12. LA DÉLOCUTIVITÉ DU SAOTSA : AGIR
PHYSIQUE DEVENU AGIR LINGUISTIQUE
RÉSUMÉ
Chez BENVENISTE, le délocutif se trouve être un
rapport de dire. ANSCOMBRE et DUCROT contestent cette définition
restrictive et voient dans le délocutif une dimension performative. Mais
le propre de la performativité est de suspendre la
référence extralinguistique au profit de la
sui-référentialité. Ce qui veut dire que la
délocutivité est une conversion d'un agir physique vers un agir
linguistique. C'est le cas précis du « saotsa » qui
désigne une offrande aux divinités et le verbe « misaotra
» qui sert à accomplir un acte de langage.
Mots clés : « saotsa », merci,
performativité, délocutif, rapport interlocutif, agir.
ABSTRACT
In BENVENISTE, the delocutive is found be a report said.
ANSCOMBRE and DUCROT challenge this restrictive definition, see the delocutive
a performativity dimension. But the hallmark of the performative is to suspend
the extralinguistic reference to the benefit of the sui-referentiality. Which
means that the delocutivite is a conversion from physical Act to a linguistic
act. This is the case of the verb 'saotsa' which means an offering to the
deities and the «misaotsa» verb which is used to perform an act of
language.
Key words: « saotsa », thanks, performativity,
delocutive, interlocutive report, acting.
Le principe fondamental de l'agir linguistique initié
par les travaux d'AUSTIN ([1962]1970) a permis à ANSCOMBRE et DUCROT de
revoir la notion de verbes délocutifs mis à jour par BENVENISTE.
La révision importante est dans l'introduction de la
performativité dans le délocutif, c'est ce qui explique le titre
de ce travail: la dérivation délocutive convertit un agir
physique en un agir linguistique qui justifie la
sui-référentialité accordée aux performatifs.
Ainsi, pour illustrer ce principe qui va être
développé et d'accroître de la sorte la lisibilité
de ce travail, nous allons soumettre à notre analyse l'exemple phare de
BENVENISTE, repris un peu partout. En filigrane de nos explications se trouve
la thèse que le langage porte la trace d'une dimension
mythico-religieuse comme le montre la première littérature que
sont les mythes et apparentés.
Les textes de BENVENISTE attestent que le verbe "saluer" est
dérivé d'un discours qui comporte le terme "salut" dans une
perspective locutionnaire ou formulaire à cause, probablement, de la
haute fréquence de ce discours dans le rapport humain ([1966] 1982, p.
277). Le fait nouveau que notre hypothèse suggère est que le
paradigme duquel dérive le délocutif est un discours qui
accompagne un rituel dont le but est d'obtenir le salut de l'homme face aux
aléas existentiels.
Ce rituel est un rapport avec les divinités. Si l'on ne
veut se référer qu'à la Bible, on peut comprendre que le
salut est une quête permanente: de Caïn et Abel à la
colère mémorable de
172
Jésus Christ dans le temple de Jérusalem, le
sacrifice en offrande est le point focal du rituel de cette quête. Mais
il est une illustration autrement explicite de ce salut non performatif:
« Jésus regarda autour de lui et vit des
riches qui déposaient leurs dons dans les troncs à offrandes du
temple. Il vit une pauvre veuve qui y mettait deux petites pièces de
cuivre. Il dit alors:
- Je vous le déclare, c'est la
vérité: cette pauvre veuve a mis plus que tous les autres. Car
tous les autres ont donné comme offrande de l'argent dont ils n'avaient
pas besoin; mais elle, dans sa pauvreté, a offert tout ce qu'elle avait
pour vivre » Luc (21, 1-4)
Nous devons comprendre que si cette veuve a offert tout ce
qu'elle a pour vivre c'est que le salut prend la voie du don et du contredon.
L'humain doit faire des offrandes aux Dieux en retour du don de la vie que ces
derniers accordent à l'homme. Appelons cela la dimension sacrée
du salut. Ce qui veut dire très exactement que l'expression « salut
» ou « je vous salue » est un délocutif de l'acte de
faire des offrandes à des fins de quête de salut. Autrement dit,
dire « salut » à quelqu'un, c'est proférer une parole
de bon augure pour que les dieux les entendent afin qu'ils accordent ou non
leur bienveillance qui consiste à maintenir l'homme en vie.
La première dérivation délocutive de ce
salut non performatif est constituée par son passage du sacré
vers le profane: les salutations sont données en vertu de la
transcendance horizontale qui caractérise une communauté. La
délocutivité de BENVENISTE a pour matrice cette première
dérivation, elle fait l'économie de la dimension religieuse.
Ce préliminaire va nous aider à comprendre que
le "saotsa" qui a donné le délocutif "misaotra" peut être
élevé au rang d'un universel linguistique parce qu'il a pour
traduction française "merci" qui a donné à son tour le
délocutif "remercier" ou l'autodélocutif "merci".
Commençons par observer le rapport délocutif dans la langue
française.
On sait qu'étymologiquement, le mot "merci" qui
était du féminin a pour sens "salaire", "récompense",
"solde" et que les auteurs chrétiens lui donnaient le sens de
"bienveillance", "pitié" et "grâce céleste". La
dérivation délocutive s'est fait au seul profit de la version
profane: on dit "merci" pour accomplir l'acte de remerciements sans
intervention d'un objet matériel qui soit compris comme salaire ou
solde. C'est cela le passage de l'agir physique vers l'agir linguistique, un
passage rendu célèbre dans l'éducation des enfants
à qui on demande de dire "merci" quand ils reçoivent une
faveur.
Pour les besoins de la cause nous allons nous servir de
l'exemple malgache, le mot "saotsa", à cause de la vivacité des
cérémonies d'offrande en dépit de la présence de la
religion chrétienne qui, en tant que religion allogène, n'a fait
qu'un laminage de la religion traditionnelle sans arriver à la faire
disparaître. Ce choix d'une langue qui n'appartient pas à la
famille indoeuropéenne poursuit un double but.
D'abord, il milite en faveur du caractère fondamental
de la notion de langage comme un principe d'économie. En effet, il est
démontré par LAFONT (LAFONT, 1978) que le langage
173
comporte deux seuils interdits, le langage monolithique
où un seul élément suffit à tout dire. Pourtant ce
premier seuil interdit surgit quand le locuteur est en panne de nomination et a
recours à des expressions comme machin ou chose, ou
encore dans le x du langage formel de la mathématique.
Le deuxième seuil interdit est le langage
infinitisé où à chaque événement nouveau
correspond une nouvelle expression. La transgression de cet interdit existe
aussi dans l'onomastique qui possède un fonctionnement hapax. On peut
facilement comprendre la nécessité de ces transgressions
partielles, notamment en ce qui concerne l'anthroponymie ou la toponymie. Si
l'onomastique ne fonctionne pas en hapaxologie, c'est l'orientation dans le
social qui est mise en danger par impossibilité d'identifier de
manière univoque un individu ou un lieu, ce qui veut dire une mise en
danger de l'organisation sociale.
En ce qui concerne les noms communs, c'est le principe
d'économie qui prévaut comme le souligne cette remarque de
Friedrich NIETZSCHE, établie pour dénoncer la moralisation
à partir de termes linguistiques comme ce qui justifie la
différence entre la noblesse et la plèbe :
« Tout concept naît de la comparaison de choses
qui ne sont pas équivalentes. S'il est certain qu'une feuille n'est
jamais parfaitement égale à une autre, il est tout aussi certain
que le concept de feuille se forme en laissant tomber ces différences
individuelles, en oubliant l'élément discriminant. »
(NIETZSCHE, 1873, p. 181)17
Au-delà de notre conviction personnelle, nous tenons
pour validité de ce raisonnement sa reprise chez TODOROV (1970, p. 29)
pour traiter de la question de la synecdoque et qui lui permet d'étayer
le caractère de double synecdoque de la métaphore avancé
pour le groupe de Liège (DUBOIS J. , et al., 1982), sans parler de la
défense de cette idée dans un article de DI CESARE qui milite
ouvertement pour le constructivisme en linguistique. (DI CESARE D. , 1986)
Ce principe d'économie appliqué à la
délocutivité permet de poursuivre le second but. La
délocutivité fait passer un agir physique dans l'agir
linguistique. Il s'agit donc de revoir la notion sous la perspective de
l'intertextualité de manière à attester l'idée de
la performativité comme individu linguistique au sens de BENVENISTE
comme le précise la remarque suivante:
« Or le statut de ces « individus linguistiques
» tient au fait qu'ils naissent d'une énonciation, qu'ils sont
produits par cet événement individuel et, si l'on peut dire
« semel-natif ». Ils sont engendrés à nouveau chaque
fois qu'une énonciation est proférée, et à chaque
fois ils désignent à neuf. » (BENVENISTE E. , [1974] 1981,
p. 83)
Nous retrouvons dans ces « individus linguistiques »
la notion de token qui caractérise l'énonciation comme
sui-référentielle. C'est-à-dire qu'elle ne peut pas
être soumise au test de la véridiction. C'est une confirmation
au-delà de son domaine d'émission de la réflexion de
GRÉIMAS selon laquelle, le monde n'est pas un référent
ultime (GREIMAS, 1970, p. 52).
C'est ce que nous avons appelé ailleurs une fuite du
réel comme le semble prouver l'analyse suivante de Jean PETITOT : «
La relation dominante est la relation signifiant / signifié
17 Cité à partir du Le livre du
philosophe
174
(la cause du désir et non pas la validité du
jugement), le référent n'étant qu'un tenant lieu (un
artefact, un simulacre, un trompe-l'oeil) » (BRANDT & PETITOT, 1982,
p. 52)
Malgré l'obédience saussurienne de la
terminologie, il s'agit là d'une avancée remarquable au niveau
épistémologique qu'il faut ranger du côté de
HJELMSLEV. Ce linguiste danois conçoit la sémiotique comme une
fonction qui réunit deux grandeurs : l'expression et le contenu, sans
faire intervenir en aucun moment le référent. La
difficulté est de faire abstraction du référent occasion
du sens : pour ce faire, HJELMSLEV nous invite à comparer dans plusieurs
langues la même proposition ou la même phrase afin de nous
apercevoir que : « [...] dans le contenu linguistique, dans son
processus, une forme spécifique, la forme du contenu, qui est
indépendante du sens avec lequel elle se trouve en rapport arbitraire et
qu'elle transforme en substance de contenu. » (HJLEMSLEV, 1968-1971, pp.
70-71)
Autrement dit, l'expression possède une forme et une
substance, il en est de même pour le contenu. Ce qui veut dire que quel
que soit le niveau abordé dans la science linguistique, on rencontre une
fonction sémiotique qui relie une forme et une substance.
Il n'est pas peut être superflu de rappeler un autre
argument qui justifie le rapprochement épistémologique entre Jean
PETITOT et Louis HJELMSLEV en même temps qu'il évacue le
référent comme une question inutile. PETITOT définit le
carré sémiotique comme un dispositif logique qui a pour mission
de convertir une disjonction en conjonction. Ainsi, le son existe
indépendamment du référent, mais par le dispositif logique
du carré sémiotique ces deux entités deviennent des
grandeurs analysables par leur mise en forme et devenir de la sorte les
fonctifs du signe sémiotique. Nous pouvons visualiser cette logique dans
le carré sémiotique ci-dessous, à partir de l'aventure de
l'être et du paraître :
disjonction
|
Être (Référent)
|
Paraître (son)
|
|
|
|
Signifiant
|
signifié
|
Conjonction = signe
La lecture de ce carré sémiotique commence par
l'opposition entre le référent, c'est-à-dire ce qui est et
ce qui ne fait que paraître: le son. Le langage s'obtient par le travail
énergique de la négation qui convertit le paraître en
"signifiant" et l'être en "signifié" de telle manière que
leur rapport n'est plus d'opposition mais de contenant à contenu, ou
pour reprendre la terminologie de HJELMSLEV, un rapport d'expression à
contenu; c'est-à-dire: être une sémiotique. C'est pour
cette raison que nous pouvons dire qu'une fois le monde versé dans le
discours, la catégorie du réel s'évanouit comme une
question inutile; c'est le cas précis de la
175
délocutivité en notre sens. Dès lors,
nous sommes pris dans la spectacularisation discursive dans laquelle nos
actions ont pour but de modifier le rapport intersubjectif.
Puisque le délocutif est compris par
référence à une énonciation antérieure, il
nous semble alors que sa propriété la plus essentielle est la
suspension de la référence extralinguistique qui est
présente dans la locution primitive. Dès lors le délocutif
est produit afin d'accomplir un acte de langage dérivé de la
première valeur énonciative.
En tout cas, il ne serait pas péremptoire de penser que
le délocutif, en s'organisant dans une référence de signe
à signes bloque la dénotation pour s'ériger en action. En
d'autres termes, la référence du délocutif à une
énonciation antérieure ne suspend pas seulement la
référence extralinguistique, mais surtout, convertit le dire en
faire, et de la sorte, nous libère du poids néfaste du
réel: c'est de cette manière que le langage s'autonomise dans la
fiction qu'il permet d'accomplir.
Les pages qui vont suivre ont pour but de démontrer que
cette conversion est motivée par le principe d'économie qui
interdit au langage d'être infinitisé ou d'être
monolithique. Le délocutif, en définitive, du moins en ce qui
concerne les performatifs primaires, est une soustraction de la fonction
dénotative au profit de la fonction performative de manière
à éviter le fonctionnement hapax du langage. Il faut comprendre
ce principe d'économie comme une dérivation illocutoire à
partir d'une énonciation antérieure qui, elle, est non exempte de
valeur dénotative. C'est une autonomisation de l'accomplissement de
l'acte du langage, justement par expulsion du dénoté.
Avant d'avancer des exemples, nous tenons à marquer
notre souscription à la thèse de DUCROT qui reproche à
BENVENISTE d'avoir donné au délocutif une définition trop
restrictive. En effet, nous devons admettre avec O. DUCROT, la
généralisation des délocutifs vers d'autres
éléments qui ne sont pas des locutions. C'est le cas
précis des délocutifs lexicaux comme « Monsieur » ou
« Madame ».
Selon l'étymologie attestée, « monsieur
» signifie : « mon cher », mais à cause de la
délocutivité, il n'est plus outrecuidant de dire « Mon cher
Monsieur ». Pareillement pour « Madame ».Cette expression
désigne le titre donné par les employés d'un domaine
à la maîtresse de ce domaine. Mais actuellement, on dit madame par
simple respect et non plus parce que la femme est maitresse d'un domaine.
Le premier exemple qui va nous occuper concerne un emprunt. Il
va nous permettre d'invalider l'analyse de la linguistique contrastive qui
s'organise en termes de changement de sens : une extension ou une restriction
dans la langue cible. Au contraire, ce qui se passe en réalité
est que les emprunts subissent la loi de la délocutivité.
On peut dire sans risque de se tromper que Madagascar avant
l'arrivée des colons est une société sans école.
Nous ne voulons pas dire sans éducation parce que celle-ci se niche dans
une vaste littérature orale qui comprend les mythes, les contes et
autres genres regroupés sous le terme d' « oraliture ».
176
L'avènement de l'institution scolaire s'accompagne de
la sorte d'une forme d'emprunt linguistique. L'analyse souvent
privilégié dans ce domaine se base sur la dénotation pour
expliquer le changement de sens. Ainsi, le mot « Monsieur » pour
lequel O. DUCROT (1981, p. 49) nous convainc du caractère
délocutif subit encore une seconde délocutivité. Cette
expression, à l'origine, dénote l'individu de sexe masculin avec
une forte valeur affective puisqu'il signifie exactement « mon cher
».
Au cours de l'appropriation de cette expression par les
locuteurs Malgaches, elle s'intègre souvent avec un discours qui
désigne le maître d'école qu'elle a fini par s'associer
exclusivement à cette fonction scolaire. S'il s'agit d'un simple emprunt
comme on le croit ordinairement, on ne comprendra jamais pourquoi dans la
langue cible, il a pris le préfixe « ra- »
Le préfixe « ra- » est une marque de respect
dans l'anthroponymie malgache. De cette manière, il ne doit pas
être utilisé pour des noms propres anthroponymiques, sauf s'il y a
des raisons contraires, comme dans le cas de la prosopopée. Cette
adjonction de préfixe devait être un argument majeur pour
dissuader les tenants de la linguistique contrastive de parler
négligemment de restriction de sens.
L'adjonction reprend effectivement la valeur
énonciative perçue par les Malgaches. Par contraste, les
Malgaches auraient compris probablement que l'individu à qui l'on
s'adresse par le terme de « monsieur » bénéficie de
tous les égards de son interlocuteur. Ainsi, par référence
à cette première valeur illocutoire, les Malgaches font une sorte
d'hypercorrection en adjoignant le morphème préfixal « ra-
» qui sert justement à marquer ce respect. Seulement, ils ne
pensent pas que ce respect est intrinsèque à l'individu, ils
pensent qu'il est dû au fait que l'individu est le détenteur du
savoir.
C'est ainsi que l'emprunt se décline en « Ramose
» et non en simple « mose /muse/». « Ramose » a alors
rompu avec le lien affectif pour garder seulement le sens imposé par son
énonciation et il est produit à la seule fin de témoigner
de ce respect. C'est donc l'intégration délocutive qui a
primé sur les intégrations sémantique et phonétique
au point que quand l'autorité du savoir est une femme, les
élèves n'hésitent à parler de « ramose madamo
» qui signifie une dame enseignante, mais littéralement un Monsieur
Madame.
Cette analyse nous montre que dans le cas d'emprunt de langues
en contact, ce qui prime, ce n'est pas une réorganisation de
sèmes qui ferait conclure à une extension ou restriction de sens
très peu justifiées, d'ailleurs, celle-ci est à l'oeuvre
en permanence dans la production de sens métaphorique qui peut aboutir
à un figement lexical ou non, comme dans le cas du mot grève.
Mais au contraire, c'est une conséquence pragmatique qui organise
l'emploi et l'arrangement sémique.
En outre, il faut tenir compte que l'organisation
sémique est dépendante du contexte, ce qui signifie que tous les
sèmes disponibles sont inscrits dans le mot, mais l'emploi dans un
177
contexte en modifie l'arrangement comme nous allons tenter de
le montrer de manière empathique (QUINE, 1993, p. 73)18 dans
les exemples suivants :
Dans un cours de mathématique, si le professeur demande
à ses élèves de prendre une feuille, il y a fort à
parier que celui-ci veut faire écrire. En revanche, dans un cours de
biologie végétale où il est question de faire des
observations sur une plante, la même injonction fera saisir une partie de
plante aux élèves. De la même manière dans un
atelier de métallurgie, cet ordre fera prendre des métaux en
feuille.
Ainsi, si le délocutif s'affiche comme une
performativité, il y a lieu maintenant de dire quelques mots de la
performativité généralisée. On peut comprendre la
généralisation du performatif à tous les
énoncés de la manière suivante. Une phrase simple du type
de (1) est en réalité une complétive comme le montre
(2):
1. La séance est ouverte
2. Je déclare que la séance est
ouverte
(1) permet d'accomplir l'ouverture de la séance en
question. (2) autorise également cette action, mais à la
différence près, il indique celui qui agit. Cette indication
introduit une nouvelle force illocutoire: la déclaration qui occupe une
position mineure par rapport à l'ouverture. Il ne faut pas confondre
cette remarque avec les exemples du type descriptif ou constatif dans la
terminologie d'Austin, comme celui-ci:
3. Je travaille la terre
Ce dernier est l'objet d'une phrase matrice indiquant la
force illocutoire de l'énoncé, mais ne peut pas être
performatif en lui-même. Sa performativité se dévoile donc
de la transformation suivante:
4. J'affirme que je travaille la terre
Autrement dit, il faut admettre que les verbes qui indiquent
des actions sur le monde ou des états du monde ne peuvent pas construire
une phrase indépendante que par une démarche heuristique. Il leur
faut en effet le préfixe performatif pour mettre en évidence leur
statut énonciatif, c'est ce que nous montre le contraste entre (3) et
(4). Symétriquement inverse, les performatifs primaires ne peuvent pas
non plus être à la source d'une phrase indépendante que par
décision théorique, et c'est la thèse adoptée par
AUSTIN ([1962]1970); pour une performativité effective, et non pas
seulement virtuelle, il faut leur adjoindre une subordonnée
complétive ou tout simplement un GN objet. C'est ce que nous pouvons
constater dans (5) et (6)
5. Je te promets que tu auras un résultat
rapide
18 Je dirai que l'empathie est cette disposition qui
consiste à considérer autrui pour créer l'harmonie autour
de soi et ainsi être amené à essayer de donner forme aux
paroles à partir du point de vue de l'interlocuteur.
178
6. Je te promets un résultat rapide
Il s'ensuit que l'idée de phrase indépendante
est complètement ruinée par la théorie de
l'énonciation. En effet l'édifice structuraliste de SAUSSURE ne
tient pas compte du locuteur et encore moins du rapport interlocutif.
Cependant, il faut reconnaître que cette position heuristique a permis de
mettre en évidence le caractère systémique du langage dont
le prolongement s'avère être la grammaire générative
et transformationnelle, au lieu et place du fourvoiement philologique.
De la même manière qu'AUSTIN fut contraint
d'étendre à tous les énoncés la
performativité, ANSCOMBRE également défend la thèse
d'une délocutivité généralisée qui prend
aussi naissance sur le refus de la possibilité d'une phrase
indépendante. Voici comment il présente cette
délocutivité généralisée:
« Une hypothèse enfin : nous avons vu que si
X* est un verbe performatif, l'acte de X* réalisé en disant je0
X* que... est illocutoirement dérivé de l'acte primitif
d'assertion je1 X* que... Par ailleurs, la délocutivité
généralisée engendre la valeur performative de je0 X*
que..., à partir de l'assertion je1 X que... où X est le verbe
dans son sens non performatif. On voit l'analogie. On peut donc se demander si,
dans le cas de la performativité des verbes, la dérivation
illocutoire qu'ils dénotent n'est pas en quelque sorte la
«coupe» synchronique de ce processus diachronique qu'est la
délocutivité généralisée. N'en serait-il pas
ainsi pour tout délocutif généralisé? »
(ANSCOMBRE, 1979, p. 84)
Maintenant que le cadre théorique du travail est
clarifié, il nous est donc loisible de passer à un exercice
d'application en démontrant que le "saotse", à l'origine, est une
faveur que l'on donne en reconnaissance d'une faveur primitive finit par
devenir délocutif. Il en est exactement de même pour le cas de son
homologue français "merci" comme l'attestent encore l'expression "Dieu
merci" ou le dérivé "une lutte sans merci".
Dans la culture malgache, le « saotsa »
décrit une activité rituelle qui consiste à donner aux
ancêtres et aux divinités du présent qui assume une double
fonction. La première consiste à remercier les divins d'avoir
accordé leur bienveillance aux humains et, la seconde a pour mission de
les honorer afin qu'ils accordent leur bienveillance pour la
cérémonie ou pour l'activité que l'homme a l'intention
d'accomplir (circoncision, mariage, enterrement, voyage, commémoration,
etc.)
Le "saotsa" ne peut être effectué que par
l'officiant désigné par la société au même
titre qu'une messe chrétienne ne peut être effectuée que
par un prêtre. Il s'ensuit que la logique du saotsa est celle du
potlatch: une économie qui interdit l'accumulation sous peine de bloquer
le cycle naturel des échanges. C'est ainsi qu'à chaque
première moisson, l'homme malgache destine une gerbe de riz aux Dieux
afin qu'ils continuent à prodiguer leur faveur à l'agriculture
humaine. C'est cela la logique du potlatch: un don et un contre don.
Dans toute croyance à la divinité, c'est Dieu
qui nous donne les ressources nécessaires à notre vie, en
conséquence, nous devons le remercier par des présents.
179
Ce premier sens est le sens objectif, censé être
premier de l'expression. Mais déjà ce sens premier ne va pas de
soi. Pour nous rendre compte de cette complication inattendue, il n'est que de
nous référer à la nature des présents par
référence à l'opposition entre la catégorie du
réel et la catégorie du possible selon deux auteurs viennois :
Robert de MUSIL et Ludwig Josef WITTGENSTEIN. On peut résumer
l'idée fondamentale de ces auteurs par l'aphorisme suivant : « 2.06
- L'existence et l'inexistence d'états de faits constituent la
réalité » (WITTGENSTEIN L. J., 1961, p. 35)
Autrement dit, la réalité est constituée
par l'ensemble de ce qui est et de ce qui n'est pas. Ce qui veut dire
exactement que la réalité connaît une censure qui lui
interdit la totalité comme le ferait un syntagme vis-à-vis d'un
paradigme : en un point du syntagme, seul un élément du paradigme
peut apparaître. Appliquons maintenant ces remarques sur le « saotse
» en tant que présent pour leur donner une consistance.
À considérer le statut de Dieu à
l'égard de ses créations dont particulièrement l'homme, il
y a quelque absurdité à vouloir lui donner en présent ce
qu'il a lui-même créer. Il faut dès lors une instance
narrative pour combler le manque constitutif du « saotse - présent
». Cette instance narrative postule ce que la censure interdit : la
totalité. Elle indique le sens du présent dans une perspective
sémiotique qui n'est pas dénotative comme le prévoit la
linguistique saussurienne mais métalinguistique engendrant la connexion
de chose à choses consignée par WITTGENSTEIN de la manière
suivante : « 2.0123 - Lorsque je connais un objet, je connais
également l'ensemble des possibilités de son occurrence dans des
états de chose » (WITTGENSTEIN L. J., 1961, p. 32)
Ainsi, un « saotse - présent » dénote
une libation et / ou une immolation à l'occasion d'un rituel religieux
où l'homme officiant « affirme » sa gratitude envers Dieu de
leur avoir laissé vivre, lui et les siens pour les biens qui leur ont
été prodigués. Dès lors, le « saotse -
présent » emprunte la voie de la synecdoque et de la
métonymie sous la perspective de la partie pour le tout.
C'est-à-dire que l'aliment de l'homme est du végétal et de
l'animal. Le premier est représenté métonymiquement par le
breuvage considéré comme l'ambroisie des Dieux et le second,
synecdochiquement par l'animal du sacrifice.
Nous pouvons maintenant mieux comprendre pourquoi nous avons
parlé d'économie de potlach ou de dilapidation entre les humains
et les Dieux : dans une économie de potlach, il n'y a pas
d'accumulation, son principe est de dilapider dans une forme
cérémonielle ce que l'on a gagné afin que le cycle de
production revienne à son point de départ. Ainsi, l'homme en
donnant à Dieu ce qui lui a été offert, s'interdit
l'accumulation de crainte que Dieu refuse d'en donner une nouvelle fois. Le
« saotse - présent » en définitive est une dilapidation
à l'endroit du bienfaiteur pour signaler que l'homme sacrifie tout
à lui afin qu'il continue sa prodigalité.
C'est pour cette raison que le « saotse - présent
» entre en occurrence avec la notion de « remerciement » qui est
le sens indiqué par l'instance narrative dont la fonction discursive est
de liquider le manque caractéristique de la réalité.
180
Cette indication du sens par l'instance narrative est
nécessaire pour différencier le simple envie de faire une orgie
alimentaire de l'acte rituel de remerciements pour honorer les
divinités. En outre cette instance narrative a également pour
mission de marquer la distance qui sépare le sentiment religieux qui
reconnaît que l'homme doit tout à Dieu et le caractère
foncièrement partiel des présents en tant que catégorie du
réel. C'est pour cette raison que par délocutivité, le
proverbe suivant ou ses nombreux équivalents est toujours en occurrence
avec un « saotse - présent » :
Tantely tapa-bata io fa ny fonay ro mameno azy (c'est
un demi-boisseau de miel mais c'est nos coeurs qui le
remplissent)19.
En définitive, sans l'instance narrative, tout
présent demeure marqué par le manque caractéristique de la
réalité. De cette manière, il est clair qu'aucun «
saotse - présent » ne peut pas se suffire à lui-même
car ce serait faire de l'aumône à celui à qui nous devons
tout. Ce proverbe intervient justement pour combler le manque
caractéristique du présent. Discourir dans le sens de ce
proverbe, c'est-à-dire, présenter une offrande qui
représente le végétal et / ou l'animal et spécifier
en même temps que c'est la reconnaissance de la prodigalité de
Dieu, constitue ce que l'on appelle « misaotra » ou « remercier
»
Puisque la nature du « saotse - présent » est
ainsi clarifiée, nous pouvons maintenant l'envisager du point de vue de
la délocutivité. Ce premier sens du « saotse » est
reproduit par l'instance narrative dans le discours qui en fait mention lors du
rite cultuel. Mais comme ce rite cultuel est produit à la seule fin de
remercier les divinités pour leur bienveillance, il s'ensuit qu'on peut
faire le « saotse » en l'absence de tout présent, en disant
tout simplement « misaotse » qui est cette fois-ci une forme verbale
et non plus une forme nominale appartenant à la locution de la
cérémonie.
Nous retrouvons alors une parfaite illustration de la
définition originale du délocutif : « un verbe est dit
« dénominatif » s'il dérive d'un nom ;
déverbatif, si d'un verbe. Nous appellerons délocutifs des verbes
dont nous nous proposons d'établir qu'ils sont dérivés de
locutions » (BENVENISTE, [1966] 1982, p. 277)
De là, la forme délocutive est attestée,
on dit « misaotra » à la seule fin d'accomplir l'acte de
remercier. Il s'agit en quelque sorte d'une forme d'homothétie qui
déplace la valeur énonciative de l'ordre du divin vers l'ordre
humain. Cette homothétie se justifie dans la mesure où :
« La création de verbes délocutifs
s'effectue sous la pression de nécessités lexicales, elle est
liée à la fréquence et à l'importance des formules
prégnantes dans certains types de culture. » (BENVENISTE, [1966]
1982, p. 279)
En effet, dans la culture de l'Afrique insulaire qui se
retrouve sans doute en Afrique continentale, le Dieu providence qui pourvoie
à tous les besoins de l'homme mérite un présent afin qu'il
continue à prodiguer sa bienveillance. C'est de cette manière que
l'homme
19 Notre traduction
181
africain clôt un discours, au début des travaux
agricoles, au cours duquel, l'instance narrative demande à Dieu
d'accorder sa bénédiction pour la fertilité du sol que
l'homme va travailler. Il n'est pas ainsi étonnant que l'un des tout
premiers arts religieux soit un Venus steatopyge, témoignant du culte de
fécondité. De la même manière, au moment de la
récolte, l'homme se doit de faire un présent à Dieu.
Maintenant, le paradoxe que nous devons résoudre dans
cette économie de potlatch consiste à se demander comment on peut
faire présent à Dieu des choses qu'il a lui-même
prodiguées.
La notion de détachement de sens de B. de CORNULIER va
nous permettre de résoudre ce paradoxe. La véritable fonction du
détachement du sens est de nous dire que le langage ne peut pas
être une tautologie du réel. Voici un extrait de l'article qui
permet cette conclusion: « Dans l'énoncé du
détachement fort du sens (§E) le contenu de « P » et de
« Q » est quelconque. C'est ce qu'on peut mieux faire voir en
explicitant ainsi la portée des variables propositionnelles x :
Quel que soit P, quel que soit Q, ( (P & (P signifie Q)
) signifie Q).
Peu importe que P soit une « proposition » ou un
« fait ». Évidemment, si Q ne signifie rien dans un langage
donné, la conjonction d'un acte quelconque P, avec une
interprétation P signifie Q dans ce langage, ne produit aucun sens par
détachement du sens, faute que Q signifie quelque chose. Q doit donc
déjà appartenir au langage de l'interprétation. Mais cela
n'est pas vrai de « P » : pour que le détachement du sens
dérive Q, il est indifférent que « P » ait
déjà une définition dans le langage de
l'interprétation, qui justement lui en assigne une. (...) Le
détachement du sens est donc un principe qui permet à un langage
de s'incorporer n'importe quel élément nouveau comme signe de
n'importe quelle valeur qu'on puisse déjà y exprimer. En ce sens,
l'inventivité sémiologique est arbitraire, radicalement et
totalement, dans la mesure où le détachement fort du sens a la
force d'une règle. » (CORNULIER, 1982, p. 136)
C'est ainsi que le discours qui accompagne l'offrande indique
clairement qu'il s'agit d'un merci en reconnaissance de la prodigalité
des divinités envers l'homme et non d'une aumône, ce qui serait un
sacrilège. Il est remarquable de constater que ce qui empêche les
dons d'être compris comme une aumône est justement le discours qui
l'accompagne. C'est pour cette raison que le discours qui accompagne l'objet
matériel du "saotsa" le présente toujours comme sanctionné
par l'incomplétude caractéristique de la catégorie du
réel. Que l'on se rappelle des deux pièces de la veuve dans le
temple.
On remarque en effet que dans la présentation du
"saotsa", on place le breuvage et le morceau de viande sur un autel et puis
dans le discours qui suit, il faut dire obligatoirement que ce sont les
"saotsa" en reconnaissance de la bienveillance divine. Autrement dit, en
suivant en cela la règle du détachement du sens, on
s'aperçoit que la présentation du "saotsa" est un acte de
reconnaissance. De là, un observateur extérieur à l'office
peut commenter par le délocutif de BENVENISTE ce qu'il voit en disant
"Misaotra io olona io [Cette personne remercie]"
182
En revanche, la délocutivité
généralisée consistera à dire à une personne
que l'on reconnaît être votre propre bienfaiteur : "je vous
remercie" en dehors de tout présent, ou sous la perspective de la
performativité généralisée en lui disant "je vous
dis merci"/ "je vous dis que je vous remercie". Il s'ensuit que dans l'espace
conversationnel au quotidien, dire « merci » ce n'est pas seulement
accomplir l'acte de remerciement mais c'est surtout confirmer la modification
d'une relation intersubjective à travers l'instance de narration qui
fait acte de gratitude.
C'est de cette manière que le délocutif
généralisé fait passer une activité physique vers
une activité de langage sous le sceau de la
sui-référentialité. La
sui-référentialité est souvent présentée de
manière quelque peu réductrice à notre avis. Dans le
cheminement de la pragmatique, elle est dressée en face d'une
linguistique qui considère les signes comme de simples
éléments de représentation qui se substituent aux choses.
De cette manière, le délocutif est compris comme un signe qui
bloque cette référence en s'exhibant comme forme qui permet
d'accomplir un acte linguistique défini.
Dans une deuxième évolution de la pragmatique,
la sui-référentialité n'est pas considérée
comme un simple blocage de la référence mondaine mais que le
mouvement de la référence ne s'y arrête pas mais la
traverse pour atteindre un autre niveau du langage, celui de l'action. Ce
niveau a pour mission de modifier le rapport dans l'univers du discours dont
rend compte la sémiotique narrative ou la sémiotique
transformationnelle. C'est ce que nous appelons intelligibilité
narrative qui est la possibilité de nous présenter un spectacle
linguistique devant nous et de nous imaginer ce qui se passerait s'il est
vrai.
Il n'est pas inutile ici de rappeler une thèse que nous
avons avancée ailleurs à partir de la position de Pierre BANGE
que voici :
[...], les énonciations vont être
considérées comme des actions verbales en
relation avec une situation de communication qui comporte des dimensions
spatio-temporelles et surtout sociales ; comme des actions accomplies par un
locuteur en produisant un énoncé dans une langue naturelle
vis-à-vis d'au moins un récepteur, dans le but de modifier la
situation antérieure à l'acte d'énonciation en provoquant
une réaction du ou des interlocuteurs (une réaction interne,
cognitive, qui peut elle-même déclencher des réactions
verbales et/ou comportementales » (BANGE, 1992, p. 9)
Cette thèse consiste à dire que c'est une «
trace narrative » qui rend intelligible l'illocution. En effet, la
narrativité est surtout un algorithme qui fait passer une figure d'un
état à l'autre, conformément à l'intuition de
WITTGENSTEIN qui postule que l'existence et l'inexistence d'états de
chose constituent la réalité. Explorons cette hypothèse
afin de la clarifier et d'en tester la validité. Elle est
également présente chez un autre auteur viennois. Robert de
MUSIL, avec son style propre présente cet aphorisme de WITTGENSTEIN en
ces termes : « [...]. Toutes les possibilités que contiennent,
par exemple, mille marks, y sont évidemment contenues qu'on les
possède ou non ; le fait que toi ou moi les possédions ne leur
ajoute rien, pas plus qu'à une rose ou à une femme. »
(MUSIL, 1982, pp. 18-19)
183
On retrouve la même idée chez Jacques DERRIDA
([1972] 1982) dans le concept de différance (avec un « a »),
chez Paul KLEE (1977) en termes de devenir. C'est une idée qui
s'avère être un point central dans les sciences linguistiques et
dans les sciences cognitives qu'on peut multiplier à loisir les
références. Cependant, nous allons en faire l'économie
pour nous intéresser à son adaptation dans le cadre de la
pragmatique.
En introduisant la dimension temporelle dans l'algorithme
narratif, GRÉIMAS nous indique qu'un parcours figuratif connaît
une clôture absolue à travers la suppression-adjonction de
sèmes ou de propriétés. Ainsi, pour reprendre une figure
du monde familière dans les contes populaires qui ont permis de mettre
au point la théorie de la transformation narrative. Cette figure
emblématique est Cendrillon, elle est présente sous toutes les
latitudes sous la thématique de la marâtre. Pour identifier la
propriété pertinente de Cendrillon, au début du
récit, il n'est que d'analyser l'antonomase qui est à l'origine
de son nom.
L'antonomase est définie par les rhéteurs comme
une figure qui fait passer un nom propre en nom commun ou un nom commun en nom
propre. Pour le nom Cendrillon, il s'agit évidemment du passage du nom
commun vers le propre. En effet, ce nom est une transformation hypocoristique
du nom "cendre". L'hypocorisme étant, selon Henri MORIER, est une forme
laudative d'ironie qui consiste à créer un « terme
susceptible d'atténuer une chose blâmable » (MORIER, 1981, p.
519). En effet, brimée par sa marâtre, l'orpheline est
obligée de dormir à même le sol auprès du foyer, les
nuits d'hiver pour bénéficier un peu de la chaleur du feu sous
les cendres si bien que son vêtement est décoloré par les
cendres. C'est ainsi qu'elle est appelée du nom de Cendrillon.
Cependant, au cours du bal annuel où le prince se doit
de choisir sa future épouse, c'est Cendrillon
métamorphosée par une fée qui l'a emporté sur
toutes les jeunes filles parées pour la circonstance. On comprend alors
que la suppression-adjonction de propriétés est le passage du
malheur vers le bonheur. Autrement dit, ce qui constitue le parcours figuratif
est une borne absolue de part et d'autre de la transformation qui insère
la figure dans une temporalité close.
Le point le plus important qu'il faut retenir de la
temporalité close qui prend en charge une figure du monde est qu'elle
dessine la totalité de la figure qu'il faut comprendre comme l'ensemble
des possibilités inscrites en elle. Que l'on se rappelle à propos
l'aphorisme de WITTGENSTEIN ou la monnaie-femme de MUSIL. Mais, à la
lumière de l'exemple de Cendrillon, nous devons tenir compte qu'une
seule des possibilités peut être actualisée.
Cette propriété du narratif, c'est-à-dire
la logique narrative inscrite dans la suppression-adjonction, nous apprend que
le réel est caractérisé par une censure qui interdit la
totalité. Pour métaphoriser, c'est comme si l'on se trouvait
à la croisée des chemins. Évidemment, l'on ne peut prendre
qu'un seul, les autres chemins ne s'évanouissent pas, ils sont là
comme possible, et l'individu a tout loisir de discourir ce qu'aurait
été sa vie s'il avait pris un autre chemin. Dès lors, si
la censure interdit la totalité, elle la postule en même temps.
C'est ce double mouvement de l'interdit et de la postulation qui fait que le
mouvement de la référence ne s'arrête plus au réel
mais le traverse pour atteindre la postulation du possible.
184
De ce point de vue, si le « saotsa » acquiert une
délocutivité, c'est parce que la logique narrative du
récit dont il dérive étale sur le même niveau le
réel et le possible dans un mouvement de référence
réciproque qu'institue le mécanisme de la suppression-adjonction.
En effet, nous savons que le « saotse » est motivé par un
sentiment humain qui fait croire à la bienveillance de Dieu, notamment
en ce qui concerne l'agriculture. Pour commencer la période culturale,
l'homme, dans une cérémonie cultuelle, demande à Dieu
d'accorder sa bienveillance et de faire en sorte que la culture donne et
demande pardon à l'avance de devoir transgresser la terre-mère
dans le labourage.
En retour, au moment de la récolte, l'homme se doit de
remercier Dieu par des présents pour le solliciter de continuer à
être bienveillant, car selon la logique narrative Dieu aurait pu
être malveillant. C'est cela le possible qui s'accommode de ne pas
être actualisé selon l'expression de Robert MARTY (MARTY, 1980)
dans son analyse de la priméité de la sémiotique triadique
de PEIRCE. En tout cas, le discours premier du « saotse » s'organise
autour de la distance qui sépare et noue en même temps la
malveillance de la bienveillance.
S'il en est ici, c'est-à-dire que si le discours
premier dont dérive le délocutif du « saotse » permet
justement la dérivation délocutive, c'est parce qu'il se situe
dans la trame narrative d'un spectacle linguistique, une fuite du réel,
qui déploie sur le même niveau de la figure la malveillance et la
bienveillance comme autant de possibles. D'autre part, il y a lieu d'identifier
en amont du « saotse » une autre trame narrative bornée par
l'absence et la présence de récolte.
Faire le « misaotra » se comprend alors comme une
postulation de la totalité qu'interdit la censure du réel. La
dérivation délocutive se comprend de la sorte comme une
postulation de la totalité, non plus parce le réel opère
une censure mais parce que le délocutif suspend la
référence à la réalité pour une
référence illocutoire dans un discours antérieur.
Ce qui veut dire que la logique temporelle introduite par
l'instance de narration est un algorithme narratif qui fait que les contraires
ne s'opposent pas mais coexistent en polémiquant et qui se contente
d'une transformation du rapport intersubjectif sans se préoccuper
d'aucune référence extralinguistique. Dans le cas qui nous
occupe, dire « merci » en tant que token et non en tant que
type n'est l'accomplissement d'un acte de remerciement que parce son
énonciation modifie le rapport intersubjectif des interlocuteurs. Disons
que d'homme libre, celui qui dit « merci » devient redevable et
contraint à cet état jusqu'à acquittement de sa dette. Une
dette qui prend la voie du potlatch sous forme d'étalement-dilapidation
de richesse en contre partie de la bonne récolte. Mais il faut
reconnaître que dans la dérivation délocutive, cet
étalement-dilapidation se convertit en acte verbal
L'introduction de la logique narrative au sein de la
pragmatique est un argument qui milite contre la nécessité de
contextualisation de la communication qui relèguera dans les oubliettes
les énoncés dont on ignore les contextes d'émission.
Autrement dit, la trace narrative est suffisamment puissante pour permettre de
comprendre l'acte d'énonciation mis
185
en jeu. L'intervention de la logique narrative dans la
performativité permet de minimiser le rôle du contexte.
Il nous semble aussi permettre de faire l'économie de
l'explication en quatre phases du processus délocutif chez DUCROT et
ANSCOMBRE. .
S'il est accepté que c'est une trace narrative qui rend
intelligible l'illocutoire, alors le délocutif peut se présenter
comme un cas spécifique d'intertextualité que nous proposons
d'appeler « interillocutoirité » par reprise d'une valeur
illocutoire présente dans un discours premier par mention du segment
linguistique qui focalise cette valeur à la seule fin de l'accomplir
dans le discours second. Cette interrelation entre des valeurs illocutoires a
pour mission d'éviter au langage d'être infini,
conformément au principe d'économie dont nous avons fait l'un des
arguments de notre explication dans ce travail.
Pareille explication peut aussi faire, au niveau
théorique, de l'économie des différentes étapes
proposées par ANSCOMBRE et DUCROT. Car, il faut reconnaître que ce
long détour, pose le problème de la hiérarchisation
diachronique comme nous le verrons dans les exemples qui vont suivre.
À ce titre, nous admettons volontiers le principe mise
à jour par Ducrot, selon lequel, des doublons morphologiques dans le
langage impliquent une référence à des énonciations
antérieures :
« Il est donc nécessaire si le nominalisme ne
doit pas être circulaire, d'expliquer que des emplois où un
segment linguistique a la valeur S1 amènent à conférer
à ce même segment une valeur tout autre S2. Cette
métamorphose, on peut, je crois, la fonder sur l'énonciation
» (DUCROT, 1981, p. 48)
C'est de cette manière que nous allons tenter
d'expliquer la présence en français de deux mots de même
forme mais qui ont des sens différents, il s'agit du mot «
grève ». Le sens S1 du mot « grève »
désigne l'espace géographique qui borde un plan d'eau. La
question est alors maintenant de savoir d'où vient que le mot «
grève » actuellement désigne un engagement politique en vue
de modifier le rapport entre employés et employeur.
Il nous semble que la métamorphose est en relation avec
un fait ancien qui se passait dans le premier pays de la démocratie :
Athènes. Nous reconnaissons volontiers que l'événement est
historique et que sans le secours d'une base de données facilement
accessible sur le réseau, l'explication nous aurait
échappé complètement. En effet, l'on sait que quelques 400
av. J.C. les Athéniens ont coutume d'aller à la grève (S1)
pour décider de l'avenir politique de la cité. Au cours de l'une
de ces réunions, ils ont décidé de l'éviction de
Thémistocle du pouvoir par inscription d'avis sur des ostrakon
mis en évidence par des fouilles archéologiques.
C'est par référence à l'acte accompli sur
cette grève, qui est un pur acte de discours : bannir quelqu'un (au
même titre qu'ennoblir ou marier) que le mot « grève S2
» désigne l'arrêt volontaire du travail pour obtenir un
changement de conditions.
186
Ainsi, dire «je suis en grève » n'est pas une
simple description de l'arrêt volontaire du travail, mais il est surtout
une modification du rapport intersubjectif entre employeur et employés.
Cette valeur illocutoire dérive de ce qui s'est passé pour
Thémistocle dans l'Antiquité grecque : une modification du
rapport entre le peuple et le roi en termes d'ostracisme.
Ce deuxième exemple nous montre que le délocutif
n'aboutit pas toujours à la création d'un verbe, il peut aussi
concourir à la création d'un nouveau sens par figement d'un
délocutif. Ce qui semble alors être un doublon homonymique dans le
langage n'est qu'une conséquence d'une inter- illocution dans laquelle
l'illocutoire dérivé suspend la référence
extralinguistique pour ne garder que la référence
interillocutoire.
Il peut encore y avoir d'autres dérivations qui ne sont
pas forcément délocutives. Par mesure d'économie et par la
prégnance d'une expression dans une culture ou dans une langue
donnée, le même signifiant est repris pour un sens nouveau mais
proche de la valeur délocutive. C'est ce que nous avons quand on dit par
exemple :
7. Il ne faut pas grever le budget
où « grever » est le synonyme d' «
obérer » et signifie « affaiblir par un excès de dettes
».
Les deux exemples que nous venons de traiter militent en
faveur du changement de sens fondé sur une énonciation en termes
d'interillocution. Ce terme sert à désigner performativité
du délocutif par référence à une valeur
énonciative initiale d'un discours qui décrit un rite ou une
pratique de nature fortement sociale. Autrement dit, l'énonciation
première est une affirmation qui repose sur un constat tandis que la
seconde, le délocutif, se libère de cette nécessité
de présence au monde pour s'autonomiser en vue d'une modification d'un
rapport interlocutif.
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