Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
ANNEXE 18 : LE REGARD DÉSENCHANTÉ D'UN INTERNE EN PSYCHIATRIE SUR L'UTILITÉ DE SA PRÉSENCE EN MILIEU CARCÉRALPhilippe Bacquias a travaillé un an en 1976 comme interne au CMPR de la M.A deFleury qui est alors très bien doté en personnel puisqu'on y trouve un médecin-chef, le Dr Jacques Mérot, un adjoint, quatre internes, des infirmières diplômées et des aides-soignants. Malgré ces conditions de travail favorables qui lui permettent de réaliser des consultations de quarante-cinq minutes alors que la plupart de ses collègues disposent de moins d'un quart d'heure, le Dr Philippe Bacquias livre dans sa thèse un regard pessimiste sur l'intervention des psychiatres en milieu carcéral2137(*). En voici quelques extraits : « Si cette expérience démontre l'aspect essentiellement répressif du projet pénitentiaire actuel de cette Maison d'Arrêt, inscrit dans ses structures mêmes, ainsi que l'effet à l'évidence nocif sur l'évolution du délinquant de l'incarcération dans de telles conditions, elle nous interroge sur la validité d'un désir thérapeutique, et ses modalités de mise en oeuvre, dans une institution qui globalement le refuse [...] En pratique, nous avons une trentaine de détenus en permanence, bien connus de nous, "liés" à la consultation et suivis régulièrement avec une fréquence variable [...] Nous tentions de permettre que s'exprime librement l'anxiété durant un entretien suffisamment long (3/4 heure). Nous pouvions constater d'ailleurs, au cours de celui-ci, une sédation notable de l'angoisse [...] Mais derrière une plainte, nous voulions souvent faire éclore une autre demande, rattacher le symptôme à une souffrance plus globale et lui donner un sens qui s'inscrirait dans l'Histoire et la personnalité de notre interlocuteur, permettre au demandeur de parler de ce que, nous n'en doutions pas, il ne demanderait qu'à dire. Ce n'était qu'illusion, désir d'appliquer un schéma connu et surtout méconnaissance de la situation carcérale [...] Qu'est-ce qu'un entretien par semaine dans un monde où l'on est affronté à sa solitude plus de 21h sur 24 dans une ambiance hostile ? Il est certain que nos entretiens, qui tentaient de "sortir" artificiellement la discussion de son cadre carcéral en explorant un passé que l'on obligeait notre interlocuteur à prendre en compte, avec l'élaboration d'un présent et d'un futur, ne pouvaient que se heurter à un échec [...] Les écueils sont évidents : notre position institutionnelle empêche toute relation "transférentielle" ; la demande du détenu n'est pas a priori une souffrance de malade. Son "symptôme" n'est pas immédiatement lié à un processus morbide, mais à la situation carcérale elle-même, et ne renvoie qu'à elle [...] Notre activité nous paraît peu thérapeutique au sens d'un traitement sur le fond qui pourrait éventuellement permettre à certains, dont la délinquance s'intègre à une problématique qui les submerge, d'en prendre conscience. Notre activité nous apparait dispersée, ponctuelle, purement symptomatique, agissant à un niveau superficiel. Nous avons le sentiment d'"assister" le détenu dans une lutte contre son effondrement, en assistant impuissants à sa dégradation et au renforcement, parfois évident, d'attitudes et de conduites qui le ramèneront tôt ou tard en détention [...] Nous voudrions tenter de cerner le malaise qui fut le nôtre en permanence dans le rôle que nous tenions et, à travers, la critique de celui-ci, interroger la fonction du psychiatre. L'institution carcérale attend du psychiatre qu'il joue le rôle classique d'"auxiliaire de justice" [...] Ce qui a amené l'implantation du service psychiatrique à Fleury-Mérogis, c'est la survenue de problèmes ou d'incidents qui, par leur nature, leur abondance ou leur nouveauté, ne semblaient plus pouvoir être résolus par l'institution carcérale. L'administration vit ainsi dans la hantise des suicides et de leur répercussion dans l'opinion publique. Le psychiatre devra, de par sa compétence, dépister les "suicidaires" et prévenir les suicides. S'ils surviennent, il en endossera la responsabilité : "Si le psychiatre n'avait rien vu, ce n'est pas nous qui.....". Mais cela semble surtout avoir une importance purement formelle : on ne se demande pas si le psychiatre sait ou peut vraiment. L'important est d'être "couvert" ; phénomène que l'on retrouve actuellement ailleurs : ainsi, l'interne de médecine qui se refuse à laisser sortir de son service une "TS" tant qu'"elle n'a pas vu le psychiatre". L'important semble être de vouloir se dégager de toute responsabilité morale et administrative, en invoquant la toute-puissance magique d'un personnage qui permettra d'annuler l'angoisse de l'affrontement de la mort. Les moyens mis à la disposition du psychiatre sont d'ailleurs limités : placement en cellule triplée [trois codétenus], mise au travail, transfert au CMPR. Chacun continue de croire, sans y croire, que le seul fait d'"être vu" par le psychiatre constitue une garantie réelle, puisque la garantie formelle est acquise. D'où l'"urgence" des demandes venant de l'administration et la priorité qui lui est donnée [...] Le psychiatre n'est pas sollicité uniquement dans une perspective de dépistage des "suicidaires" : il l'est également pour tous les "cas problèmes" (agités, violents, revendicants en tous genres) [...] La formule "demandez au psychiatre !" nous apparaissait alors comme une dérobade. Cela peut ressembler parfois à un déplacement implicite de l'agressivité et de la revendication des détenus vers le psychiatre. Ainsi, devrions-nous prendre à notre compte la souffrance, la violence et la mort qu'une institution ne peut plus voir survenir ni assumer, bien qu'elle veuille continuer d'exercer une attitude purement répressive [...] Le psychiatre, dont certains pourraient croire le pouvoir impressionnant, n'est en fait qu'"tête couronnée qui ne règne pas". Placé en pivot entre deux groupes, nous ne sommes qu'un rouage que chacun essaye de faire tourner à son avantage [...] Notre désir de délimiter un espace psychothérapeutique s'est révélé un échec. Est-il possible de faire coexister un désir thérapeutique dans une institution répressive ? ». Ces propos attestent, de façon claire et mesurée et a priori en dehors de toute perspective politique, des doutes qui agitent certains psychiatres quant à l'utilité de leur intervention en milieu carcéral. Ils permettent surtout de questionner l'ambigüité de la position de ces professionnels coincés entre leur mission de soignant, la fonction légitimante qui en est fait par la Pénitentiaire et l'instrumentalisation qu'en ont certains détenus. * 2137 BACQUIAS Philippe, Pratique d'une psychiatrie quotidienne en milieu carcéral. A propos d'une expérience de consultation psychiatrique dans un bâtiment de jeunes détenus à la M.A de Fleury-Mérogis, thèse de médecine, sous la direction du Pr Duché, faculté de médecine Pitié-Salpêtrière, Paris VI, 1977. |
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