le français
*inchallah* et c'est grâce à Dieu.
Nous remarquons que les termes lexicaux
employés par J offre un aperçu de son état
intermédiaire, où se répartissent de manière
déséquilibrée les idiomes in esse et in
fieri. La transition linguistique de J ne semble pas
réalisée attendu que se succèdent dans un même
mouvement cognitif situé (« avec lui ») des conditions de
locuteur confirmé et de locuteur non confirmé. Par ailleurs, les
tournures « ça fait quinze ans » et « toujours »
manifestent davantage la position statique des potentielles de la locutrice en
français. Elle ne peut se situer matériellement dans la dynamique
in fieri et omet, ou méconnaît alors, le point de
référence initial temporel induit par la préposition
« depuis ».
251. S : Tu trouves que c'est bien de parler arabe avec
lui ? Pour toi c'est bien ?
252. J : Pour prendre le français c'est pas
bien d'un autre côté mais pour bien expliquer, bien comprendre
aussi, je trouve ça c'est facile pour moi.
En réalité, J reprend la
réflexion de la conformité intellectuelle en français que
trahit notre question, et l'évalue selon ses propres
appréciations. À notre estimation langagière traduite par
l'adverbe « bien », J fait concorder les verbes transitifs «
expliquer » et « comprendre ». En tant que locuteur francophone,
nous croyons que J suggère ses propres comportements in esse :
d'une part, son habileté à développer et à
démontrer des notions (« expliquer »), d'autre part son
état linguistique accompli qui se compose d'un nombre infini de
schémas cognitifs (« comprendre »). C'est pourquoi, ces actes
rendus proches dans le discours, voire peut-être familiers dans l'espace
de vie, par le pronom démonstratif « ça », rendent
compte des contraintes intellectives qu'implique l'établissement dans un
autre idiome. De fait, une première conclusion sur ces extraits, nous
laisse penser que J évolue de façon alternée entre son soi
in esse et une identité in fieri qui a du mal, en
situation, à trouver un équilibre.
A l'inverse, AL se trouve dans l'espace et dans le
temps de la langue française : son appropriation a des
caractéristiques communes avec la pétrification in
esse.
186. AL : C'est la même langue. Par exemple si
tu parles en allemand, c'est... pour aller il faut recommencer à
zéro, parce que pour être à l'aise dans un pays, il faut
parler la langue, ça c'est obligé. Tu tu tu.. moi, moi je ne peux
pas quitter la Côte d'Ivoire pour aller parler les gens.. Les allemands,
le français, ils vont pas, ils vont même pas me regarder, parce
que la langue dont je parle il ne sait pas c'est quoi ,alors là c'est
à moi de me concentrer, connaître leur langue, parce que ça
va m'aider à m'intégrer, mais je peux pas quitter de la
Côte
14
d'Ivoire pour venir imposer ma langue en allemand,
c'est impossible, c'est pourquoi j'ai vu que en Belgique on parle le
français et néerlandais, et comme je suis francophone, je me suis
dit que je suis bien ici.
Selon nous, trois éléments nodaux
traduisent la subjectivité du locuteur : les dipôles pronominaux
« j'/je »/ »moi/me »-« ils » et adjectivaux
« ma »-« leur », l'emploi des expressions impersonnelles
« il faut parler »/« ça c'est obligé » et la
présence du verbe attributif « être ». La construction
binaire pourvoit au tour de parole une valeur identitaire constructive. La
position syntaxique du pronom personnel tonique « moi »,
antérieure à celle de l'adjectif possessif pluriel « leur
», exprime la responsabilité personnelle de AL vis-à-vis de
la situation extralinguistique. En outre, le signe grammatical « moi
» dans la proposition infinitive « c'est à moi » accentue
l'implication du sujet parlant, en décrivant une situation
d'énonciation rattachée à l'idée d'appartenance. La
seconde donnée procure au discours un effet emphatique qui paraît
en appeler à la subjectivité de l'interlocuteur. AL
déclare une opinion engagé par le biais de formes neutres, «
ça c'est obligé », comme pour atténuer son statut de
sujet dans l'énonciation. Au regard des tours de parole
précédents, on peut supposer que l'informateur démontre
une relative dépossession de soi en raison de son histoire politique
personnelle. Enfin, un dernier paramètre concerne le choix de l'adjectif
attribut usité par l'énonciateur dans « je suis francophone
». Privé de son terrain contextualisé, le syntagme serait
rendu semblable à l'identification d'un locuteur de français
confirmé tel un Canadien, un Suisse ou un Belge. Dans notre cas
d'étude, la construction phrastique énonce une pensée de
AL qui le conforte et l'assoit, peut-être aussi aux yeux des autres, en
tant qu'ayant droit linguistique. Cette subtile variation langagière se
voit renforcée dans l'énoncé par l'adverbe « bien
», garant de la conformité situationnelle de notre
énonceur.
164. AL : Non je me sens bien parce que dans
l'association y a du monde et tout un chacun a son comportement donc il faut,
il faut, il faut t'adopter, il faut pas faire comme tu es chez toi, tout un
chacun a son comportement donc c'est à toi de connaître les gens
à qui il faut, tu peux faire quelque chose avec lui, à qui tu
dois te méfier, donc dans la société c'est toujours comme
ça, mais... d'abord il faut te respecter, si tu te respectes tout le
monde je pense que tout le monde peut te respecter aussi. Je me sens à
l'aise ici, malgré que je suis le seul peau noire ici mais je me sens
à l'aise.
Dans cet extrait, on retrouve les
éléments relevants cités auparavant, notamment les
récurrences emphatiques ainsi que la notion d'appartenance et de
responsabilité : « il faut »,
15
« c'est à toi ». Par ailleurs, la
finalité de l'adverbe « toujours » correspond parfaitement
à sa sémantèse originelle qui marque la durée sans
discontinuité, vu qu'il est combiné avec le verbe «
être » au présent. Affecté de l'idiolecte, la sentence
fait connaitre les certitudes de AL quant au respect linguistique et
comportemental dû au pays d'accueil.
162. AL : Métier... parce que tu peux pas avoir
de l'argent sans travail et le travail aussi il faut apprendre le métier
donc euh... et si tu veux voir aujourd'hui je viens le cours du français
ici c'est par rapport à un métier que je voulais faire, pour
faire ça, il faut être... il faut être compétent je
crois dans... c'est pourquoi je suis là.
Ce passage nous interpelle pour une raison
précise qui intéresse, encore une fois, la subjectivité du
sujet parlant. La tournure impersonnelle persistante « il faut »
s'accompagne d'un adjectif qui donne à la lexie une importance
pragmatique. Dans un tout autre cadre que celui de l'association, le vocable
« compétent » concerne la formulation d'aptitudes ou
d'habiletés dans un domaine précis. Contextualisé dans
notre cas d'étude, le même syntagme explique les savoirs
linguistiques que connait tout individu en langue. En ce sens, AL offre un
degré de performance tel qu'il l'entend en matière
d'appropriation d'idiome.
Au vu de l'analyse de ces tours de parole, on se rend
à l'évidence : AL se considère et se parle en tant que
locuteur confirmé de langue française. Par conséquent,
nous ne sommes point surprise de transcrire les propos suivants :
208. AL : Ben je peux dire que avec mes amis on parle
le français de la rue hein, ah oui ! Si c'est sérieux maintenant
on parle le français de l'école mais avec les amis, ça
ça est dans notre sang.
A l'image de toute langue, le français est
nanti de nombreux sens métaphorique et il en joue. En d'autres termes,
la voix humaine, soit l'énonciateur confirmé, s'en
délecte. D'un point de vue définitoire, la rhétorique
consiste à établir une ou des analogies entre deux entités
qui disparates, sont alors confondues. Une éloquence langagière
qui n'est attribuée en général qu'au sujet parlant
confirmé et, qui plus est, talentueux ou... compétent. En
utilisant cette figure de style, AL satisfait à sa propre
subjectivité dans la mesure où « ça est dans notre
sang » remplit la fonction d'attestation, d'authentification de sa
qualité de locuteur francophone. Concomitamment, l'énoncé
extériorise le lien ontologique qui habite AL comme s'il émanait
de son idiome in esse c'est-à-dire de son être
transcendantal héritier d'une
16
lignée. Par la même, cet exemple regagne
la thèse d'Humboldt selon laquelle l'idiome est une energeia,
tout comme ici elle représente par le « sang », une
vitalité. Par conséquent :
175. S. : Qu'est-ce qu'il te manque alors pour bien bien
bien parler français ?
176. AL : Bon.... euh... je pense que l'article me
manque en français.
À l'aide d'une proposition complétive
positive, AL formule ses carences linguistiques générant une
certaine influence sur les pensées exprimées. De fait, le
locuteur par le choix de cette tournure discursive, pose sa personnalité
dans le temps mental de la compréhension in fieri. À
première vue et au terme de cet examen, le changement virtuel dudit
locuteur nous semble plus qu'opératif.
Avec M, nous assistons, comme pour J
précédemment, à une division idéologique. Le
passage qui suit contient des éléments pertinents dont un doublet
pronominal « je »/ »moi »« ils »/ »elles
» ainsi que la locution verbale « je suis pas d'accord ». Les
deux données s'en rapportent à la subjectivité de
l'énonceur.
26. M : Non.... Moi je veux pas des histoires alors tu
obéis à Maroc et voilà c'est ça. Après, je
viens à l'ASBL pour apprendre français et pas arabe. Je veux
vivre à Belgique Saint-Josse. Tu comprends ? C'est bien oui. L'arabe moi
je le sais déjà. C'est pour ça.... Quand.... Mardi.... Euh
::: ils se disputent pour pour l'arabe, je suis pas d'accord. À l'ASBL,
c'est parler le français pas l'arabe. Madame L. elle a raison. Xx xxx je
reste chez moi alors. Je comprends pas ça. Je crois c'est la la la
chance de parler français et avoir des professeurs pour ça. Mais
... y a des personnes qui ne... mmm savent pas. Elles sont pas contentes et
veulent arabe. Pourquoi ?... euh ::: je je sais pas.
Le dipôle souligné supra
fonctionne en langue française comme une marque de distinction
syntaxique fréquente se référant, dans le temps de
l'énonciation, à la présence de tiers. En
conséquence, ledit ensemble binaire peut manifester toute sorte de
sentiments allant du constat à l'émotion. En outre, en son
absence, l'énoncé français se réduit à une
chaine parlée incompréhensible pour et par tous. Par nature, le
système linguistique francophone se caractérise par ses
référenciations personnelles et interpersonnelles qui traduisent
une individualisation de soi. A l'instar de AL, l'énonceur produit un
discours comme une objectivation dialogique du monde de l'association : «
moi »/ « les autres » à laquelle il participe. On peut en
effet concevoir que l'usage de la locution verbale d'état « je suis
pas d'accord » veuille transmettre expressément une idée de
rupture. Plus qu'une description, cette lexie reflète un trouble
affectif personnel au locuteur. En réalité, le tour de parole
n'est
17
pas insignifiant en ce sens où il signe une
séparation d'avec quelqu'un ou quelque chose. Ici, l'énonciateur
non confirmé omet l'usage de la préposition relationnelle, ce qui
rend la préhension de ses sentiments incomplète. En adoptant une
telle expression d'opinion, M devient apte à donner son avis, à
s'affirmer ontologiquement dans ce cas, au travers de la négation d'une
situation : celle de l'irrespect linguistique.
Issu du même passage, les sentences suivantes
:
26. M : Non.... Moi je veux pas des histoires alors tu
obéis à Maroc et voilà c'est ça. Après, je
viens à l'ASBL pour apprendre français et pas arabe. Je veux
vivre à Belgique Saint-Josse. Tu comprends ? C'est bien
Là encore, la sémantique
contextualisée fait foi pour une bonne compréhension du
monologue. Le substantif « histoires » définit
l'acceptabilité de l'examen de la subjectivité discursive. Le
locuteur confirmé devinera le sens figuré de cet
énoncé c'est-à-dire, le refus de soucis ou de
problèmes quelconques. La phrase demeure alors coercible à une
volonté comportementale introduite et, par les emplois habiles du verbe
transitif « vouloir » et, par la négation orale « pas
». D'autre part, la réitération de ce même verbe
quelques vocables plus tard, conforte l'intention ferme du sujet parlant en
termes d'opinion. « Je veux vivre à Belgique Saint-Josse » met
en exergue non seulement le sentiment vital d'être pour M, grâce
à la forme nominale du verbe à l'infinitif mais également,
la vision spatiale limitée que la locution nominale suppose. Deux
possibilités peuvent être déclinées : ou
l'énonceur a omis la préposition « à »
après l'idiolecte « Belgique », ce qui rendrait cette portion
de phrase syntaxiquement correcte, ou bien M souhaite explicitement
préciser son lieu de vie comme celui du pays-quartier « Belgique
Saint-Josse ». Enfin, la présence du pronom personnel sujet «
je » paraît attester le statut de locuteur transcendantal de
M.
Au fil de l'entretien, notre informateur passe de la
paire pronominale « je »-« ils »/ « elles » au
doublet du même type « je »-« eux ».
18
62. M : Non. Oui.... Non, non. Pas de soleil mais le
le le contact avec les gens vraiment difficile pour moi. Je ne sais pas faire
comme eux euh ::: pas dehors, pas le bruit, pas la famille. Je comprends pas
quand j'arrive... Mmm maintenant ça va, ça va. Un petit mieux
hum.
Les entités sémantiques ont
évolué vers le pronom personnel sujet de la troisième
personne du pluriel. On y discerne une suite d'idées qui pourrait
être honorablement endossée par un locuteur confirmé. Ici
la maîtrise de la syntaxe est nécessaire. La place du pronom
personnel de la troisième personne du pluriel « eux » oriente
le sens du tour de parole. L'unique chose présumable est que M ait voulu
se référer aux « gens » par l'utilisation de la
proposition comparative « Je ne sais pas faire comme eux ». «
Eux » se voit coordonné au substantif sujet « les gens ».
De fait, la phrase procure à l'énonciation un renseignement
inhérent aux capacités et/ou aux connaissances du locuteur
concernant, supposons-nous, la langue et la culture des autochtones. De prime
abord, M paraît en être au stade de représentation des
éléments environnants : la langue française, la langue
arabe, les apprenants de l'ASBL, les Belges. Selon Bajriæ
l'énonceur en serait à la première étape sur son
chemin linguistique in fieri (2013 : 128), ce qui implique qu'il lui
resterait deux phases nodales à acquérir : l' « être
» et le « vouloir-dire » en français.
Avant de poursuivre plus en avant notre analyse, nous
souhaiterions préciser que nos commentaires émis sur les
principes de la linguistique-didactique s'inscrivent dans une démarche
de « cohérence du dire de la langue » (Bajriæ, 2013 :
135). Cela signifiant que notre tâche ne consiste pas à annihiler
et critiquer les énoncés proposés par les locuteurs, au
contraire nous nous efforçons de saisir cette energeia vers une
meilleure approche de la compréhension du français. Observons
à présent la narration de I.
73. S : Pourquoi tu es venue à l'ASBL
?
74. I : D'abord pour améliorer mon
français parce que moi j'ai appris toute seule le français mais
voilà c'est pas un jo- joli français je crois....
[...]
La sentence présente une construction
syntaxiquement simple qui est considérée comme cohérente
dans la mesure où la locution conjonctive « parce que »
répond à notre question explicite « Pourquoi tu es venue
à l'ASBL ? ». Pourtant la lexie nous met en présence
d'une
19
construction antithétique pronominale /
adjectivale « moi je »/ « toute seule ». Elle invite
à se questionner sur sa raison d'être dans la production de I. Si
l'on prend en compte le vouloir-dire de la langue française, nous
entendons que notre énonciatrice marque la distinction entre elle et les
autres grâce à l'introduction du « moi » apposé
à « je » et de l'expression « toute seule » qui
insiste sur l'idée d'isolement dans un espace. Un tel idiotisme
déterminant le dire du français tend à asseoir la position
d'autodidacte accomplie dont se revendique I. De fait, en début
d'énoncé l'informatrice use du substantif « d'abord »,
ce qui ajoute davantage au vouloir-dire de son discours en langue in
fieri. Elle exprime un fait bien précis : la hiérarchisation
de ses priorités en termes d'appropriation de l'idiome. La narration
tout à fait adaptée aux circonstances de l'énonciation
entraîne pourtant I vers ces propos :
74. [...] euh je voudrais parler mieux.... plus....
Plus je sais pas plus comme toi et L tu vois ce que je veux dire hé.
[...]
L'énoncé est toujours censé
répondre à notre question de départ. À
présent, la locutrice avance des raisons formulées de
façon un peu inattendue. La première de la phrase s'avère
correcte attendu que l'adverbe d'appréciation « mieux » se
positionne syntaxiquement ou après ou avant le verbe qu'il modifie.
Quant à l'usage du mode conditionnel, il est conforme avec les canons
linguistiques français si I demeure consciente qu'elle nous fait une
demande, voire une exhortation vers une recherche de solutions. En ce sens, la
valeur modale et donc imaginaire du conditionnel est respectée.
Toutefois, l'assemblage du comparatif de supériorité « plus
» et de l'adverbe de comparaison « comme » semble fortuit. Le
vouloir-dire de la langue impose une sélection tranchée entre
« plus que toi » ou « comme toi ». L'idiotisme de I
s'avère défaillant mais interpelle puisqu'il indique la
qualité supérieure linguistique que l'informatrice accorde
à S et à L. En cela, nous suggérons que I parle du
français tel un possible accès vers le mode in esse.
Cela signifiant, qu'elle désire s'approprier la langue nouvelle autant
qu'un locuteur confirmé. En réalité, cela reste de
l'interprétation linguistique car l'énonceur « avoue »
elle-même qu'elle demeure incapable de ce qu'exprimer plus clairement :
« tu vois ce que je veux dire ? ». C'est pourquoi, elle en appelle
à l'intersubjectivité de la situation
extralinguistique.
20
46. [...] ouais je parle français et j'aime
vraiment c'est intéressant mais... mais c'est c'est pas langue en
réalité. Tu vois ce que je veux dire ? C'est pas méchant
ce que je dis c'est juste que c'est pas ma langue c'est tout.
À sa lecture, on observe encore un
énoncé désordonné, accentué ici par le
complément circonstanciel « en réalité » qui
vient s'opposer canoniquement à « en principe » (l'expression
ne figure pas dans l'entrevue). À cela s'intercale l'alternative
catégorique construite avec l'adverbe « tout », « c'est
tout », qui manifeste explicitement l'arrêt de paroles de I sur le
sujet. La production de la locutrice correspond à notre interrogation
concernant son bilinguisme en français : a priori il s'agit
vraisemblablement d'une thématique épineuse, peut-être
même douloureuse. En tout cas, cela nous fait percevoir la
subjectivité de l'informatrice, notamment par le biais de la locution
verbale « juste que » qui achève de légitimer sa prise
de conscience langagière in esse.
Elliptiquement, la majorité des entités
relevées dans le discours de I se révèlent ontologiquement
interprétables, de ce fait nous estimons par extension que la locutrice
appartient au temps virtuel. En effet, on la devine dans la langue par ses
connaissances langagières, bien qu'on la sente nettement en prise avec
l'idiome in esse.
L'ancrage dans une langue alterne entre des
temporalités d'entêtement et de velléité : comme
l'illustre Camus, il faut « dévaler » la pente pour pouvoir la
« remonter » (1942 : 165). Tout au long de cette trajectoire
verticale, l'énonciateur va être confronté autant à
l'écrit qu'à l'oral d'un idiome peu ou prou
incompréhensible. Et là, commence la véritable
entrée dans le monde subjectif de la langue différente.
Voilà en quelques mots ce que traduit l'interview de E.
231. E : [...] je sais lire et je sais écrire
mais j'ai jamais eu le temps d'apprendre à écrire le
français. Parce que j'ai toujours travaillé [...]
Ce fragment contient une forte conscience de soi que
l'on pourrait assimiler à un comportement de locuteur confirmé en
français. Ainsi, le verbe « savoir » employé avec la
dextérité qu'il se doit, est un verbe de sens entier qui dote son
énonciateur d'intuition
21
personnelle. Il en résulte que les
connaissances linguistiques de l'informatrice génère des phrases
syntaxiquement correctes, pour preuve l'usage de l'adverbe « jamais »
auquel aucune particule négative n'est ajoutée. E démontre
une subjectivité face à la langue ainsi qu'une maîtrise du
vouloir-dire tout à fait remarquable. Néanmoins, d'un point de vu
sémantique le sens de la tournure dérange un peu. On s'interroge
: dans quelle(s) langue(s) E sait-elle « lire et écrire » ?
Dans sa langue d'origine et en français ? Ou fait-elle plutôt
allusion au geste graphique de l'acte d'écrire ? Sur ce point,
l'énonceur francophone a besoin d'éclaircissements mais E, en
tant que sujet parlant non confirmé, n'a pas encore atteint ce moment
réflexif.
159. E : [...] Ben moi (main sur le coeur), je dis que je
peux écrire un livre à mon histoire. Tous les parcours que j'ai
fait ici en Belgique si si si et je saurais faire étapes par
étapes oh.
De nouveau E s'inscrit tel un individu transcendant
dans l'absolu, avec l'apparition du « je peux » qui par la locution
verbale apposée « je dis », rend compte de
l'établissement de sa pensée en français. L'informatrice
semble exister dans la langue in fieri d'autant plus qu'elle se
propose un but, un projet, traduit par le mode conditionnel : « je saurais
». À présent, douée de sa pleine conscience de
locutrice non confirmée, voilà qu'elle adhère à un
éventuel défi : celui d' « écrire un livre à
son histoire ». Certes, l'unité de discours surprend en ce sens
où l'on s'attend à la préposition « sur »
plutôt qu'à la préposition « à » puisque
le substantif « histoire » est un inanimé.
153. E : [...] Je ne sais pas rester sans parler,
c'est ma nature, je dois parler avec les gens et c'est comme ça que je
suis rentrée en contact [...]
Avec ce passage, on reste encore agréablement
surpris. E est au demeurant un sujet puissant et déterminé, en
témoigne les verbes transitifs « savoir » et « devoir
». Ayant acquis simultanément et, le vouloir-dire et, la syntaxe de
la langue, on l'observe employer magistralement et, qui plus est à
l'oral, la négation complète « ne pas ». Elle
crée l'affirmation de soi et c'est donc tout naturellement qu'elle
écarte les circonstances situationnelles qui ne lui correspondent pas,
à l'aide de la structure infinitive « je ne sais pas rester sans
parler ». Pour finir, sa lexie comporte un belgicisme on ne peut plus
habituel, celui de la traduction du verbe « pouvoir » par le verbe
« savoir ». On pressent chez E une maîtrise
22
et une intériorisation des formes
langagières françaises vraiment admirables. Cet outil lui offre
apparemment une plus large part de conscientisation de soi qui,
réciproquement, favorise le génie de l'idiome.
207. E : Pour tout, c'est bizarre xx xxx non, mais les
mots viennent plus facilement, tu vois quand tu veux expliquer un truc, machin,
je ne sais pas moi le français vient directement et je va chercher
maintenant pour l'albanais.
Bien entendu, l'appropriation d'une langue nouvelles
n'est pas sans embûche linguistique, cela signifiant sans faute ni
erreur, ni sans méconnaissance lexicale. Dans cet extrait E ne parvient
pas à nommer la locution qui convient soit « quelque chose ».
Pour pallier son insuffisance linguistique du moment, elle se rapproche d'un
autre registre du français, le langage familier : « truc »,
« machin ». Il est communément reconnu que le locuteur
francophone ait une capacité à passer d'un registre à
l'autre, quoique de façon variable selon les sujets parlant, et que
cette activité s'introduise dans les énoncés. Or,
l'énonciateur non confirmé enclin à la traduction in
esse au moindre obstacle rencontré, ne s'aventure pas
spontanément vers cette stratégie énonciative.
Peut-être est-ce l'idiome d'origine, ici l'albanais, qui encourage ce
comportement ? On ne saurait l'affirmer. Quoi qu'il en soit, l'informatrice se
sent tellement « confirmée » qu'elle se retrouve à
essuyer des tentatives, parfois vaines, de se « dire » en idiome
in esse : « je va chercher maintenant pour l'albanais ».
Ajouté à l'adverbe « maintenant », l'idée
développée relève d'un présent linguistique
énonciatif c'est-à-dire que E nous explique sa nouvelle vie
langagière depuis sa compréhension du
français.
2.2. Les signes et les comportements linguistiques se
renouvellent
[a pratique des langues en situation de plurilinguisme
implique la construction d'une ou d'identités linguistiques, en
l'occurrence des personnalités qui se façonnent au gré des
dynamiques interculturelles environnantes. [a composante ontologique faite
d'idiomes et de morceaux de soi, favorise l'intégration sociale du
locuteur non confirmé. Dans le champ de la
23
linguistique-didactique, on parle d'assimilation
linguistique comportementale (Bajriæ, 2013 : 63). Nous tenterons donc de
l'identifier dans les fragments issus des entretiens individuels.
Revenons à l'informatrice J qui n'apparaissait
pas capable de nommer les choses dans leur temporalité et qui par
conséquent, ne parvenait pas à s'établir dans la langue
in fieri.
279. J : Non, sinon je commence à pleurer je parle
pas (rires).
L'énoncé correspond à un
thème cher à J, celui des échanges qu'elle entretient avec
un migrant de même origine. Sur le plan syntaxique la construction reste
simple et correcte si l'on prend en compte la dominante orale dont est
dotée la production. Ainsi, l'absence de la particule négative
« ne » finalisant le refus pourrait être recevable, autant de
la part d'un locuteur francophone que de J. Ce qui nous interpelle ici c'est
plutôt la polysémie du verbe « parler », qui signifie
prononcer des sons, des paroles, exprimer sa pensée, communiquer.
Comment l'interpréter dans son cas ? A notre sens et au vu des exemples
développés auparavant, nous pensons que l'informatrice n'exprime
pas sa pensée face à son interlocuteur de même langue
in esse. Certes, J a ses raisons qu'elle expose, cependant
d'après son entretien individuel, nous estimons que la locutrice
présente une inertie identitaire qui s'introduit dans ses idiomes. On
l'a observé dans le précédent paragraphe 2.1.,
l'énonceur réitère les mêmes constructions
phrastiques aux tournures neutres : « c'est », « ça
». Son actuelle maladresse linguistique nous pousse à opiner que J
est un « moi » élément de l'écologie humaine
(cf. Annexe 15). En cela, nous entendons que l'énonciateur ne
réussit pas à entrer dans une dynamique linguistique in
fieri.
A contrario AL met en exergue un comportement
de locuteur accompli, allant même jusqu'à différencier les
langues françaises de son pays :
204. AL : Non non non je parle euh... tu sais en
Côte d'Ivoire y a le français de la rue et y a le français
de l'école... et le français de la rue voilà ils parlent
entre eux, toi t'y es là [...]
Dans cette phrase AL distingue les deux types de
français qu'il connait à l'aide du morphème de
présentation « y a ». Une fois encore, c'est un clin d'oeil
à l'usage oral de l'idiome et nous ne pouvons le reprocher à un
énonciateur non confirmé. Ici l'énonceur opère un
choix
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linguistique entre la variété des
langues possibles en Côte d'Ivoire c'est-à-dire qu'il
établit une sélection au niveau de son répertoire
langagier. C'est ainsi que s'explique tout locuteur affirmé qui opte,
qui fait des choix en connaissance des choses, de son « être »
et du vouloir-dire de la langue. À notre sens, AL relève d'un
« moi » conscientiel bien dans ses langues (cf. Annexe
16).
Confronté à une dichotomie langue in
esse/ langue in fieri au sein même de l'association, M
expose un comportement d'un tout autre registre.
2. M : Bien (silence)... Je suis parti du Maroc pour
la Belgique car j'a ::: j'avais besoin de l'argent. L'économie
était difficile là-bas à xx xxx je pensais beaucoup et
après beaucoup de solutions, je je trouvais : traverser la
Méditerranée !
3. S : Traverser la Méditerranée
?
4. M : Je ..... je vois pas autre solution, tu
vois.... Je suis ma- je pars par la Méditerranée 1968. Et
là j'arrive gare du Midi (sourire)... la gare de l'espoir on appelle
(silence) avant. Je sais pas qui qui.... dit ça... mmm
ça.
5. S : Ah c'est joli la gare de l'espoir
6. M : euh ::: je sais pas. On croit du bonheur, pour
la famille, les enfants. On était beaucoup beaucoup beaucoup pas savoir
quoi faire ou ou quelqu'un mmm mais bon.... Mon père a fait avant et je
sais là là on savait trouver du travail vite.
Nous assistons ici à une interférence
comportementale sachant que le discours émis par M procède d'une
attitude linguistique à la française : la figure
rhétorique. De manière générale, on trouve ce genre
de constructions métaphoriques dans les propos d'un locuteur
confirmé. Pourtant, M est le second après AL, à faire
usage de ce genre de processus. Que peut-on objecter ? Selon nous la
présence de substantifs au contexte métaphysique tels que «
la gare de l'espoir » s'inscrit dans une certaine idéologie
corrélée aux origines. En effet, il semblerait que l'informateur
adhère au canon historique de la migration et en conséquence, au
canon linguistique de la langue française. Soyons prudents
néanmoins, supra nous avons pu constater que M n'est pas au
bout de son appropriation de l'idiome in fieri. En d'autres termes,
son comportement linguistique s'avère nettement modifié hors de
toute interférence comportementale maîtrisée. En
définitive, il nous a paru judicieux de dénommer M comme
un
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« moi » perpétué (cf. Annexe
17). Son parcours linguistique est intrinsèquement corroboré
à celui du voyage migratoire. Les représentations sociales sont
largement véhiculées par l'usage qu'il fait de la
langue.
46. I : Oui non bilingue. Non non je suis pas bilingue
en français. Français je parle seulement ici en cours ou bien
dans la rue ou non ben quand c'est pas Saint-Josse ou que je connais pas les
gens.... (silence). Tu vois c'est... c'est un peu un peu... [...]
D'un point de vue sémantique, on saisit
parfaitement l'idée générale de I qui consiste à
s'affirmer en tant qu'individu appartenant à une communauté
linguistique. En réalité, le pronom personnel non
prédicatif « je » se rattache à des situations qui ne
lui sont pas familières, dans le sens où elles concernent le
domaine public : « en cours », « dans la rue », «
quand c'est pas Saint-Josse ». Ces détails comportementaux
au-delà de l'aspect interculturel, renseignent sur l'état
langagier de l'énonceur et transforme le discours en une communication
porteuse de message identitaire. « Être dans une langue » c'est
aussi contrôler nos attitudes mentales, voilà pourquoi nous
choisissons de définir I comme un « moi » adapté
fidèle (Annexe 18).
Pour ce qui de E, il convient d'orienter l'analyse
vers la théorie de l'expansibilité du temps.
Imprégnés par les moeurs actuelles qui nous poussent dans la
course folle contre la satisfaction, on utilise sans modération les
termes « je n'ai pas le temps », « oui mais très
rapidement alors», « oui mais je pourrai pas rester tard ». Ces
vocables renvoient à un paradoxe humain où l'on croit à la
maîtrise des durées, bien que nous soyons inaptes
psycholinguistiquement à exister parmi la succession des
évènements. On retrouve dans ce phénomène la
problématique contemporaine de l'anomie. Cela dit, des sujets parlant
telle que E, nous rappelle que le temps est cyclique et que, pour sûr,
nous ne le dominons pas.
297. E : Je te dis : je peux écrire un livre.
T'auras jamais fini avec moi, je te jure t'auras jamais fini. Parce que si je
dois raconter, oh yayaille. [...]
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En ce qui concerne la syntaxe, la positon de l'adverbe
« jamais » entre l'auxiliaire et le participe passé, donne un
sentiment confirmé de l'usage de la langue. La maîtrise de ces
entités favorise grandement l'appropriation in fieri et, de
fait, participe à la construction identitaire de son énonciateur.
E se retrouve en langue nouvelle puisqu'elle va même jusqu'à
caractériser notre travail d'enquêtrice comme une tâche
stérile, voire interminable : « « t'auras jamais fini avec moi
». Sa réflexion n'est pas sans nous évoquer le mythe de
Sisyphe (cf. introduction, Partie 3) et l'absurdité de son
activité. En cela, l'énonceur extériorise ici l'ensemble
des contenus cognitifs caractérisant sa vision du monde, tout comme elle
le ferait sans nul doute dans son idiome originel. Pour nous, après la
prise en compte des fragments examinés dans cette partie, E s'assimile
à un « moi » hypertrophié qui se pense dans le temps
(cf. Annexe 19).
Si les échanges en communication
possèdent une portée symbolique, il nous faut veiller en tant que
professeure FLE à nos attitudes linguistiques et comportementales comme
à celles des locuteurs non confirmés. Dans le contexte
plurilingue de l'association Avenir de Saint-Josse, il est nécessaire de
prendre conscience de la diversité linguistique et comportementale
environnante. Ainsi, nous avons pu dresser le portrait, somme toute
inachevé, de cinq énonciateurs bien distincts,
indépendamment de la comparabilité de leurs langues in
esse. « Mois » élément de l'écologie
humaine, perpétué, adapté fidèle ou
hypertrophié dans le temps, nous constatons que leur identité
linguistique repose, en premier lieu, sur la connaissance et l'acceptation de
leur propre culture humaine. Par-là, nous nous référons
à l'expérience ontologique de l'énonceur en tant que sujet
parlant in esse. Nous en revenons au concept d'anomie qui, à
défaut de temps, entrave l'élaboration de toute histoire
identitaire. Par la suite, une dynamique langagière doit se mettre en
place, passant par les aléa s des erreurs, du contrôle(le «
monitor ») et de la subjectivité ou du vouloir-dire de l'idiome.
L'objectif réside, en évitant le « ne plus en pouvoir
»91, dans la reconnaissance sociale d'une communauté de
langue et de culture différente : l'altérité.
91 Nous faisons allusion à la
chronogénèse de Guillaume et plus spécialement, à
l'image-temps in posse telle une étape potentiellement
harassante.
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