1.2. LA NARRATIVITÉ
Dans les sciences humaines, la narratologie est une discipline
à part entière, mais elle tend de plus en plus à envahir
tout le champ cognitif de diverses disciplines. En tout cas, la
narrativité fait échec à la volonté de diviser les
textes en types parmi lesquels on distingue : l'informatif, l'explicatif,
l'argumentatif, le descriptif. En réalité, un texte ne peut pas
être défini exclusivement par un seul type, une description de
femme peut être, par exemple, un argument sur sa séduction et peut
expliquer en outre pourquoi tel ou tel individu s'est ruiné pour
elle.
Par contre ce qui semble être une certitude, c'est que
tout texte est de nature narrative. Cette position dominante de la
narrativité dans tous les textes est expliquée de la
manière suivante par Umberto ECO :
«Face à l'ordre "Viens ici", on peut
élargir la structure discursive en une macroproposition narrative du
type "il y a quelqu'un qui exprime de façon impérative
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le désir que le destinataire, envers qui il
manifeste une attitude de familiarité, se déplace de la position
où il est et s'approche de la position où est le sujet
d'énonciation". C'est, si on le veut, une petite histoire,
fût-elle peu importante.» (ECO, 1985, p. 185)
Autrement dit, toute production linguistique de rang de
l'énoncé reçoit son intelligibilité par son
insertion dans la logique narrative, comme le montre cette narrativisation de
l'ordre « Viens ici » dans ce passage. Les textes littéraires,
poème ou prose se plient également à une logique narrative
qui permet de dire qu'ils prennent naissance à partir d'un manque et
qu'ainsi, leur énonciation a pour but la liquidation du manque.
Un autre argument pour la prégnance du narratif dans
tout discours nous vient de BARTHES qui soutient son universalité et sa
capacité de s'inscrire dans n'importe quelle sémiotique : «
Innombrables sont les récits du monde. C'est d'abord une
variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués
entre des substances différentes, comme si toute matière
était bonne à l'homme pour lui confier ses récits : le
récit peut être supporté par le langage articulé,
oral ou écrit, par l'image, fixe ou mobile, par le geste ordonné
de toutes les substances ; il est présent dans le mythe, la
légende, la fable, le conte, la nouvelle, l'épopée,
l'histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le
tableau peint, le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la
conversation. De plus, sous ses formes presque infinies, le récit est
présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les
sociétés ; le récit commence avec l'histoire même de
l'humanité. » (BARTHES, 1966, p. 1)
Cette dernière remarque qui consiste à dire que
le récit commence avec l'histoire même de l'humanité
n'est pas sans confirmer les résultats des recherches sur l'origine
du langage ; à savoir que l'hominisation de l'espèce
coïncide avec le passage du protolangage vers le langage. Cette
convergence nous permet de dire que la narrativité est l'essence du
langage.
Par ailleurs, d'Etienne Souriau (1950) à Greimas
(1966b) en passant par Vladimir Propp (1970 (or. 1958)), les récits
servent à la découverte de la narrativité. Cette
procédure de découverte du mécanisme narratif à
partir du matériau du récit est une démarche
déductive mais confirme une fois de plus la prégnance de la
narrativité dans l'acquisition du langage. De plus, il est très
instructif de constater que le matériau narratif de cette
découverte soit justement des contes populaires (PROPP) ou des mythes
(GREIMAS), c'est-à-dire des productions linguistiques que l'on peut
ranger dans ce que nous avons appelé ici « première
littérature ». Ainsi, GREIMAS (1966b, pp. 29-30) est parvenu
à une description simple de l'algorithme narratif :
« Une sous-classe de récits (Mythes, contes,
pièces de théâtre, etc.) possède une
caractéristique commune qui peut être considérée
comme la propriété structurelle de cette sous-classe de
récits dramatisés : la dimension temporelle, sur laquelle ils se
trouvent situés, est dichotomisée en " un avant vs un
après".
À cet "avant vs après" discursif correspond
ce qu'on appelle un "renversement de situation" qui, sur le plan de la
structure implicite, n'est autre chose qu'une inversion des signes du contenu.
Une corrélation existe ainsi entre les deux plans : »
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Avant
? Après
|
Contenu inversé
|
Contenu posé
|
En parlant de sous-classe de récits, nous ne
pouvons que conclure à une attitude prudentielle à une
étape précise de la recherche, car nous avons déjà
pu constater avec Umberto ECO la généralisation de la
narrativité à tout texte. Néanmoins, on peut tenir cet
algorithme pour valable pourvu qu'il soit compris comme une version faible de
celui-ci :
« Un récit idéal commence par
une situation stable qu'une force quelconque vient perturber. Il en
résulte un état de déséquilibre ; par l'action
d'une force dirigée en sens inverse, l'équilibre est
rétabli ; le second équilibre est semblable au premier mais les
deux ne sont jamais identiques. » (TODOROV, 1971-1978, p.
50)
De cette exploration de la narrativité, nous
retenons ceci : une fois le monde converti en récit, la catégorie
du réel s'évanouit comme une question inutile. En effet, selon
les thèses de B. VICTORRI, le langage serait né par la
nécessité d'évoquer une crise passée chez les
populations du paléolithique. C'est-à-dire qu'il s'agit de
transférer des événements abolis du passé dans le
présent de l'énonciation sous forme de spectacle
linguistique.
Cette manière de faire s'adresse avant tout
à l'intelligence et de cette manière s'inscrit dans un rapport
interlocutif. Il s'ensuit que la conformité du récit à ce
qui s'était passé vraiment importe peu, ce qui compte c'est la
logique narrative qui s'y expose, une logique que l'on peut résumer de
la sorte : une lutte pour la hiérarchie sociale conduirait à
l'anéantissement de toute la population par un déchaînement
de violence incontrôlable. L'objectif de notre apprenti narrateur, celui
du paléolithique, était donc de parvenir à
développer cette matrice sémantique de manière à
obtenir l'adhésion du public sur la valeur illocutoire de son
récit. En effet, la logique narrative fait en sorte qu'une minute de
récit peut contenir cent ans d'histoire. Mais voyons comment VICTORRI
s'imagine les choses :
« Supposons alors que notre apprenti
narrateur arrive à faire comprendre qu'il veut évoquer l'un des
acteurs de cette crise passée, en utilisant quelque
procédé mimétique : imitant l'une de ses
particularités physiques, un animal qu'il aimait chasser, son cri
favori, etc. Le succès d'une telle évocation était
susceptible de produire une impression très forte sur tout le groupe :
pour la première fois l'image d'un membre disparu du groupe
apparaît devant eux, chacun prenant conscience que les autres partagent
la même « vision ». Ce qui était cantonné dans
des mémoires individuelles devient l'objet d'une attention collective,
acquiert une présence intersubjective, « magique », qui frappe
profondément les esprits. Le narrateur peut alors progresser tant bien
que mal dans son proto-récit, faisant revivre les personnages devant le
groupe subjugué, conscient de vivre collectivement une expérience
tout à fait nouvelle. Cette conscience collective renforce la
cohésion du groupe et lui confère un nouveau pouvoir. »
(VICTORRI, 2002)
Nous retenons de cette hypothèse tout à
fait probable que s'il y a référence évolutif fictionnel
dans de pareils récits, c'est parce que le narrateur s'efforce de
référer à un personnage de manière
métonymique (le cri de l'animal qu'il aime chasser) ou synecdochique ou
métaphorique, d'une part, parce que c'est un langage qui est en train de
se construire et
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d'autre part parce qu'il se trouve dans l'obligation d'obtenir
l'adhésion de son auditoire. Ce sont référents
évolutifs fictionnels qui ont conduit par la suite les analystes
à les comprendre comme une dimension du merveilleux, alors qu'en
réalité, il s'agit d'un problème de
référence qui n'empêche pas l'intelligibilité de la
logique narrative. Actuellement, puisque nous ne sommes plus confrontés
à un problème de référence avec les outils
sémantico-grammaticaux dont nous disposons, ces références
évolutives nous semblent être une naïveté du
narrateur, ce qui a longtemps porté un discrédit aux
récits oraux comme les mythes ou les contes.
Il y a donc avantage à penser que c'est la logique
narrative qui rend supportables les référents évolutifs
fictionnels et quelques autres incohérences dans les textes
concernés. Le paradoxe de cette situation peut s'expliquer par
confrontation avec le langage des mathématiques. Quand dans un
énoncé, nous lisons ax2 + bx + c = 0, nous ne nous
demandons pas de quel « x » il s'agit, ni quel est le
référent de « x », nous devons agir de même dans
les récits qui sont commandés par des buts pragmatiques.
Il faut bien admettre pourtant que la réalité
est le lieu duquel le langage s'est levé, mais dans la mesure où
ce n'est plus un protolangage, mais justement un langage, il s'est
arrogé le droit à l'autonomie pour servir essentiellement le
rapport interlocutif. Cependant, il ne faut pas radicaliser l'autonomie
linguistique, car en réalité, il s'agit d'affirmer la
propriété isomorphe du langage et du monde des objets ; pour
l'illustrer faisons appel à Robert de MUSIL :
« [...], si l'on veut un moyen commode de distinguer
les hommes du réel des hommes du possible, il suffit de penser à
une somme d'argent donnée. Toutes les possibilités que
contiennent, par exemple, mille marks, y sont évidemment contenues qu'on
les possède ou non ; le fait que toi ou moi les possédions ne
leur ajoute rien, pas plus qu'à une rose ou à une femme. Mais
disent les hommes du réel, "le fou les donne au bas de laine et l'actif
les fait travailler"; à la beauté même d'une femme, on ne
peut nier que celui qui la possède ajoute ou enlève quelque
chose. C'est la réalité qui éveille les
possibilités, et vouloir le nier serait parfaitement absurde.
Néanmoins, dans l'ensemble et en moyenne, ce seront les mêmes
possibilités qui se répéteront, jusqu'à ce que
vienne un homme pour qui une chose réelle n'a plus d'importance qu'une
chose pensée. C'est celui-là qui, pour la première fois,
donne aux possibilités nouvelles leur sens et leur destination, c'est
celui-là qui les éveille. » (MUSIL, 1982, pp. 18-19)
Autrement dit, que ce soit un événement
réel, ou un événement raconté ; il implique
toujours la même intelligibilité narrative. Très
brièvement, la logique narrative est une disposition
d'intelligibilité qui empêche qu'à aucun moment un
élément simple ne renvoie qu'à lui-même. La logique
narrative fait que le monde n'est pas un référent ultime, mais
qu'en passant à travers lui, le mouvement de la référence
s'arrache de la nécessité d'existence pour s'engager vers une
référence textuelle que nous appellerons à la suite de
RIFFATERRE « référence horizontale » (1979, p. 37 et
passim) qui est un renvoi de texte à texte.
Ce qui veut dire encore que la signification cesse
d'être celle du discours synthétique et bascule vers l'univers de
la vérité analytique. C'est de cette manière que le
langage s'autonomise et qu'il y a lieu de dire qu'une fois le monde converti en
discours la catégorie du
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réel s'évanouit comme une question inutile. La
référence horizontale fait que dès qu'une figure du monde
est posée dans un discours, la référence au monde
extralinguistique importe peu, ce qui devient important c'est
l'intelligibilité de la figure en ce qu'elle peut être autrement.
La figure s'inscrit dans un parcours temporel où elle peut perdre des
propriétés et en acquérir d'autres. De cette
manière, il n'y a rien que du langage dans le langage.
Dans la logique narrative, les contraires ne s'opposent pas
mais coexistent en polémiquant. C'est ainsi que dans la
sémiotique narrative, le programme narratif consiste en un passage d'un
état de disjonction vers un état de conjonction à un objet
du désir. Avec son style propre, QUINE nous apprend avec une pointe
d'exacerbation la même chose, c'est-à-dire, l'impossibilité
du langage d'être une tautologie du réel :
« C'est pourquoi que j'ai dit et redit et au fil des
années qu'être, c'est être la valeur d'une variable. Plus
précisément, ce que l'on reconnaît comme être est ce
que l'on admet comme valeurs des variables liées. » (QUINE, 1980,
p. 51)
Nous allons nous servir de cette dernière
propriété du narratif pour essayer de résoudre le
problème de la question de l'obligation juridique introduite dans la
compréhension de la valeur illocutoire.
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