PARTIE 3 : POUVOIR S'ÉTABLIR EN LANGUE
FRANÇAISE : ANALYSES QUALITATIVES ET PROPOSITIONS DIDACTIQUES
FIGURE 6 : TITIEN, 1548-1549, SISYPHE,
MADRID.
Alors que l'apophtegme de Bajriæ (2013 : 40)
concernant la langue in fieri suppose « une concordance mentale
entre le code linguistique et le code cognitif », on y pressent,
dissimulée, l'essence même de la nature humaine. En effet, tel un
locuteur imparfait attendu qu'il s'avère inhibé face au
génie de l'idiome potentiel, le nouvel arrivant se retrouve
confronté à sa « défaillance » (Levivier, 2011
:77) intellective, « privé des spécialisations qui
permettent à chaque espèce de survivre » (ibid.). Ce que le
linguiste-didacticien nomme la « néoténie linguistique
»81, n'est autre que la caractérisation de
l'évolution langagière de l'Être au travers d'une
trajectoire temporelle. En cela, tout énonciateur paraît passer
d'une situation in esse à une situation in fieri via
un état ralenti dit « foetal » (Bolk, 1961 : 248) : la
condition in posse. En conséquence, l'aspect fragmentaire des
langues, dû à une matrice linguistique embryonnaire, catalyse des
représentations ainsi que des attitudes fondatrices
81 Cf. Bajriæ, 2013 : 36-44.
63
d'identité (Mudry, 2005 : 34), relevant du
problématique phénomène de Sisyphe (Baroni, Jeanneret,
2009 : 8)82.
Chapitre 1 : Analyse détaillée des
profils des locuteurs ou le modus operandi
Avec ce premier chapitre, nous ouvrons la partie
« concrète » de notre travail c'est-à-dire que nous
nous immergeons dans la réalité physique, et bien entendu
linguistique, de notre cas d'étude. Notre dessein consiste donc à
parcourir les données matérielles provenant de nos outils
méthodologiques afin de rendre compte de l'orientation cognitive des
énonciateurs. Ce cheminement s'efforcera de démontrer la «
trajectoire » temporelle et linguistique mis en jeu. Néanmoins il
nous faut signaler que notre analyse n'a finalement pas pu inclure les
éléments provenant des sources écrites. La principale
raison implique la tangibilité restreinte des signes produits par les
locuteurs. A l'heure de l'analyse proprement dite, nous nous sommes rendue
compte que les sources écrites n'étaient pas exploitables. En
réalité, cela s'explique par le statut de scripteur
débutant des sujets. C'est pourquoi, nous avons décidé de
les écarter sous leur forme matérielle et avons opté pour
une « retranscription », par le biais de l'examen des entretiens
collectifs. De fait, ces derniers à thématique interculturelle
concernaient les activités autour de ces écrits.
L'analyse du recueil de données est soumise
à une méthode tripartite qui rappelle nos objectifs de recherche
(cf. Partie 2, § 1.2.) :
- (b) le modus operandi de
l'établissement du sujet en langue in posse, qui a pour point
de départ les questionnaires à l'attention des locuteurs, et qui
est déterminé par le biais des entretiens collectifs
;
- (a) la désignation des signes
linguistico-cognitifs, qui sera définie, en conséquence, par le
contenu des entretiens individuels ;
82 « Les mythes sont faits pour que l'imagination
les anime. Pour celui-ci, on voit l'effort d'un corps tendu pour soulever
l'énorme pierre, la rouler et l'aider à gravir une pente cent
fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue
collée contre la pierre, le secours d'une épaule qui
reçoit la masse couverte de glaise, d'un pied qui la cale, la reprise
à bout de bras, la sûreté tout humaine de deux mains
pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace
sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde
alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde
inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets." (Camus,
1942 : 165).
64
- (c) les actions didactiques orientées, qui
seront précisées grâce au bilan des analyses des deux
objectifs antérieurs ainsi qu'aux observations de classe et aux
échanges naturels avec les formatrices.
Compte tenu de l'ampleur de notre exemplier
d'observables, intimement lié à l'investigation sociologique,
nous avons souhaité mener un travail d'herméneute basé sur
« l'expérience humaine » et « le savoir produit par ces
enquêtes » (Paillé, Mucchielli, 2012 : 86). En
témoigne, en Annexe 6, notre « canevas investigatif » (ibid. :
207-229)83. En outre, l'examen des questionnaires initiaux ainsi que
des groupes de discussion nous a amenée naturellement vers l'analyse
thématique, déterminante et comparative, qui nous permet
très justement de « dégager un portrait d'ensemble »
(ibid. : 17) du corpus.
1.1. Présentation des résultats issus des
questionnaires exploratoires
Outil de «guide et d'orientation
»84 dans notre recherche, le questionnaire exploratoire nous a
procurée, dans un premier temps, la possibilité de dresser un
portrait introductif des locuteurs non confirmés (cf. Partie 2, §
3.1.). Il est donc tout à fait à propos dans notre
démarche qualitative, en tant que soubassement, pour éprouver
notre seconde hypothèse (b). Notre objectif est de mettre à jour,
pour notre cas d'étude, le processus d'appropriation de la nouvelle
langue. Notre dessein reste également à identifier les rapports
manifestes entre les représentations du sujet parlant et la
compréhension de l'idiome français. Pour mémoire, notre
échantillon se constitue d'éléments relatifs à neuf
énonciateurs adultes, relevés entre les mois de novembre et
décembre 2013.
D'une manière globale, les réponses au
questionnaire sont toutes chargées de représentations de sens
langagier (in posse), de compréhension de l'idiome (in
fieri), ou de symbolisme
83 Cf. Annexe 4.
84 Source électronique : Page officielle du
« Trésor de la Langue Française » :
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/saveregass.exe?122;s=2456656995
; r=1 ;
65
identitaire (in esse). Ainsi, nous avons
identifié les imaginaires par un diagramme à thématique
temporelle85.
85 Le diagramme est organisé selon la
genèse de l'image mentale du temps, en langue française, du
linguiste Guillaume. Les nominations des trois images font
référence au cours de Bajriæ (2012, 16D593/4 : 79). Ces
dernières font référence à l'oeuvre picturale de
Kahlo.
"INITIALES"
"MEDIANES"
"FINALES"
0
FIGURE 7 : LES REPRÉSENTATIONS DES LOCUTEURS NON
CONFIRMÉS.
1
1.1.1. Les représentations « initiales
»
Dans une empreinte de langue nouvelle, la connaissance
sociolinguistique échappe et le locuteur ne voit rien du lien logique
qui pourrait le colliger à certains signes. Si nous examinons le
diagramme précédent bas en haut, nous discernons trois moments.
Pour le premier relatif aux représentations « initiales »,
nous le rapprochons des explications comme suit :
- « Importance/efficacité dans le travail
et la vie quotidienne ». Élément cité à
l'unanimité par les neuf informateurs migrants sondés, nous y
reconnaissons la marque de la richesse, voire de la production appliquée
au concept de langue française. Nous constatons donc une parenté
frappante entre l'idiome in posse et les activités humaines
susceptibles de parvenir à l'appropriation et/ou à la
satisfaction d'un objet. En outre, le nom porteur de qualité, «
efficacité », mérite une attention spéciale, qui
entendu dans le sens d'accroissement, participe à l'action d'exister, de
générer ;
- « Beauté, utilité,
facilité, à valeur sociale ». Autres substantifs abstraits,
ces derniers étaient proposés sous forme d'adjectifs
qualificatifs à la carte et, par conséquent, sont le
résultat d'un choix pondéré 86 . Cette
sélection spontanée repose sur un code personnel qui assigne ou
non une propriété à une chose, ici l'idiome
français, sans que nous puissions saisir la loi de son processus. Il
semble qu'elle appartienne à l'identité de l'énonciateur
;
- « Appartenance du territoire belge ». La
locution renvoie aux phrases des sujets parlant telles que : « J'habite
en/à Belgique » « Je suis de/de la Belgique ».
D'après ces signes phrastiques constatés dans les
réponses, nous voyons que la langue française renvoie aussi
à un objet « ayant une existence propre » (Grevisse, 2009 :
86). Qui plus est, qui ne convient qu'à un seul espace
géographique restreint, en témoigne
86 Les expressions envisageables comme complexes dans
le questionnaire, ont été, à la demande de
l'apprentie-chercheure, reformulées par les locuteurs adultes
eux-mêmes.
2
l'emploi du nom propre « Belgique ». Nous y
retrouvons la théorie de Courthiade selon laquelle un locuteur pour
exister doit être rattaché à un territoire (Partie 1,
§ 2.1.) ;
- « Incompréhension : volonté de
maîtrise » ou « Je (ne) connais pas », « Je (ne)
comprends pas », « Je (ne) sais pas ». À
côté des déterminations de l'idiome nouveau, nous percevons
une nuance d'évolution dans la représentation langagière.
Avec la question 2 de la première partie du questionnaire, les locuteurs
se précisent comme des individus à l'aide du pronom personnel
« je » à déclinaison nominative. En ce sens, les
imaginaires deviennent mieux contextualisés et les actions
subordonnées les caractérisent davantage. Aussi, cette
quatrième catégorie recouvre-t-elle des verbes dans ce cas
intransitifs, attendu que le sujet de l'action est signalé par la
situation : « connaître », « comprendre » et «
savoir » pourvoient à la compréhension des
énoncés. Il est dans notre Partie 1, § 2.1., une
théorie selon laquelle la pluralité originelle, taxinomique et
sociétale des idiomes met en évidence la richesse des rencontres
d'ordre langagier et comportemental. En l'occurrence, l'aspect
définitoire des verbes laisse se profiler des sentiments tels que la
peur, l'incapacité ou le refus.
Par un premier relevé de ces
représentations in posse, nous devinons leur influence quant
à la compréhension de la langue française. Dès que
le locuteur n'a plus la capacité à percevoir les choses, à
construire du sens, à exprimer sa façon d'être, à se
rappeler son soi intime, il offre des schémas naïfs à son
intellect. Après tout, peut-être que cette «
catégorisation » qui « met donc de l'ordre [...] en permettant
de nous orienter » (Azzi Assad, Klein, 2013 : 13) favorise
l'établissement de l'adulte migrant en français.
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