ANNEXE 26 : LE « SCANDALE DES GRÂCES
MÉDICALES »: LE RÉCIT DES FAITS
Un détenu incarcéré aux Baumettes porte
plainte le 29 mars 1982 pour escroquerie contre deux autres prisonniers
à qui il aurait versé une importante somme d'argent pour obtenir
une grâce médicale qui lui avait été promise (LM,
11-12/04/1982). Les deux détenus mis en cause prétendent avoir
agi en qualité de rabatteurs pour le compte du Dr Colombani,
médecin-chef de l'établissement, et de Me Fraticelli,
avocat au barreau de Marseille. Le juge d'instruction, François Ardiet
fait interpeller le 7 avril le médecin-chef de la prison des Baumettes,
remis en liberté sans avoir été inculpé
après trente-six heures de garde à vue. Les enquêteurs
retrouvent dans des registres la trace de plusieurs dizaines de milliers de
francs touchés par l'un des codétenus mais « n'excluent pas
la possibilité d'une simple escroquerie entre détenus sans
implication de l'administration pénitentiaire »
(Libération, 13/04/1982). Le juge d'instruction fait alors
placer sur écoute le 30 avril le Dr Colombani ainsi que Me
Fraticelli. Vingt-trois dossiers médicaux de détenus ayant
bénéficiés d'une hospitalisation extérieure voire
d'une libération pour raison de santé sont saisis à la
Prison hôpital des Baumettes (PHB). Réunis le 8 avril en
assemblée générale, les dix-sept praticiens
exerçant à la PHB, entament une grève administrative de
huit jours contre « la campagne injurieuse et diffamatoire
développée à l'encontre de leur médecin-chef
».
L'inspecteur général Philippe Chemithe est
envoyé à cette occasion à Marseille par le
ministère de la Justice afin d'établir un rapport sur cette
affaire dans lequel il est question de la mort du juge Pierre Michel, abattu le
21 octobre 1981, qui enquêtait sur les trafiquants de drogue ayant
bénéficié de grâces médicales suspectes
(Le Quotidien de Paris, 01/07/1982). Il enquêtait notamment sur
la libération de Robert Kechichian, gros bonnet de la « Sicilian
Connection », dont Me Fraticelli avait obtenu la libération le 10
juillet 1981. Plusieurs faits confèrent aux événements une
autre dimension. A l'automne 1982, deux anciens détenus des Baumettes
portent plainte contre le Dr Colombani accusé d'avoir exercé sur
eux un racket (Libération, 28/10/1982). L'un d'eux
disparaît le jour de son audition par le juge d'instruction. La bataille
juridique qui a lieu entre juin 1982 et février 1983 au sujet des
écoutes téléphoniques entre Me Fraticelli et le
Dr Colombani, considérées comme portant atteinte au secret
professionnel, achève de conférer à ce sujet une audience
nationale. D'instigateur, le Dr Colombani est progressivement décrit par
certains journaux comme un élément qui « aurait
été lui-même manipulé » dans un plus vaste
trafic : « Le chute du Dr Colombani ne vise-t-elle pas en
réalité, à faire tomber toute une filière dont il
n'aurait été lui-même que le jouet ? » (Le
Matin, 19/02/1983). En février 1983, le juge Raysseguier,
chargé du dossier de Robert Kechichian, prononce un mandat d'arrêt
contre le docteur Colombani, qui est interpellé le 10 février,
pour « falsification et usage de documents médicaux, connivence
d'évasion et trafic d'influence » (Libération,
12-13/02/1983).
C'est autour du seul cas de Robert Kechichian que se sont par
conséquent établis le « scandale » et le
procès des grâces médicales. Incarcéré en
juin 1980 par le juge Michel, ce trafiquant de drogue déclare souffrir
d'un cancer de la peau, le sarcome de Darier-Ferrand, à évolution
lente mais très grave. Son médecin traitant confirme qu'il fut
opéré à deux reprises d'une tumeur maligne de la paroi
abdominale pouvant très probablement récidiver. Le
médecin-chef des Baumettes fait alors pratiquer une biopsie qui
s'avère négative. Cependant, après avis favorable du
dermatologue de son service, il envoie Kechichian au Centre régional
anti-cancéreux de Marseille (CRACM) pour « vérification
» où, après de nombreux examens négatifs, le chef de
service renvoie le 25 juin 1981 le malade aux Baumettes. Kechichian
présente au juge Michel par l'intermédiaire de son avocat,
Me Fraticelli, plusieurs demandes de mise en liberté.
Déjà confronté à un cas où
l'expertise réalisée à Marseille avait été
contredite par une contre-expertise effectuée à Fresnes, le juge
Michel rejette la demande et ordonne une contre-expertise. Après une
visite au CRACM où ils ne consultent pas le chef de service mais le seul
dossier médical, les Dr Mariotti, médecin légiste, et
Mazaud, cardiologue, certifient que Kechichian « nécessite une
intervention chirurgicale [...] et des soins très
spécialisés et très prolongés », cette «
thérapeutique très spécialisée ne peut être
mise en oeuvre à la prison hôpital des Baumettes et, de ce fait,
son état de santé n'est pas compatible avec la détention
». Fort de ses conclusions, Me Fraticelli renouvelle la demande
de mise en liberté le 1er juillet. Celle-ci est
rejetée une nouvelle fois par le juge Michel qui décide de faire
transférer Kechichian à Fresnes le 6 juillet. Mais le lendemain,
lui parvient un mot du Dr Colombani lui communiquant une attestation de Solange
Troisier, datée du 4 juillet 1981, dans laquelle elle s'oppose à
ce transfert assurant que « Kechichian est atteint d'un cancer si grave
que ses jours sont en danger » (L'Express, 21/01/1983). Le 10
juillet, le juge signe l'ordonnance de mise en liberté pour raison
médicale, remettant ainsi Robert Kechichian en liberté sous
contrôle judiciaire. A son retour de vacance, il apprend que Kechichian
ne s'est fait hospitaliser. Il décide alors d'enquêter sur les
remises en liberté pour raisons médicales jusqu'à
l'apparition du scandale au printemps 1983.
L'inculpation du Dr Colombani a lieu sur le fondement d'une
contre-expertise confiée à deux experts grenoblois, qui concluent
à l'absence de cancer chez Kechichian. Convoqués, les deux
experts marseillais affirment ne pas reconnaître le dossier
médical. Certains journaux alimentent alors l'hypothèse d'un
« vaste réseau de complicités » : « Des experts,
des magistrats, des responsables de l'administration pénitentiaire sont
aussi dans le collimateur » (Libération, 12-13/02/1983).
Le juge Raysseguier procède à l'audition de Solange Troisier
ainsi qu'à une perquisition à son domicile
(Libération, 20/02/1983). Début mars, les deux experts
marseillais sont inculpés. Une semaine après, le 16 mars, Solange
Troisier est inculpée de « fabrication et usage de faux certificats
médicaux ». L'inculpation du Médecin-inspecteur contribue
à mettre au premier plan l'affaire des grâces médicales.
« Inculpation au sommet. L'ancienne patronne de la médecine
pénitentiaire, Solange Troisier, membre du Comité central du RPR
est accusée d'avoir couvert la libération d'un gros bonnet de la
drogue », titre L'Humanité le 17 mars 1983.
Le Médecin-inspecteur clame son innocence au cours
d'une conférence de presse. N'ayant pas voulu mettre en doute les propos
d'Alain Colombani, elle lui aurait fait parvenir « un papier administratif
» (LF, 18/03/1983). L'ancien Médecin-inspecteur minimise
en outre le rôle que sa lettre a pu avoir dans la libération de
Kechichian : « C'est le juge qui est le seul maître. A lui
d'ordonner expertise et contre-expertise. A lui de signer la mise en
liberté ou le transfert dans un hôpital sous surveillance
policière ». Le Canard enchaîné fait
état dans son édition du 30 mars de lettres découvertes au
domicile de Solange Troisier établissant une correspondance entre elle
et Robert Kechichian après la libération de ce dernier. Tandis
que l'ancien Médecin-inspecteur affirme au juge n'avoir « eu aucun
contact avec Robert Kechichian » (Libération, 30/03/1983),
le Pr Gisselbrecht de l'hôpital Saint-Louis affirme que Kechichian s'est
présenté le 28 juillet 1981 dans son établissement pour un
avis thérapeutique avec une « lettre d'introduction »
signée de la main de Solange Troisier (LM, 02/04/1983).
Celui-ci avait alors demandé à Solange Troisier la communication
du dossier médical de Robert Kechichian avant de lui fixer un nouveau
rendez-vous auquel il ne s'est jamais rendu. Solange Troisier porte plainte
devant le conseil de l'Ordre contre le Pr Gisselbrecht (QDM,
4/05/1983).
Le 16 mai, lors de son audition, André Fraticelli,
prétextant un malaise, prend la fuite du palais de Justice de Marseille
alors qu'il était sur le point de signer son procès verbal
d'accusation (Libération, 17/05/1983). Le 30 mai, le juge
Raysseguier notifie à Solange Troisier un nouveau chef d'inculpation
pour « corruption et trafic d'influence » (LM, 02/06/1983).
Le juge d'instruction clôt le 4 août l'information estimant que
suffisamment de charges pèsent contre les cinq inculpés. Il
abandonne pourtant les chefs d'inculpation de « corruption » et
de « trafic d'influence », aucun versement d'argent n'ayant pu
être mis en évidence au cours de l'instruction, les
inculpés risquant dès lors au maximum trois années
d'emprisonnement (LM, 19/08/1983). Le « procès-spectacle
» des grâces médicales, qualifié
d'événement de la rentrée judiciaire, est annulé le
17 septembre par une décision de la Cour de cassation « dans
l'intérêt d'une bonne administration de la Justice »
(Libération, 19/09/1983). La totalité des
prévenus ayant été des auxiliaires des magistrats de
Marseille, la Cour donne ainsi raison à la requête en suspicion
légitime déposée par Alain Colombani afin que l'affaire
soit traitée par une autre instance (03/09/1983). Le procès est
renvoyé devant le TGI de Versailles (Libération,
4/10/1983).
Après avoir donné plusieurs interviews à
la presse, André Fraticelli se constitue prisonnier lors de l'ouverture
du procès. Dans son jugement du 16 novembre 1983, le tribunal de
Versailles inflige une peine de un an de prison, dont huit mois avec sursis,
à André Fraticelli et Alain Colombani et six mois avec sursis
à Solange Troisier et Mariotti. Mais le 21 février 1984, la Cour
d'appel de Versailles prononce une relaxe générale
établissant qu'en « s'opposant au transfert de Kechichian, Mme
le Pr Troisier restait dans le cadre de ses fonctions ». « Il n'y pas
eu d'affaire Kechichian, il n'y pas eu de trafic de grâces
médicales [...] Le scandale des grâces médicales entre
guillemets passe au domaine des rumeurs sans fondement ce qui ne veut pas dire
qu'on ait fini d'en parler » (JT A2, 20H, 21/02/1984). « Le dossier
de cette affaire est donc définitivement clos : le scandale des
"grâces médicales" n'a pas existé, et Robert Kechichian a
quitté la prison des Baumettes en 1981 le plus légalement du
monde », constate Le Monde le 23 février. « Il n'y a
plus de scandale » pour France-Soir, de même pour Le Figaro qui y
voit « un désaveu absolu des thèses de l'accusation ».
« Les grâces médicales n'étaient donc qu'une mince et
vulgaire sardine qui bouchait le port », ironise Patrice Carmouze dans
Le Quotidien du médecin.
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