CONCLUSION GÉNÉRALE
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Au terme de cette étude, il appert que les pages qui
précèdent ont eu pour ambition d'essayer de comprendre de quelle
manière l' « ethnicité » exacerbe les comportements
civiques dans le champ politique africain et de quelle manière un
traitement rationnel peut en être opéré. Il s'agissait,
à travers ces pages, de partir d'une notion récurrente pour
opérer une nouvelle conceptualisation apte à rendre compte d'une
« réalité » donnée. Dans ce sillage, nous avons
défini l'ethnicité comme l'expression du sentiment d'appartenance
à un groupe humain différent des autres. Nous l'avons vu
déjà, le référentiel commun fondant
l'adhésion à ce groupe peut être la langue, une même
tradition ou origine historique. Mais dans la présente étude,
nous avons mis plus l'accent sur la culture comme ce référentiel
commun. Bref, il était question d'une référence à
la culture définie par une même origine historique, et des
pratiques socio-économiques déterminées dans un espace
donné. La référence à la culture, comprise dans ce
sens, a eu pour principal avantage d'ouvrir le débat vers d'autres
tendances à l'identification individuelle en vogue dans la
démocratie moderne, notamment le multiculturalisme.
En établissant ainsi le lien entre ethnicité et
culture, ce qui débouche sur le lien entre multiethnicité et
multiculturalisme, il s'est avéré trop hâtif de
considérer la multiethnicité comme prouvant à elle seule
l'urgence d'un retour à l'idéal d'un État multinational ou
multiethnique. En un sens, la thèse défendue par Mbonda, a eu
pour principal mérite de mettre en avant la défaillance ou, pour
en parler avec plus de consistance, la « crise du lien social »
inhérente à l'avènement de la démocratie moderne en
Afrique noire. Sans reprendre, pour l'heure, les débats auxquels ont
donné lieu cette crise, rappelons que la spécificité de
cette crise en Afrique noire réside dans la difficulté de
définition d'un projet national en raison de la persistance des liens
sociaux mécaniques dans le psychisme collectif :
Au coeur donc de cette difficulté à
s'auto-instituer, se trouve la faillite de la puissance publique, en tant
qu'instance dont la vocation première est d'impulser cette dynamique et
d'entretenir une mystique de la reliance autour d'un projet national, et par
conséquent, de nationalisation des liens sociaux232.
232 Voir F. Akindès, «Le lien social en question dans
une Afrique en mutation», op. cit., p. 6.
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On perçoit alors que la « faillite de la
puissance publique », comme le désigne Akindès, est le
résultat de la persistance des liens sociaux primaires fonctionnant
comme des contraintes sociales aussi bien dans le psychisme individuel que
collectif. D'où d'ailleurs la persistance des mouvements tribalistes,
ethnocentristes et ethnicistes ; lesquels conduisent à affirmer la
prévalence des modes d'identification tribale ou ethnique sur
l'individualisme démocratique en Afrique noire. Mais, à partir
d'une évidence de la pérennité de ces cadres de
références traditionnels infligeant des échecs à la
reliance autour d'un projet national, quelle perspective idoine pour un
véritable ancrage de la démocratie dans les États
d'Afrique noire ? À cette question, beaucoup de pistes explorées
par certains penseurs africains n'ont eu pour recours que le rejet de la
démocratie occidentale au nom de la persistance des liens sociaux
mécaniques. Ce qui, en bonne logique, suggère l'idée d'un
alibi ethnique parce que la résurgence du sentiment d'appartenir
à un groupe distinct des autres est identifiable au sein même des
sociétés contemporaines. En témoignent à ce sujet
les luttes pour la reconnaissance culturelle entreprises dans les «
démocraties développées ». Ainsi, bien que ces
penseurs africains aient pour principal mérite de souligner «
les déphasages entre les niveaux de conscience collective, les
mentalités, plutôt réfractaires au changement
(...)233 », ils finissent par réconforter
l'idée de stéréotypes africains incapables de s'ouvrir
à la diversité ambiante du monde. En considérant
l'ethnicité comme réalité purement africaine, celle-ci
(c'est-à-dire l'ethnicité) constituerait une sorte de pesanteur
que les processus modernes articuleraient difficilement.
Par conséquent, bien que les analyses auxquelles se
livrent Tshiyembe ne soient pas dépourvues d'intérêts,
elles présentent le défaut de concevoir la démocratie
institutionnelle, avec son corollaire l'État-nation, comme étant
en inadéquation avec les réalités africaines. Justement
parce que la démocratie elle-même est de nos jours le lieu d'une
résurgence des revendications communautaires. Par conséquent,
faisant en ce sens écho aux valeurs portées par les aspirations
au multiculturalisme, l'Afrique est loin d'avoir le monopole des exigences
communautaires affectant la démocratie. Plus exactement, cette
précision indique qu'il faut trouver une pensée
233 J.-P. Dozon, « Les Bété : une
création coloniale », op. cit., p. 51.
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qui dans le même temps se doit de refuser le repli
identitaire et s'ouvrir à la diversité de l'autre.
Et, en ce point de notre réflexion, on se bornera en
tout état de cause à préciser que c'est la pensée
de Renaut, dont les fondements sont à repérer dans les
débats entre libéraux et communautariens, qui s'impose. Son essai
de 2009, portant sur la « décolonisation des identités
», offre un repérage saisissant : en effet, s'il y appelle à
« exorciser » la mentalité coloniale qui réduisait
toute la diversité culturelle à l'unique trajectoire culturelle
de l'Occident, Renaut résume la pertinence de son essai à un
traitement « aux plans politique et éthique où se joue
aujourd'hui le devenir de la diversité234 ». Au
plan politique, Renaut met l'accent sur la responsabilité de
l'État à travers des programmes d'action positive
couronnés par la justice compensatrice. Au plan éthique, il fait
appel à la conscience de l'individu comme lieu privilégié
d'une promotion des valeurs accompagnant l'idéal de la diversité.
Parce que, dans le sillage de son humanisme, seul l'individu est «
l'être capable d'autonomie, doué qu'il se trouve de la
faculté de penser, de juger et d'agir « par lui-même »,
donc de s'arracher à tout ce qui, en l'assujettissant à une
« situation », pétrifie ou chosifie son potentiel
d'arrachement, donc sa liberté235 ».
Dès lors que les débats autour de l'unité
démocratique ont été mis au clair, on voit que les
questions se différencient du point de vue politique et du point de vue
éthique : les questions politiques d'une vie en commun menée
selon des principes de recherche de l'intérêt
général se séparent d'un côté, des questions
éthiques relatives aux valeurs concurrentielles dans l'espace
socioculturel de l'autre côté. Du point de vue politique, la
justice compensatrice, telle que promue par l'auteur de
Égalité et discriminations, permet de mettre de
côté la politique des identités ethniques de laquelle
découle en priorité l'institutionnalisation de
l'ethnicité. Une telle mise en quarantaine tient au fait que la
politique des différences, en se fondant en Afrique noire sur les quotas
ethniques, revaloriserait la nation ethnique qui entrave l'émergence
d'une conscience d'appartenir à une même communauté
politique à la survie de laquelle devrait se vouer chaque citoyen. Il
est donc clair que, pour nous, il n'est pas question d'institutionnaliser
l'ethnicité au plan politique. En revanche, il
234 A. Renaut, Un humanisme de la diversité, op.
cit., p. 421.
235 Ibid., p. 278.
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s'agit pour nous d'avoir recours à la justice
compensatrice dans des contextes où certaines appartenances ethniques
ont, pendant longtemps, été exclues de la sphère
politique. Ceci étant, et tout en nous inspirant de Renaut, quel serait
l'apport de la présente recherche ? Pour saisir la
spécificité de cette recherche, revenons-en au plan
éthique.
Certes, Renaut admet, d'une part, que
l'homogénéisation des différences fait entrave au
vivre-ensemble harmonieux dans le contexte d'identification culturelle et,
d'autre part, que l'ouverture vers la différence culturelle est
l'expression d'un rapport inégalitaire de domination entre
différentes valeurs culturelles concurrentes. Mais ces restrictions ne
sont pas prises en compte dans son dispositif éthique où il donne
du relief à l'individu en tant que seul être doué
d'autonomie. Or, s'il est possible en théorie de postuler l'existence
d'hommes détachés de tout lien communautaire, le fondamentalisme
et le « choc des cultures236 » sont autant de preuves que
dans la réalité ce détachement n'est pas si aisé
à concevoir. C'est pourquoi il est nécessaire de se tourner vers
un nouveau concept pour compléter l'apport de l'humanisme de la
diversité : l' « éthique postcommunautaire ».
La nécessité d'une telle éthique, dans le
courant des débats entre libéralisme et communautarisme, se situe
à plus d'un niveau. D'abord, l'éthique postcommunautaire, est
cette perspective éthique assurant désormais le passage d'un
« multiculturalisme éclaté » à un
« multiculturalisme bien pensé ». Ensuite, et surtout
dans le cas précis de l'Afrique noire où on observe une faible
consistance en matière d'adhésion commune à des valeurs
référentielles, cette éthique aura pour tâche de
permettre l'élaboration de nouvelles valeurs aptes à rendre
compte de la capacité des populations africaines à
« s'auto-instituer », à se donner un sens
à la fois dans le présent et dans l'avenir. Elle assure aussi le
passage d'une multiethnicité mal comprise à une
multiethnicité bien pensée. Ces deux horizons nous donnent des
éclaircissements par rapport à l'enjeu de cette éthique
s'adressant aux représentations collectives. Ainsi, à travers
cette éthique il est question d'affranchir chaque communauté
ethnique de son « « altérophobie » et en donnant
ensuite à son vouloir-vivre ensemble la possibilité de s'ouvrir
à la différence de manière à acquérir
le
236 En évoquant cette notion, nous pensons à S.
Huntington dont la célébrité remonte à la
publication de son ouvrage Le choc des civilisations, Paris, Odile
Jacob, 1997.
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« savoir-vivre au pluriel » indispensable
à la réalisation d'un vivre-ensemble juste et
pacifique237 ».
De surcroît, nous proposons cette éthique parce
qu'elle se présente comme une réponse appropriée à
la gestion de l'hétérogénéité
ethno-identitaire et plus loin, parce qu'elle signe la diffusion de
l'idéal de la diversité dans les représentations
culturelles communautaires. Dans cette perspective, en penchant le concept d'
« éthique » vers celui de la « responsabilité
», on voit à l'oeuvre une exigence de la part de ces appartenances
ethniques en Afrique noire. Par conséquent, en raison du lien entre
éthique et responsabilité, l'éthique postcommunautaire
recommande que chaque identité ethnique se départisse, sans se
supprimer, de ce que Touraine désigne par « le garant
métapolitique238 » qui renferme les
catégories non politiques (telles que la race, dieu, la langue)
auxquelles on rattache souvent l'action politique et qui sape toujours la
construction de ce lien politique à la faveur duquel se déploie
cette recherche.
Il est donc clair que, à la problématique de
l'enracinement d'une conscience nationale dans les États-nations
africains, est liée la question de la gestion postcommunautaire de la
diversité. Celle-ci consiste à sortir l'identité ethnique
de l'enclave d'une communauté particulière en l'ouvrant à
la différence dans un espace politique appelé à former une
communauté nationale. C'est ici que se fait pressentir le
détachement opéré à l'égard de Renaut. Ce
dernier en effet, considérait que la véritable promotion de la
diversité comme valeur nécessitait la responsabilité de
l'État et une forte conscience de l'individu. En le concevant ainsi, il
a mis en quarantaine la possibilité d'assurer un traitement
éthique de la diversité culturelle au sein des
représentations culturelles collégialement partagées. Il
évoquait pour donner du crédit à sa nouvelle
théorie, la nécessité d'une « éthique
personnelle ». Sans prendre le contre-pied de cette éthique,
il a été question d'envisager une éthique
postcommunautaire engageant la responsabilité collective des
identités communautaires. Dans un registre qui n'est pas si
éloigné du sien, bien d'auteurs avaient inscrit à l'actif
des combats d'arrière-garde les revendications exigeant la
préservation des identités culturelles. Or, à l'analyse,
le constat est que de
237 Nous empruntons les mots de mots L. Ayissi, op.
cit., p. 151.
238 A. Touraine, Qu'est-ce que la démocratie ?,
Paris, Fayard, 1994, p. 101.
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nombreuses violences en cours dans la société
globalisée tirent prétexte de la marginalisation faite à
certains groupes culturels au nom d'un « hypercapitalisme
culturel239 ». Par voie de conséquence, à
l'opposé d'une mondialisation culturelle unilatérale, il est
question pour nous d'attirer l'attention sur la nécessité d'une
gestion postcommunautaire de la diversité dont les circonstances se
trouvent aujourd'hui à plus d'un niveau : le recours à
l'éthique postcommunautaire se trouve justifié par
l'homogénéisation périlleuse du divers, et le défi
de paix posé en termes de capacité à faire cohabiter les
différences entre différentes communautés culturelles.
L'enjeu d'une telle éthique dans les États
africains consiste à amener le « Même » et le «
Divers », c'est-à-dire la « nation civique » et la «
nation ethnique », à sortir du dualisme contradictoire dans lequel
ils ont tendance à s'enfermer. Une fois ce dualisme
dépassé en Afrique noire, c'est la citoyenneté comprise
comme transcendance des liens sociaux qui se trouverait enraciné. En
dissipant le monisme de l'identité collective au sein de laquelle se
déploient les consciences individuelles, l'éthique
postcommunautaire consolide les bases d'une véritable citoyenneté
démocratique en Afrique noire. Dans ce sens, lorsqu'un membre d'une
ethnie est élu à la tête d'un État, cette
éthique voudrait bien que les représentants de ladite ethnie ne
se sentent pas a priori privilégiés pour la simple raison que le
Chef de l'État est de « chez eux ». L'éthique
postcommunautaire engage donc la responsabilité collective des
représentations culturelles en exigeant de se départir d'un
certain nombre de stéréotypes affectant l'esprit communautaire
africain en matière de gestion du pouvoir politique.
Encore faudrait-il rappeler que cette éthique a pour
fondements le dialogue culturel « intelligent »,
l'éducation interculturelle et la discussion pratique. Le dialogue
culturel « intelligent » et l'éducation
interculturelle assurent la médiation entre différents
pôles culturels. Une médiation à partir de laquelle
pourraient résulter des valeurs transcendant les valeurs
spécifiques à chaque communauté. La transcendance des
premières valeurs ne signifie pas qu'elles sont extérieures et
imposées à la société dans son ensemble comme cela
l'était sous la férule de
239 Confère J. Habermas, op. cit., p. 199.
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l' « Autorité ». L'idée de
transcendance renvoie ici à une dimension essentielle de toute
organisation sociale : celle exigeant un minimum de valeurs permettant la
cohésion sociale au sein d'un espace démocratique. Ce pourquoi,
par exemple, malgré les efforts des romantiques pour revaloriser les
principes de la tradition et de la hiérarchie, les idéaux
d'égalité et de liberté se sont toujours affirmés
comme des valeurs indépassables des sociétés modernes.
Pour comprendre davantage cette notion de valeurs transcendant les autres
valeurs, on pourra faire également une distinction entre d'une part, les
valeurs se rapportant le plus souvent aux conditions de vie et aux
intérêts de la société qui les produit, et d'autre
part, les valeurs que pourraient se donner les différentes composantes
communautaires faisant partie intégrante d'un tout. L'idée de
valeurs transcendant d'autres valeurs s'inscrit tout logiquement dans la
première dimension. L'élaboration de ces valeurs transcendantes
ne serait qu'un aboutissement de la discussion pratique engagée entre
les différentes composantes identitaires. De ce fait, la discussion
pratique, comme troisième fondement de l'éthique
postcommunautaire, se révèle féconde en ceci que, à
partir d'elle résulteraient des exigences et responsabilités
trouvant l'accord de tous.
Ainsi donc, revenant à notre préoccupation
fondamentale, celle consistant à concilier dans l'État
postcolonial d'Afrique noire l'unité de la loi avec la diversité
des intérêts, nous dirons qu'il est impérieux de promouvoir
l'« éthique postcommunautaire » laquelle recommande
que l'État suscite et développe en chaque citoyen, au moyen de
plusieurs formes d'incitations politiques, le sentiment d'appartenir non
seulement à une communauté ethnique, mais aussi et surtout celui
d'être membre d'une communauté politique nationale au devenir de
laquelle il a le droit et le devoir de participer. Ce n'est qu'à ce prix
que, le citoyen, qui appartient simultanément à l'État et
à une communauté ethnique, exercerait en toute liberté ses
droits et devoirs. C'est à cela que se résume
l'intérêt de la présente recherche pour l'enracinement des
nations démocratiques en Afrique noire. Toutefois, dans le souci de
conformer la société, dans sa diversité au besoin
d'égalité, des recherches postérieures à celle qui
vient d'être entamée ici pourront porter sur l'extension du droit
à la famille des homosexuels dans les États-nations africains.
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