6. MÉTONYMIE
RÉSUMÉ :
Très souvent les analystes croient que la
métonymie est pour pallier la carence de nomination. Une
hypothèse mise à jour par VENDLER, notamment en ce qui concerne
la communication dans les restaurants où le client est
dénommé par le nom du menu qu'il a commandé. Pour notre
part, il nous semble que faire métonymie est bien plus, cette figure
entre dans la question de la préservation de la face puisqu'elle permet
d'éviter de nommer ce qui peut choquer au profit d'une expression plus
neutre, en rapport de contiguïté avec le terme censuré.
Mots clés : illocutoire littéral, illocutoire
dérivé, figure, symbolisation, métonymie, valeur
émancipatrice
ABSTRACT:
Very often the analysts believe that the metonymy is to
compensate the lack of appointment. A hypothesis updated by VENDLER, notably as
regards the communication in the restaurants where the client is referred to by
the name of the menu he ordered. For our part, it seems that metonymy is much
more, this figure enters in the question of the preservation of the face since
it allows to avoid to appoint what may shock in favor of a more neutral term,
in report of contiguity with the censored term.
Key Words: illocutionary literal, illocutionary derived,
figure, symbolization, metonymy emancipatory value
Ce travail s'inscrit dans le sillage des "Figures
revisitées" (KERBRAT-ORECCHIONI, 1994), un article qui mesure à
l'aune de l'illocutoire les figures qui s'installent entre l'illocutoire
affiché formellement et l'illocutoire dérivé.
L'illocutoire affiché est compris comme littéral et le
dérivé comme figuratif. Mais c'est ce dernier qui est pertinent
dans la communication.
Un exemple que nous devons à Paul GRICE permet
d'illustrer la pertinence de l'illocutoire dérivé, et en
même temps de préciser la généralisation de la
notion. Cet exemple, le voici : deux amis s'en vont chez l'un. Le visiteur en
voyant un chien devant la maison de son ami lui demande : est-ce que votre
chien mord ? Celui-ci répondit que non. Alors, il s'en va caresser le
chien et se faisait mordre. Il jette un regard interrogateur à son ami
qui explique : mon chien est dans le salon et n'est pas celui-là.
L'intérêt de cet exemple réside dans la
confusion entre illocutoire littéral et illocutoire
dérivé. En posant la question, il s'agit pour le visiteur de
savoir s'il va se faire mordre ou pas. Contrairement à cela, la
réponse qui a été fournie s'est appuyée uniquement
sur le référent du possessif « votre ». Pareille
méprise peut apparaître dans les tropes illocutoires ; mais le
plus souvent le récepteur décode correctement l'imbrication du
littéral dans le dérivé.
Cependant, il nous faut ici immédiatement une mise au
point. Les prédicats de littéral et de non littéral qui se
sont installés depuis la tradition antique comportent un
inconvénient
76
en dépit de leur opérativité. En effet,
dans le cas des figures sémantiques, la distribution entre sens
littéral qu'il faut ignorer et le sens dérivé qu'il faut
lire relève d'une théorie substitutive que condamne l'analyse de
TODOROV qui fait la distinction soigneuse entre signification et symbolisation,
dans les termes suivants :
« C'est la signification qui ne peut être que
littérale. Les poètes qui l'ont affirmé ont
été meilleurs linguistes que les professionnels : les mots ne
signifient que ce qu'ils signifient, et il n'y a aucun autre moyen de dire ce
qu'ils disent ; tout commentaire fausse leur signification. Quand Kafka dit
« un château » il veut dire un château.
Mais c'est la symbolisation qui est infinie, tout
symbolisé pouvant devenir à son tour symbolisant, ouvrant ainsi
une chaîne de sens dont on ne peut arrêter le déroulement.
Le château symbolise la famille, l'État, Dieu, et encore beaucoup
d'autres choses. Il n'y a pas de contradiction entre les deux, et c'est
Rimbaud10 qui avait raison. » (TODOROV, 1970, p. 35)
Ce qui implique que le sens littéral au même
titre que le sens symbolique sont lus en même temps afin de faire sortir
les mots de la rigidité du concept et de donner aux mots ce que Barthes
appelle valeur émancipatrice dont voici l'approche :
« [...]; la fonction du récit n'est pas de
représenter, elle est de constituer un spectacle qui reste encore
très énigmatique, mais ne saurait être d'ordre
mimétique ; la réalité d'une séquence n'est pas
dans la suite «naturelle» des actions qui la composent, mais dans la
logique qui s'y expose, s'y risque et s'y satisfait : on peut dire d'une autre
manière que l'origine d'une séquence n'est pas l'observation de
la réalité, mais la nécessité de varier et de
dépasser la première « forme » qui se soit offerte
à l'homme, à savoir la répétition, une
séquence est essentiellement un tout au sein duquel rien ne se
répète ; la logique a ici une valeur émancipatrice - et
tout le récit avec elle. » (BARTHES, 1981, p. 32)
Cette logique narrative a pour fonction d'interdire simplement
que le langage soit une tautologie du réel, sinon on ne s'expliquera pas
pourquoi il y a relativité linguistique et surtout, pourquoi il y a une
théorie de l'action en linguistique. Cette valeur émancipatrice
est contenue dans le processus symbolique dont la métonymie est
l'exemple par excellence, en anticipation de notre hypothèse dans ce
travail.
Bref, le rapport entre sens littéral et non
littéral n'est pas entre un sens qu'il faut enterrer dans les cendres et
un sens qu'il faut exhiber au dehors, mais entre un sens qui est montré
littéralement et un renvoi symbolique à un sens que la forme du
sens littéral autorise. C'est-à-dire un rapport entre
énoncé et énonciation. Mais le renvoi symbolique est un
processus ad infinitum selon la définition du signe dans la
sémiotique triadique de PEIRCE parce qu'il s'agit justement d'une valeur
émancipatrice qui nous affranchit de la rigidité du concept et de
cette manière interdit que le langage soit une tautologie du
réel.
10 En disant à Georges IZAMBARD et Paul
DEMENY, ses professeurs, que le texte est à comprendre
littéralement et dans tous les sens
77
Autrement dit, il n'y a pas moyen de réduire le signe
triadique en signe dyadique par le truchement de l'ajout du
référent dans le couple signifiant et signifié de
manière à obtenir le triangle d'Ogden et de Richards :
« Mais pour l'analyse des acceptions de « sens
» [meaning] qui est ici notre objet principal, il est souhaitable de
commencer par les relations des pensées, des mots et des choses tels
qu'on les retrouve dans le cas de discours réflexifs, qui ne sont pas
compliqués par des modifications émotives, diplomatiques ou
autres ; et, en ce qui les concerne, le caractère indirect des relations
entre les mots et les choses est le point qui mérite en premier lieu
l'attention. » (OGDEN & RICHARDS, 1976, p. 114)
Nous voyons par ce passage que cette analyse du signe qui se
débarrasse des connotations qui y sont appelées «
modifications émotives, diplomatiques ou autres » nous engage dans
le sens littéral qui relève de la signification et non de la
symbolisation comme le fait remarquer ci-dessus TODOROV.
Tout autre est la conception du signe triadique chez PEIRCE.
En partant de l'idée que rien ne peut être dit vrai d'une
unité absolument simple, suivant en cela la position de PLATON dans
Parménide, il semble que l'on ne peut pas conclure de
l'idée de signe du renvoi d'une unité simple à une autre
unité simple. Justement, c'est cette dernière remarque qui
constitue le point de divergence entre PEIRCE et PLATON ; ce dernier, voulant
corriger la première affirmation entend diviser l'unité
absolument simple en dyade constituée d'un sujet et d'un
prédicat. PEIRCE rétorque alors qu'il n'y a rien à gagner
à supposer des unités de genre puisque si rien n'est vrai de
l'une ou de l'autre, leur différence est fausse. C'est ainsi que PEIRCE
commence par les êtres ordinaux et non cardinaux pour obtenir la
définition du signe suivant :
« Un signe ou representamen est un Premier qui se
rapporte à un second appelé son objet, dans une relation
triadique telle qu'il a la capacité de déterminer un
Troisième appelé son interprétant, lequel assume la
même relation triadique à son objet que le signe avec ce
même objet ... Le troisième doit certes entretenir cette relation
et pouvoir par conséquent déterminer son propre troisième
; mais, outre, cela, il doit avoir une seconde relation triadique dans laquelle
le representamen, ou plutôt la relation du representamen avec son objet,
soit son propre objet, et doit pouvoir déterminer un troisième
à cette relation. Tout ceci doit également être vrai des
troisièmes du troisième et ainsi de suite indéfiniment...
(2.274) " (PEIRCE, 1978, p. 147)
En dépit de la contemporanéité de
SAUSSURE (1857-1913) et de PEIRCE (1839-1914), très peu de travaux de
sémiolinguistique se réclament de cette définition, parce
que sa conception du signe est une véritable coupure
épistémologique. Cette coupure épistémologique peut
être interprétée de diverses manières. Il ne faut
pas surtout pas figer la conception du signe triadique car il a une valeur
émancipatrice au sens de BARTHES. Ce qui justifie ce rapprochement entre
le passage cité de BARTHES et la définition du signe triadique
qui nous semble être deux points convergents.
Le premier point concerne la possibilité du signe : il
n'y a pas de signe que pris en charge par un discours, ou plus exactement par
une énonciation. Hors énonciation, le signe n'est
78
qu'une virtualité figée par les dictionnaires en
dépit des éditions successives qui permettent de voir le
changement. C'est pour cette raison que BARTHES refuse le mimésis
(ne saurait pas d'ordre mimétique) au profit d'une
sémiosis relevant d'une logique narrative qui n'accepte la
répétition parce que l'être y perd ou gagne des
propriétés.
Pareillement chez PEIRCE, la théorie des
interprétants interdit aux signes d'être une tautologie du
réel. Si, effectivement, le signe ne fait que renvoyer à son
objet en dehors de tout interprétant ou troisième, il serait
mimétique et rendrait toute énonciation comme une question
inutile, car à chaque fois que nous utilisons un signe il renverrait de
manière immuable à son objet et rien de plus.
Cette dernière remarque nous renvoie au deuxième
point de congruence. BARTHES l'appelle « valeur émancipatrice
» et PEIRCE le rend par l'adverbial « ainsi de suite
indéfiniment » dans le processus de renvoi de troisième
à troisièmes. Pour la valeur émancipatrice, disons que -
pour rependre ici une littérature universelle de la marâtre - si
Cendrillon, dans le récit, passe des cendres - d'où le nom de
Cendrillon - de son logis aux fastes du palais royal, la transformation
d'état ne lui assigne pas seulement le prédicat « être
riche » mais la met aussi en rapport avec toutes les jouissances inscrites
dans la richesse en tant que concept.
Pour le processus ad infinitum du troisième
dans le signe triadique, prenons un exemple banal qui a le mérite de
nous faire voir que l'illocutoire écarté du signe dyadique peut
faire office d'interprétant, donc de motivation des signes.
La vie dans les campagnes malgaches est organisée de
telle manière que le paddy qui va être pilé pour le
dîner soit mis à sécher le matin dans un endroit sûr
pour permettre à toutes les forces vives de s'occuper des travaux des
champs. Que quelqu'un du groupe, une fois au champ, dise : « il va
pleuvoir », il a visiblement produit un signe qui est un premier, et ce
premier est totalement libre, il aurait pu être : « le ciel est
nuageux » ou encore « nous allons essuyer de grosses gouttes ».
L'objet de ce premier ou son second est l'état de chose climatique
caractérisé par l'imminence de la pluie.
Dès lors, le premier troisième de ce signe qui
noue et sépare en même temps le premier et le second comme
différents est une affirmation dont le but est de faire
croire à l'imminence de la pluie. Du même coup est accompli un
avertissement, c'est-à-dire, un autre illocutoire
relatif au séchage de paddy. Sur ce dernier illocutoire se greffe la
requête que quelqu'un aille ramasser le paddy. La
requête de ramasser le paddy accomplit le conseil qui
consiste à dire qu'il n'est pas bon de dormir le ventre vide. Ne pas
avoir le ventre vide permet de restaurer les forces. Avoir des forces permet de
continuer les travaux des champs. Et ainsi de suite indéfiniment, car
les travaux des champs constituent l'essence existentielle des campagnards.
À partir du conseil comme acte de langage, la dérivation
illocutoire se stabilise en actes équivalents dont il est inutile de
faire l'énumération puisque la dimension existentielle de
l'être humain peut être conçue comme une série de
conseils, manifestée notamment dans les sociétés modernes
par l'existence du conseil d'administration.
79
Cette stabilisation est conforme, à quelque chose
près, à ce que Robert MARTY appelle « Théorie des
interprétants » (MARTY, 1980, pp. 37-38). En effet, nous savons que
dans la définition du signe triadique, le troisième entretient
une relation triadique authentique avec le premier et le second de telle
manière qu'il peut déterminer un autre troisième. Et ainsi
de suite indéfiniment.
Quand on sait en outre que le troisième est de l'ordre
de la loi qui instaure la prévisibilité contre une progression
hasardeuse du sens, l'illustration du troisième devient un protocole
mathématique. Or ce protocole mathématique n'est pas
présent dans les textes de PEIRCE, mais c'est tout de même une
approche acceptable de ce que nous avons appelé « motivation »
du signe qui interdit la tautologie. Prenons connaissance de la formulation de
ce protocole mathématique sous les plumes de David SAVAN :
« L'ajout d'un troisième terme dans la
série introduit la possibilité d'une progression
régulière non-hasardeuse. La loi minimale d'une série peut
être, par exemple, « n+1 ». La loi qu'introduit le
troisième terme fait le lien entre le premier et le second et entre le
second et le troisième. C'est le principe de synthèse puisqu'il
unifie la série : (a) Il représente la relation entre le premier
et le second ; (b) il représente sa propre relation au second et (c) il
représente le fait que la relation entre le premier et le second est la
même que celle entre le second et le troisième. » (SAVAN,
1980, p. 12)
En effet, présenté sous cette formule de
progression arithmétique, le troisième permet
l'énumération des entiers naturels jusqu'à l'infini. Mais
il est évident que personne n'est tentée de faire cette
énumération, l'essentiel est de savoir qu'il y a une règle
de progression qui permet la prévisibilité. Pour notre part, il
suffit de dire que la synthèse opérée par le
troisième est ce qui autorise de dire qu'une minute de récit peut
contenir cent ans d'histoire, ou, plus terre à terre, ce qui permet de
faire cette activité rédactionnelle que l'on appelle
synthèse, ou encore, la synopsis d'un texte qui permet de tout voir d'un
seul coup d'oeil.
Par ailleurs, il y a lieu de croire que la valeur
émancipatrice de la logique narrative est une intelligibilité
narrative par laquelle le discours peut avoir une expression minimaliste, une
sorte de mise en abyme, pour emprunter cette expression à la
poétique, qui noue et sépare la situation initiale de la
situation finale par le moyen de ce que l'on appelle la transformation
narrative. La valeur émancipatrice est donc ce qui interdit au signe de
se fixer en soi mais de renvoyer à un autre qui s'épelle
différence.
Cette deuxième explication de la valeur
émancipatrice pose, de la sorte, la transformation comme un
troisième, car comme le précise David SAVAN à partir des
textes de PEIRCE, le troisième est un intermédiaire, un
médiateur :
« Tout ce qui est intermédiaire entre deux
choses et qui les réunit est un troisième. Les exemples que
PEIRCE nous en propose sont, entre autres, une route entre deux points, un
messager, le moyen terme d'un syllogisme, un interprète. Les habitudes,
les lois et le langage sont également des troisièmes. »
(Ibid.)
Toute la sémiotique dite École de Paris
(GREIMAS, 1981, p. 30) se fonde sur cette intelligibilité narrative,
d'où l'importance de la clôture dans la dichotomisation temporelle
du
80
récit en « avant » et en un «
après », laquelle clôture indique que le temps des
péripéties est fini. La notion de troisième est pourtant
déjà présente dans l'antiquité, chez ARISTOTE, bien
que GRÉIMAS semble n'en avoir pas pris connaissance, en ces termes :
« La limite fixée à l'étendue en
considération des concours dramatiques et de la faculté de
perception des spectateurs ne relève pas de l'art ; car s'il fallait
présenter cent tragédies, on mesurerait le temps à la
clepsydre, comme on l'a fait dit-on quelque fois. Par contre la limite conforme
à la nature même de la chose est celle-ci : plus la fable a
d'étendue, pourvu qu'on en puisse saisir l'ensemble, plus elle a la
beauté que donne l'ampleur, et, pour établir une règle
générale, disons que l'étendue qui permet à une
suite d'événements, qui se succèdent suivant la
vraisemblance ou la nécessité, de faire passer le héros de
l'infortune au bonheur ou du bonheur à l'infortune, constitue une limite
suffisante. » (1451a) (ARISTOTE, 1985, p. 41)
C'est parce que la fable (actuellement le récit, au
sens large) est un signe triadique et que sa synthèse est possible parce
que l'état initial et l'état final caractérisés par
une inversion de propriété est lié par un troisième
: le discours qui fait passer de l'état initial à l'état
final (passage de la fortune à l'infortune dans les textes d'ARISTOTE).
Or il faut admettre que la transformation narrative est un acte de langage
fondamental par ce qu'elle est une suppression et adjonction de
propriétés pour un sujet donné. C'est ainsi qu'un roman de
milles pages, par exemple, peut avoir une synthèse d'une page. Ensuite,
la synthèse elle-même renvoie au texte original par
l'intermédiaire d'une opération discursive, et ainsi de suite.
Il nous semble qu'il est possible de démontrer que la
métonymie est un signe triadique dont le premier est la forme
signifiante manifestée, le second ce à quoi renvoie le premier,
et le troisième est une force illocutoire qui unit le premier au second.
Nous verrons que ce second n'est pas le référent comme cela
semble être suggéré dans le passage suivant :
« Par exemple, si j'invite le lecteur à relire
Jakobson, cela n'entraîne pas une modification interne du sens du mot
« Jakobson ». La métonymie qui me fait employer le nom de
l'auteur pour désigner un ouvrage opère sur un glissement de
référence ; l'organisation sémique n'est pas
modifiée, mais la référence est déplacée de
l'auteur sur le livre. » (LE GUERN, 1972, p. 14)
Cette remarque est peut être descriptive de la
métonymie d'une manière pratique, mais elle n'est pas explicative
du mécanisme de la métonymie car le glissement de la
référence de la sorte existe aussi bien dans la synecdoque que
dans la métaphore, elle est donc bien propre à en entretenir la
confusion entre métonymie et synecdoque.
Au contraire, il faut tout d'abord accepter le principe selon
lequel la métonymie est un phénomène linguistique et que
la question de la référence de cette sorte est baptisée
par tout le monde d'extralinguistique. Ce qui veut dire que le discours
privilégie la relation du signifiant au signifié au
détriment du référent pour accéder à une
autonomie qui participe de ce que BARTHES appelle « valeur
émancipatrice ». Une autonomie formulée en ces termes par
Charles P. BOUTON :
« Le discours est une re-création qui
défie les lois de la réalité pour atteindre à une
exigence supérieure de la spéculation humaine permise justement
par le langage.
81
En ce sens le discours est générateur d'une
vérité, ou d'une erreur qui reflète dans son essence
même, l'essence de l'humain » (BOUTON, 1979, p. 202)
Autrement dit, pour expliquer la métonymie ou d'autres
phénomènes linguistiques, il ne faut pas introduire la notion de
référent parce que l'autonomie du linguistique le convertit en
vérité analytique. Appliquons cette analycité à
l'exemple qui nous occupe.
Que ce soit un Jakobson réel ou un Jakobson de fiction
; le fait de dire « prenez votre Jakobson » à une classe
d'étudiants aboutirait à une incompatibilité
sémantique que si, par ailleurs, il est dit qu'il a écrit un
livre. C'est cette incompatibilité sémantique qui signale la
figure, car désormais la dimension cognitive du mot « Jakobson
» implique le renvoi au fait qu'il a écrit un livre. Du coup, le
possessif « votre » indique que c'est du livre que chaque
étudiant peut s'approprier et non de l'auteur.
C'est cela la symbolisation qui permet un renvoi
métonymique de chose à choses et que nous rapporte WITTGENSTEIN,
avec son style propre, en cet aphorisme : « Lorsque je connais l'objet, je
connais également l'ensemble des possibilités de son occurrence
dans des états de choses » (2.0123) (WITTGENSTEIN, 1961, p. 31)
À cause de cette règle de possibilités
d'occurrence, nous sommes loin de la simple relation dyadique du signifiant et
du signifié mais dans une relation triadique authentique par laquelle
« JAKOBSON » se lit comme un premier qui rend renvoie à un
second « le livre » par le moyen d'un troisième
constitué par le fait que « JAKOBSON est l'auteur d'un livre
». Mais dire que JAKOBSON est l'auteur d'un livre, c'est accomplir une
affirmation, et de cette première force illocutoire peut en
dériver d'autres comme flatter JAKOBSON d'être un auteur, ou celle
de conseiller de suivre ses indications contenues dans le livre, ou encore de
se méfier de certaines de ses affirmations, et ainsi de suite. En de
mots plus simples, la métonymie focalise l'attention sur le mot
exprimé au détriment de ce à quoi il renvoie.
Cette analyse permet maintenant d'exprimer la
différence irréductible entre métonymie et synecdoque.
Dans la synecdoque le renvoi se fait entre éléments de niveaux
différents marqués par une hiérarchie,
c'est-à-dire, entre un et un seul élément contenant et ses
éléments contenus ; tandis que dans la métonymie le renvoi
est entre éléments de même niveau définis par ce que
WITTGENSTEIN appelle possibilités d'occurrence inscrites dans la forme
de l'objet qui origine le renvoi. Faire métonymie, c'est donc produire
un signe qui renvoie à un autre signe de même niveau tandis que la
synecdoque opère dans des niveaux hiérarchisés.
Pour continuer prenons alors une définition de la
métonymie pour illustrer cette thèse, et par la même
occasion de corriger ce qu'il y a de trompeur dans cette définition.
Cette définition, la voici :
« Figure par laquelle on met un mot à la place
d'un autre dont il fait entendre la signification. En ce sens
général la métonymie serait un nom commun à tous
les tropes ; mais on la restreint aux usages suivants : 1° La cause pour
l'effet ; 2° l'effet pour la cause ; 3° le contenant pour le contenu
; 4° le nom du lieu où la chose se fait
82
pour la chose elle-même ; 6° le nom abstrait pour
le concret ; 7° les parties du corps
regardées comme le siège des sentiments ;
8° le nom du maître de la maison pour la maison elle-même ;
9° l'antécédent pour le conséquent. » (LE GUERN,
1972, p. 12)11
Cette définition comporte une certaine forme de
redondance qui rend malaisée son utilisation. En effet, toute
introduction de dimension temporelle dans la métonymie convertit
celle-ci en métalepse comme le précise l'article suivant :
« Métonymie de focalisation dans la
chaîne de l'action : suggestion de la conséquence sous-tendue par
expression de la cause ; et, inversement, évocation de la cause par
expression de la conséquence. » (MORIER, 1981, p. 667)
Cette confrontation élimine de la définition de
la métonymie les usages 1 et 2 ainsi que 9. Il nous reste alors les
usages 3, 4 et 5. Leur caractère de signe triadique sera analysé
dans les exemples qui suivent. En ce qui concerne l'usage 3, métonymie
du contenant pour le contenu, nous avons l'exemple authentique suivant :
1. "Père, tout est possible pour toi, éloigne de
moi cette coupe. Cependant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux!" (De
l'Évangile selon saint Marc. 14,32-36)
Tout d'abord, il faut faire remarquer que la « coupe
» dont il est question dans cette prière constitue dans un second
temps une métaphore. En effet, il faut admettre que « coupe »
renvoie ici à la mort imminente qui guette Jésus pour avoir
chassé les officiers romains de change du temple, sous prétexte
que le temple est destiné à la prière et non au commerce.
Pareille action a pour conséquence une condamnation à la
crucifixion au mont de Golgotha.
Ce qui veut dire que la coupe contient bien la mort, mais
cette mort n'est pas du poison liquide, mais une mort lente consécutive
à des tortures. Mais cette métaphorisation de la métonymie
n'a qu'une portée faible par rapport à la pertinence pragmatique
de la métonymie.
Cette pertinence, nous allons la puiser dans la
littérature. L'exaltation des martyrs consiste justement à
préférer la mort que de renoncer à ses idéaux. Tel
est l'exemple célèbre de Socrate qui a choisi de boire la
cigüe pour éviter le déshonneur de se plier à
l'accusation de corrupteur de la jeunesse à partir de sa relation avec
Alcibiade. Cette attitude qui consiste à boire le poison
(Pharmakon) a donc pour finalité de préserver la face,
de préserver l'identité de SOCRATE en tant que philosophe de la
maïeutique.
Mais la métonymie dit plus que cette
préservation de la face. Dans le rapport qui unit Jésus à
son père, on peut conclure à un voeu d'obéissance
consécutif au fait que Jésus est envoyé pour sauver
l'humanité du péché. D'ailleurs, de ce point de vue, le
nom propre « Jésus » est une antonomase. Cependant, il faut
tenir compte que pour accomplir sa mission, Jésus doit mourir. C'est
cette mort qui est alors le contenu de la coupe. Mais ce serait faire une
offense à Dieu, son père, que de croire qu'il l'envoie purement
et simplement à la mort. Dès lors, il faut comprendre la
métonymie comme un refus de blasphémer. De cette
11 Définition attribuée à
Littré par LE GUERN
83
introduction de la force illocutoire de la figure, il est
aisé de comprendre cette métonymie au sein de la
sémiotique triadique :
Le premier est la coupe.
Le second est la mort (contenu abstrait du concept de poison
liquide qui donne la mort).
Le troisième est cette force illocutoire : un
euphémisme qui permet d'éviter de blasphémer.
De ce premier illocutoire dérive un deuxième qui
s'énonce comme une procédure d'évitement interdisant de
parler des choses qui angoissent. Donc, c'est une sorte d'euphémisme.
Nous retrouvons alors dans cette métonymie particulière la
nécessité de l'implicite tel qu'il est commenté en ces
termes par DUCROT :
« Le problème général de
l'implicite, (...) est de savoir comment on peut dire quelque chose sans
accepter pour autant la responsabilité de l'avoir dit, ce qui revient
à bénéficier à la fois de l'efficacité de la
parole et de l'innocence du silence. » (DUCROT, 1972, p. 12)
Dans le cas qui nous occupe, on s'aperçoit alors que la
métonymie du contenant pour le contenu est une combinaison de
préservation de la face au sens de GOFFMAN (Cf (VIELFAURE, 1974)) et un
euphémisme qui interdit de parler des choses qui risquent de modifier
dangereusement le rapport interlocutif, en même temps que c'est un
évitement de nommer les choses qui angoissent, surtout celles qui sont
en relation avec la mort, cette grande inconnue.
Cette métonymie à elle toute seule est
susceptible d'être l'indice d'une interprétation complexe. Elle
nous apprend, entre autres, que Jésus doit faire confiance à
Dieu, mais il ne doit pas connaître les desseins de Dieu. En effet, s'il
connaît ces desseins lui-même, tout d'abord, il n'y a plus de
rapport hiérarchisé entre Dieu le père et lui, dès
lors il sera dans une situation sacrilège de parricide. Ensuite, la
connaissance de ces desseins videra le sacrifice de tout son contenu parce que
Jésus peut y aller allègrement.
En conséquence, la métonymie, en focalisant
l'attention sur la coupe, nous signale que si Jésus connaît
qu'elle contient la mort, l'accès à la modalité de cette
mort lui est interdit, d'où son angoisse qui l'empêche de parler
de cette mort que par la voie de la métonymie. De la sorte, le sacrifice
a toutes ses valeurs.
L'utilisation de la métonymie n'est pas aussi anodine
à l'égard du statut de Jésus. Nous savons que les meurtres
par empoisonnement se fait le plus souvent par boisson, mêlée de
poison, ingurgitée. C'est une manière tout à fait humaine
au point que certain emploi linguistique du mot « coupe » et nul
autre contenant, semble s'être spécialisé dans cette
métonymie. C'est une manière tout à fait humaine parce
qu'elle permet justement de tuer sans accepter la responsabilité du
meurtre, tel que cela est montré par DUCROT au niveau de l'implicite
linguistique. Ainsi, en parlant de coupe, Jésus s'inscrit dans sa
dimension humaine en se signalant qu'il est mortel comme tout homme.
84
Dans un autre registre, disons moins religieux, il existe une
métonymie qui ressemble à quelque chose près, à
l'emploi de coupe dans cet exemple. Il s'agit de l'expression qui sert à
qualifier certains hommes : « coureur de jupon ». La force
illocutoire qui relie le premier et le second dans cette expression est un
euphémisme qui permet d'éviter de parler des choses qui risquent
de froisser les susceptibilités.
Autrement dit, la métonymie n'a pas pour fonction de
conférer au discours une allure concrète ou réaliste, et
encore moins d'être un ornement. Au contraire, elle est commandée
par un but pragmatique.
En ce qui concerne la métonymie du lieu pour la chose
qui se fabrique en ce lieu, nous en avons une qui passe inaperçu
à force de présence au quotidien. Il s'agit de la voiture du nom
de TOYOTA.
D'habitude dans l'industrie automobile, c'est le nom du
créateur qui est attaché aux objets produits. C'est ainsi que la
marque Citroën est due à l'ingénieur André
Citroën. Ce qui veut dire que le troisième qui unit le premier :
Citroën humain, au second : Citroën voiture, est le fait que l'humain
est ingénieur en construction automobile. De cette première
affirmation dérive une seconde : l'affirmation de la fierté
d'avoir pu mener à terme un projet difficile et ainsi de suite en
référence à la particularité de la voiture. C'est
ce que la tradition appelle « antonomase » qui, en définitive,
est une autre nomination du mécanisme de la métalepse
En revanche, quand l'objet porte le nom de la ville de
production, le lien entre le premier et le second manifeste l'effacement du
sujet individuel de la construction au profit de sujet collectif. On
s'aperçoit alors que la métonymie, en faisant passer le lien de
l'individuel vers le collectif, développe un argumentaire au même
titre que les mythes qui sont une expression de la sagesse collective et en
même temps que mémoire collective.
En effet, l'insertion de ce signe dans la sémiotique
triadique se présente sous le schéma suivant : le premier est
Toyota, ville du Japon, le second est Toyota, voiture japonaise, et le
troisième ne consiste pas à dire : on construit cette voiture
dans cette ville, mais à dire que la ville construit cette voiture. Du
coup, on décèle que la métonymie comporte une synecdoque.
Ce n'est pas toute la ville qui travaille à la construction mais une
partie seulement. De ce premier interprétant dérive une seconde :
la métonymie flatte l'amour propre de la population de la ville.
Pour la métonymie du nom abstrait pour le concret,
signalons tout simplement qu'elle permet de violer une règle
grammaticale, celle du nombre des noms abstraits dérivés
d'adjectifs :
« Ainsi, les noms abstraits dérivés
d'adjectifs, paraphrasables par « le fait d'être A » : «
Blancheur » = « le fait d'être blanc » n'est pas comptable
et l'on n'a pas * deux blancheurs, *des blancheurs ; etc. mais on n'a pas non
plus *un peu de blancheur, *de la blancheur." De même certaines
nominalisations, telle « venue » : *deux venues, *des venues, *de la
venue, *un peu de venue. » (MILNER, 1978, p. 35)
85
Autrement dit la valeur émancipatrice dont parle
BARTHES peut se trouver également dans la métonymie. Le pas qu'il
faut franchir ici, c'est réduire le récit à une dimension
minimale de manière à assurer la généralisation de
la narrativité à tous les énoncés, un pas que
n'hésite pas à franchir Umberto ECO :
« Face à l'ordre «Viens ici», on
peut élargir la structure discursive en une macroproposition narrative
du type «il y a quelqu'un qui exprime de façon impérative le
désir que le destinataire, envers qui il manifeste une attitude de
familiarité, se déplace de la position où il est et
s'approche de la position où est le sujet d'énonciation».
C'est, si on le veut, une petite histoire, fût-elle peu importante.
» (ECO, 1985, p. 138).
Nous en concluons que dès qu'il y a passage d'un
état à l'autre, il y a narrativité. En conséquence,
dans la métonymie du nom abstrait vers concret, il y passage d'absence
de nombre vers une possibilité de marque de nombre, donc il n'est pas
faut d'attribuer à la métonymie la valeur émancipatrice.
Ainsi dans l'exemple suivant :
2. Vos bontés sont immenses.
Le premier est « bontés » au pluriel.
Le second est constitué par les faveurs obtenues
Le troisième qui lie le premier au second est la
bonté (au singulier) de l'individu, désigné par le
possessif « vos » qui lui a permis de faire des actes de
bonté. Il s'ensuit que dire d'un individu qu'il est bon est non
seulement faire une affirmation mais aussi qu'il est capable de don afin de
soulager la souffrance d'autrui, etc.
Il ressort de l'analyse de ces exemples que la
métonymie est de nature illocutoire lorsqu'elle est prise en charge par
la sémiotique triadique. Il ne faut pas croire pourtant que la
métonymie est épuisée par ces trois types, suite à
l'élimination des métalepses. Il nous semble que cette typologie
est arbitraire, ou du moins une série de hasards ; car tout type de
renvoi à des éléments de même niveau par le biais
d'un interprétant (au sens de PEIRCE) sans que ces
éléments possèdent un sème commun est une
métonymie.
Il en résulte que motiver la métonymie à
partir d'une carence de vocabulaire, donc comme un mécanisme de
catachrèse n'est pas tellement souhaitable, car d'après notre
analyse qui introduit la force illocutoire dans la compréhension de la
métonymie, cette fonction se relègue au second plan. Pourtant,
c'est ce qui se dit dans le passage suivant :
« Le fait que la métonymie serve tout
naturellement à fournir les mots qui manquent au vocabulaire s'explique
d'ailleurs très facilement : l'objet qui n'a pas de nom sera
désigné d'un objet qui est étroitement en relation avec
lui ; il suffit pour cela que le contexte élimine les
possibilités de confusion entre les deux objets. Une lexicalisation
préalable n'est pas nécessaire pour qu'une métonymie ou
une synecdoque soit employée en catachrèse. » (LE GUERN,
1972, p. 91)
Il existe cependant des exemples qui semblent confirmer la
métonymie de catachrèse. Dans les restaurants, les serveurs
s'enquièrent et notent les noms des plats choisis par les
86
clients sans chercher à relier la commande aux noms des
clients qu'ils n'ont pas d'ailleurs demandés. Comme quelque durée
temporelle s'écoule entre le temps de la commande et l'arrivée du
plat, le serveur est bien embêté pour se rappeler qui a
commandé quoi. Alors il prononce à voix bien distincte le nom du
plat pour interpeller le client. Par exemple :
3. Le sandwich au fromage
Supposons maintenant que le client, bien satisfait, a
laissé un large pourboire conséquent sur la table, alors le
serveur en question peut dire :
4. Le sandwich au fromage est généreux
Pour atténuer le caractère péremptoire
de la métonymie de catachrèse, commençons par dire qu'il
en existe d'autres qui s'appliquent à des noms bien connus, nous avons
d'ailleurs eu l'occasion de le constater dans les exemples (1) et (2). Par
contre dans (3), il est difficile de se prononcer puisque la métonymie
équivaut à un acte de baptême qui attribue un nom propre
sur un objet qui possède déjà un nom commun.
Par ailleurs, on peut dire que l'analyse de la
métonymie suivant la sémiotique triadique n'est pas incompatible
avec la règle du détachement du sens : (P & (P signifie Q))
signifie Q de CORNULIER sur le point suivant :
« Le détachement du sens est donc un principe
qui permet à un langage de s'incorporer n'importe quel
élément nouveau comme signe de n'importe quelle valeur qu'on
puisse déjà y exprimer. En ce sens, l'inventivité
sémiologique est arbitraire, radicalement et totalement, dans la mesure
où le détachement fort du sens a la force d'une règle.
» (CORNULIER, 1982, p. 136)
En effet, PEIRCE définit le premier comme ce qui est
absolument libre pour renvoyer à un second qui le limite via un
troisième qui lie le premier au second. En explicitant, la règle
du détachement du sens, nous verrons qu'il correspond à la
définition du signe chez PEIRCE. P est l'interprété
[premier], Q est l'interprétant [second] et l'interprétation est
donnée par la séquence (P signifie Q) [troisième].
Voyons cette correspondance à l'oeuvre dans l'exemple
suivant qui est dû à CORNULIER :
5. Rrrhh ! -- Qu'est-ce que ça veut dire, ça? --
Ça veut dire que je serais bien content que tu t'en ailles. (CORNULIER,
Ibid.)
Dans (5), l'unité sémiotique (au sens de
BENVENISTE) « Rrrhh » ne signifie absolument rien. Seulement, ici, il
signifie parce que son auteur lui assigne une interprétation. Or, nous
venons de voir que la métonymie met en place un mécanisme de
renvoi entre élément de même niveau dont l'indice est une
incompatibilité sémantique. Il en résulte que le premier
élément vaut pour le second via une interprétation
encadrée par l'incompatibilité sémantique. Et, justement,
c'est cela le fondement du détachement du sens. Si dans la formule du
détachement du sens (P et (P signifie Q)) implique Q, « [...],
on peut appeler P l'interprété, Q l'interprétant, et la
proposition « (P signifie Q) » l'interprétation. L'idée
du détachement (faible) du sens est que la conjonction d'un
interprété avec une interprétation implique
l'interprétant. » (CORNULIER, 1982, p. 127)
87
Voyons un autre exemple qui a l'avantage d'être
observable par tout sujet, en montrant une somme d'argent donnée, on
peut dire :
6. C'est mon bazar
Dans (6), « mon bazar » est l'interprétant,
la somme d'argent est l'interprété, représenté par
le démonstratif « ce » et (6) l'interprétation. Quand
on sait que la règle du détachement du sens (variante forte)
stipule que la conjonction d'un interprété à une
interprétation signifie l'interprétant, alors une somme
donnée renvoie à ce que l'on dit à quoi elle est
destinée. C'est ce que laisse prévoir clairement le
système de parenthétisation de la formule (P & (P signifie
Q)) signifie Q. Ce qui veut dire que c'est toute la séquence entre
parenthèses qui devient un signe qui renvoie à un autre signe. On
peut donc dire de (6) qu'il s'agit là d'une métonymie in
praesentia en établissement explicitement l'égalité
des signes « argent » et « bazar ». Par contre, si l'on dit
en référence à une somme s'argent :
7. Ce bazar est maigre,
la métonymie est bien attestée. C'est le type de
métonymie le plus évoquée dans la littérature
dédiée parce que c'est une métonymie in absentia,
donc plus sensible. Cet exemple semble être forgé pour le besoin
de la cause, pourtant c'est un exemple authentique des pays pauvres dont cet
article est issu. L'indice de la métonymie est encore ici une
incompatibilité sémantique du sujet et de l'attribut,
incompatibilité qui force à appliquer une interprétation
définie ici comme la règle du détachement du sens.
En effet, sans entrer dans des préoccupations
étymologiques, on peut constater que l'enchâssement multiple de
métonymies dans cet exemple fait migrer l'analyse commencée au
sein du détachement du sens vers le signe triadique.
Tout d'abord, « bazar » est une métonymie de
contenant pour contenu. Dans les pays concernés, il désigne en
effet le panier que l'on amène pour faire le marché. Ensuite le
marché lui-même est désigné par le nom de bazar dans
la mesure où il contient les produits, notamment, de premières
nécessités dont la population a besoin. C'est encore une
métonymie du contenant pour le contenu. Enfin, comme la loi du
marché implique des transactions via une monnaie, le plus souvent
nationale dans les pays pauvres, on a la métonymie initiale de (7).
En somme, il existe une compatibilité presque
identitaire de la règle du détachement du sens avec la
sémiotique triadique, et celles-ci à leur tour sont identiques au
mécanisme de la métonymie. Il nous semble dès lors que
parler de règle métonymique comme possibilité pour un
langage de donner une forme nouvelle à un contenu déjà
exprimable n'est pas trivial. L'enjeu dans la métonymie - et dans les
tropes en général - est de confier à une forme nouvelle
une substance de contenu, afin que cette forme exhibe sa dimension illocutoire
et celle-ci la dimension culturelle du langage au sein de la relativité
linguistique.
Une forme de contenu exprimée pour la première
fois dans la glossématique comme prédestinée à
l'analyse des actes de langages définis comme montrés - comme le
disent les philosophent anglais du langage - et non pas faisant l'objet d'un
acte d'assertion ou
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d'affirmation. (DUCROT, 1980) Dans ces conditions, c'est la
forme du contenu qui montre l'illocutoire d'une énonciation. Cette forme
est définie de la sorte : « Seules les fonctions de la langue, la
fonction sémiotique et celles qui en découlent,
déterminent sa forme. Le sens devient chaque fois substance d'une forme
nouvelle et n'a d'autre existence possible que d'être la substance d'une
forme quelconque. » (HJLEMSLEV, 1968-1971, p. 70)
Ainsi, en donnant la forme « bazar » à la
substance de contenu inscrite dans la forme « argent », on peut
exhiber la dimension culturelle de la métonymie. En choisissant cette
forme, le destin de l'argent est scellé. Ce qui permet de voir un
illocutoire de refus dans (8) comme réplique à quelqu'un qui est
venu nous emprunter de l'argent.
8. Je n'ai plus que mon bazar
Suivant cette intervention de la règle du
détachement du sens, nous pouvons maintenant reprendre les exemples (3)
et (4). Interpeller quelqu'un par l'expression sandwich au fromage
n'implique pas que l'individu en question n'a pas de nom; c'est
l'évidence même.
Au contraire, en tenant compte du fait que si le nom propre a
un fonctionnement hapax, c'est parce qu'il a pour fonction, entre autres, de
faciliter l'orientation dans le social (MOLINO, 1982). Il s'ensuit donc que
dans les exemples (3) et (4), nous avons une métonymie in absentia
qui exprime l'identité du nom inconnu - et non pas inconnaissable -
à la nouvelle forme via cette nécessité pratique
d'orientation dans le social.
Autrement dit, les métonymies de ce genre n'ont pas,
à proprement parler, une fonction de réduction d'une lacune
lexicale ; elles ont pour fonction de convertir un nom commun en nom propre, de
manière momentanée comme cela se passe en anthroponomie de
manière à réaliser une individuation.
En effet, il n'est pas rare qu'un enseignant, de philosophie
par exemple, soit appelé par ses étudiants « transcendance
» par métonymie du fait que ce mot intervient souvent dans ses
explications. Dans ce cas, la métonymie ne comble pas un vide mais donne
une forme nouvelle à la substance de contenu défini par le statut
d'enseignant, sous la perspective d'une caricature.
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