Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
Section 2 - La délégation de la santé au secteur privé : la fin d'un monopole pénitentiaire« Les détenus ont bien de la chance : il ne se passe pas de mois sans que Robert Badinter leur prépare une loi ou leur mijote quelques décrets pour améliorer la vie carcérale ou, mieux encore, la raccourcir [...] Mais d'humanisation des prisons en adaptation des peines, ces mesures amoindrissent singulièrement l'institution pénitentiaire [...] Il s'agit [les mesures] d'un paquet fort bien ficelé dont l'emballage cadeau serait constitué par l'amélioration de la vie carcérale et cacherait une bombe à retardement. Comment appeler, en effet, tous les articles destinés à faire sortir de la prison la plupart des condamnés à de petites peines ? »1480(*). La défaite de la gauche lors des législatives de mars 1986, et la cohabitation qui s'ensuit, marquent officiellement l'achèvement de la politique de « décloisonnement ». Critiquée sur sa gauche (L'Humanité, 13/05/1986), la politique de l'ancien garde des Sceaux fait l'objet d'un traitement médiatique très sévère de la part du Figaro, à travers le thème des prisons « quatre étoiles ». Un journaliste rend compte de sa visite à la MC de Moulins en ces termes : « Sing Sing ou Club Med ? [...] Ils s'habillent comme ils veulent. Ils sont "libres" de 7h à 19h30. Ils peuvent louer la TV (240 francs la couleur). Leurs repas sont dignes d'une honnête auberge »1481(*). Seul Le Monde dresse un bilan positif de l'« humanisation » du « chaudron des prisons » entreprise par Robert Badinter, tout en soulignant les difficultés auxquelles il fut confronté1482(*). Avec l'alternance, une nouvelle philosophie pénale guide désormais l'action publique. A l'encontre des réformes entreprises, Alain Peyrefitte soutient que « la prison doit être humaine, mais privatrice des libertés » (Figaro-Magazine, 18/05/1985). Cette nouvelle politique s'accompagne d'un renouvellement des idées s'accompagne d'un renouvellement des hommes à la tête de l'Administration pénitentiaire. Tandis que la COSYPE est désormais présentée comme un « lobby anti-carcéral »1483(*) par un membre du cabinet du ministre de la Justice, les membres du Syndicat de la magistrature en poste à l'Administration pénitentiaire se voient proposés d'autres affectations (LM, 2/02/1988). Dominique Matagrin, devenu Conseiller technique du garde des Sceaux en 1986, incarne cette nouvelle philosophie pénale. Magistrat à l'Administration pénitentiaire, il participe en 1981 à la création de l'Association professionnelle des magistrats (APM). Bien que se revendiquant « apolitique », cette organisation rassemble des magistrats de droite hostiles à la politique de Robert Badinter. Dès sa reconnaissance officielle, en avril 1982, l'APM critique la suppression de la Cour de sûreté de l'Etat et s'élève contre l'abolition de la peine de mort1484(*). Sous la conduite de Raoul Béteille, ancien directeur des Affaires criminelles et des grâces sous Alain Peyrefitte et rédacteur de la loi Sécurité et liberté, l'APM s'oppose à la réforme de l'instruction proposée par Robert Badinter en 1985, et mène campagne contre « le laxisme actuel » du garde des Sceaux qui, selon eux, « sacrifie chaque fois un peu plus les exigences élémentaires de la sécurité dans les prisons » (AFP, 9/08/1985). En 1986, ce syndicat recueille aux élections professionnelles entre 13% et 15% des suffrages. L'APM accède alors avec l'alternance à de nombreux postes de pouvoir. Alexandre Benmakhlouf devient ainsi Conseiller pour la Justice auprès du premier ministre, Jacques Chirac. Dominique Matagrin, secrétaire général de l'APM de 1989 à 1995, devenu Conseiller technique pour les prisons, prend le contre-pied des thèses défendues jusqu'alors par la COSYPE. « Pour lui la peine ça veut dire que ces gens ne sont pas comme les autres. La prison pour lui, c'est la souffrance. L'idée que les détenus ont les mêmes droits qu'à l'extérieur, pour lui, c'est une absurdité », souligne Alain Blanc du SM1485(*). Soucieux des impératifs sécuritaires, le nouveau gouvernement décrit l'ouverture de l'Administration pénitentiaire vers les autres ministères, réalisée jusque-là, comme une menace allant à l'encontre de l'institution : « Dire que la prison n'est que la privation de liberté et rien d'autre est une contradiction absolue [...] C'est pourquoi les tentatives actuelles de "décloisonner" la prison, c'est-à-dire de l'ouvrir sur le monde sans tenir compte de l'existence des murs, est une vue de l'esprit. On proclame aujourd'hui qu'en prison, on soignera, on enseignera, on travaillera, on se distraira "comme" à l'extérieur. Qu'est ce que cela signifie ? Faire perdre son autonomie et son existence propres à cet univers revient à le supprimer »1486(*). Signe de cette hostilité au décloisonnement, entendu comme l'ouverture de l'institution carcérale à d'autres administrations, le Comité Santé/Justice cesse dès lors d'être réuni. « C'est un groupe que Chalandon avait mis en sourdine parce que je crois parce qu'il était clair que c'était une machine de guerre pour conduire à la réforme », remarque Alain Blanc1487(*). Au décloisonnement est opposée la « modernisation » de l'Administration pénitentiaire, nouveau paradigme de la politique carcérale. Pour lutter contre une direction trop sclérosée, est proposée une privatisation partielle de la prise en charge des détenus sous la forme de contrats de partenariat. En 1988, lors de la nouvelle majorité de gauche, le « Programme 13.000 »1488(*) va cependant apparaître comme une étape supplémentaire dans le décloisonnement de l'institution carcérale, notamment en matière de soins. En effet, hostiles au principe d'une privatisation, les magistrats du SM, chargés de mettre en oeuvre cette décision adoptée pendant la cohabitation, vont considérablement renforcer le cahier des charges des opérateurs afin d'améliorer la prise en charge médicale des détenus (1). La mise en place des nouveaux établissements sera l'opportunité de confronter l'ancienne organisation des soins à de nouveaux principes. La survenue de certains incidents témoignera de la persistance de certaines règles régissant le système pénitentiaire, et ce indépendamment de la majorité politique (2). 1. Le « Programme 13.000 » et la délégation de gestion à des groupements privés : une forme de décloisonnement ?« Les opérateurs privés, détenteurs des moyens immobiliers et humains, des capitaux, seront en position d'imposer leur volonté à l'Etat qui subira le chantage à l'agitation carcérale et au chômage et sera contraint de céder à leurs exigences de tous ordres : financier, de fonctionnement, d'affectation des détenus. L'inflation carcérale ne pourra dès lors que s'accélérer »1489(*). Les propos alarmistes de ce membre du Syndicat de la magistrature illustrent l'opposition que soulève l'idée du nouveau garde des Sceaux dans un contexte de durcissement pénal et pénitentiaire. A un moment où la question sécuritaire domine les débats politiques, du fait de la recrudescence d'actes terroristes, Jacques Chirac tente de donner une image de son gouvernement allant à l'encontre du « laxisme » dont est accusée la gauche1490(*). Robert Pandraud est nommé ministre délégué à la Sécurité tandis que Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur, promet de « terroriser les terroristes ». Le vote, en septembre 1986, de quatre lois relatives à la sécurité confirme l'orientation du gouvernement. La loi du 9 septembre 1986 fait passer de vingt à trente ans la période maximale de sûreté, tandis que les possibilités de réduction de peine sont amoindries. La période est propice au déploiement des discours les plus sécuritaires. Le vice-président du Sénat, Etienne Dailly, demande par exemple la création, sur une île, d'un « pénitencier spécial » où seraient enfermés les criminels dangereux (Le Monde, 22/04/1986). La nomination d'Albin Chalandon, surnommé le « manageur », en tant que garde des Sceaux est interprétée comme l'inauguration d'une politique carcérale immobilière1491(*), et ce, à un moment où la surpopulation (44.414 détenus pour une capacité de 32.500 au 1er juin 1986) est considérée comme la source de nombreuses tensions dans les établissements. Avec une moyenne de 150%, le taux d'occupation atteint 400% dans les grandes agglomérations comme à Lyon et à Marseille, sujet dot s'alarme la presse de droite1492(*). « La question pénitentiaire, dès lors, se résume à des problèmes d'équipement », observe Jean-Charles Froment1493(*). Dès sa première conférence de presse, le ministre de la Justice annonce qu'« avec de l'imagination, on peut trouver des solutions, recourir à des capitaux privés » (LM, 8-9/06/1986). S'inspirant du « modèle » américain1494(*), Albin Chalandon propose non seulement de faire construire ces établissements par des fonds privés, mais de leur en déléguer également le fonctionnement. Beaucoup voient dans ce recours au privé un écho avec le projet de construction des autoroutes réalisées à l'aide de capitaux privés1495(*). L'Humanité ironise sur les « Chalandonnettes à barreaux » en référence aux maisons à bas prix lancées par l'ancien ministre du Logement1496(*). En recourant aux entreprises privées, le garde des Sceaux poursuit plusieurs objectifs. Il veut tout d'abord rénover le parc immobilier pénitentiaire et fermer les établissements les plus vétustes. Deuxièmement, Albin Chalandon souhaite augmenter le nombre de places en prévision de l'augmentation de la population pénale. Les 40.000 nouvelles places prévues descendent cependant à 25.000 à la fin 1986, puis à 15.000 en 19871497(*). Enfin, méfiant à l'égard de la gestion publique, le ministre de la Justice désire mettre en concurrence les deux systèmes espérant produire ainsi une émulation. Il prévoit, pour cela, une « privatisation intégrale » de toutes les différentes dimensions de la prise en charge des détenus (direction, surveillance, travail, réinsertion, santé, etc.). « La privatisation sera intégrale ou ne sera pas », déclare Dominique Matagrin (Lyon Figaro, 18/11/1986). Pour justifier l'urgence de sa décision, le ministre n'hésite pas à s'indigner de l'état des prisons : « Je vous assure que nous violons souvent les droits de l'homme » (France-Soir, 20/11/1986) ; « Nos prisons sont abominables, ignobles, indignes ! » (AFP) ; « La vie en prison est à la limite du supportable », s'exclame Albin Chalandon (Le journal Rhône Alpes, 21/02/1987). Alors même que le gouvernement remet en cause la politique économique socialiste, en annonçant en juillet 1986 la privatisation de soixante-cinq entreprises, la proposition du ministre de la Justice est à l'origine d'importantes controverses à l'automne 1986, aussi bien au sein de l'opposition que de la majorité1498(*). Simone Veil se déclare choquée par l'abandon au privé « d'une prérogative de puissance publique »1499(*). Le ministre du Budget, Alain Juppé, s'étonne de l'ampleur du projet qui devrait selon lui faire l'objet d'une expérience pilote (Libération, 29/11/1986). De nombreux intellectuels et hommes politiques y voient une menace au domaine réservé de l'Etat1500(*). Solange Troisier est l'une des rares à apporter son soutien à la politique d'Albin Chalandon (Le Quotidien de Paris, 21/11/1986). Le projet suscite une vive opposition au sein de l'Administration pénitentiaire où il est vécu, du fait d'un fort attachement au service public, comme un « traumatisme » selon un journaliste-militant1501(*). Bien qu'hostiles, les syndicats demeurent discrets en échange du départ de la directrice de l'Administration pénitentiaire, Myriam Ezratty, obtenu en juillet 19861502(*). La nomination d'un préfet, Arsène Lux, est interprétée par Le Monde comme « le signe d'une plus grande volonté répressive du gouvernement » (4/07/1986), tandis que Le Figaro y voit « la volonté de la Chancellerie de reprendre en main une administration qui, depuis cinq ans, était abandonnée à elle-même par volonté politique » (25/06/1986). La grève des écrous lancée en novembre 1986 ne fut ainsi pas suivie (Libération, 18/11/1986). Face à ces critiques, un premier projet de loi est reporté au printemps 1987. En lutte avec le ministère du Budget, Albin Chalandon réussit, en menaçant de démissionner, à obtenir du Premier ministre, en avril 1987, le déblocage de quatre milliards et demi de francs destinés à la construction de 15.000 places de détention (France-Soir, 8/04/1987). La loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire, appellation destinée à apaiser les craintes, crée le Programme 15.000 comportant 29 établissements répartis entre quatre zones géographiques. « Paradoxalement, la loi du 22 juin 1987 qui devait n'être que le vecteur d'une logique pragmatique de type managériale devint ainsi le texte de référence qui pose les principes fondamentaux structurant l'univers pénitentiaire »1503(*). La privatisation n'est cependant pas totale. Entre le « tout-privé » et « le tout public », est adopté un mode de gestion mixte, dit encore déléguée ou semi-privée. La surveillance, la direction et le greffe demeurent du domaine du ministère de la Justice tandis que l'hôtellerie, la restauration, la maintenance, le nettoyage, le transport des détenus, la santé, le travail, la réinsertion et la formation professionnelle sont concédés aux groupements privés. Comme gage de sécurité, Dominique Matagrin assure qu'une « épée de Damoclès sera suspendue en permanence sur ces opérateurs privés » à qui la délégation pourra être retirée. En juillet 1987, un appel d'offres est lancé1504(*). Il permet à des groupements d'entreprise de BTP et des services de candidater en vue de la construction et de la gestion, pendant dix ans, des établissements répartis sur l'une des quatre zones géographiques délimitées. Sur trente-deux candidatures, le jury sélectionna dix groupements admis à concourir. Leurs propositions furent ensuite soumises en novembre 1987 à une commission technique composée de membres de l'Administration pénitentiaire et d'architectes, avant que le jury ne désigne en décembre les lauréats, tous filiales de grands groupes du BTP ou des services : Dumez pour la zone Est, GEPSA (groupe Suez) dans le Nord, GECEP (Grands Travaux du Midi) pour le Sud, SIGES (Sodexho) dans l'Ouest. L'Etat rémunère les groupements au titre d'une prestation globale constituée d'une partie fixe (amortissement des équipements) et d'une partie variable (fonction du nombre de journées de détention). Le contrôle des prestations est assuré dans chaque prison par le directeur de l'établissement, conservant un statut pénitentiaire. En 1988, beaucoup pensent que la victoire de la gauche aux présidentielles et aux législatives marque l'arrêt du programme de privatisation. Lors de sa nomination au ministère de la Justice, Pierre Arpaillange juge d'ailleurs « énorme » le programme de construction entrepris (LM, 20/05/1988). Le 15 septembre, l'annonce du gel du programme suscite la colère des municipalités désireuses d'accueillir un établissement sur leur terrain. Le ministère se trouve, en outre, confronté à d'importants troubles au sein des prisons. Le 13 septembre, 5.620 détenus organisent une grève des plateaux repas, le « plus ample mouvement de l'histoire pénitentiaire française », afin de réclamer la suppression de l'isolement ainsi qu'une amélioration de leurs conditions de détention (LM, 15/09/1988). Les syndicats pénitentiaires reprochent au garde des Sceaux de s'être entouré quasi-exclusivement de membres du Syndicat de la magistrature1505(*) (LF, 7/10/1988). Jean-Pierre Dinthillac, qui avait présenté sa démission en février 1988 pour protester contre la mise à l'écart de l'une de ses collaboratrices, est nommé directeur de l'Administration pénitentiaire. La décision du garde des Sceaux de mettre fin à l'isolement des terroristes incarcérés est désapprouvée par le premier ministre, Michel Rocard, soucieux des accusations de « libéralisme » formulées à son encontre : « En premier lieu [...] ce sont les portes des prisons qui se sont ouvertes toutes grandes : moins 7000 détenus entre le 1er mai et le 1er août [...] Certes, l'amnistie et la grâce présidentielle sont passées par là [...] Lorsque l'on sait, en outre, que, selon l'expression imagée d'un membre du cabinet du garde des Sceaux, "on a rouvert le robinet des permissions de sortie et des libérations conditionnelles", on comprend pourquoi les détenus se montrent plutôt satisfaits de leur nouveau ministre. Mais ce n'est pas tout. Après la télévision dans les cellules, les délinquants et criminels ont depuis peu l'autorisation d'avoir un réfrigérateur [...] Mais ce n'est pas tout. La Chancellerie a à l'étude deux projets qui répondent directement aux voeux de la population pénitentiaire. Le premier, c'est l'installation de "chambres d'amour" dans les prisons [...] Le second projet concerne la présence d'un avocat lorsqu'un détenu passe au prétoire pour une mesure disciplinaire et fait souffler un vent de révolte tant chez les surveillants que chez le personnel de direction de la pénitentiaire, pour une fois solidaires ». (LF, 12/08/1988). En proie à de nombreuses critiques, et face au risque de voir l'Etat payer de fortes indemnités aux entreprises contractantes, Pierre Arpaillange décide de maintenir le projet de construction des nouveaux établissements, dont le nombre de places est cependant abaissé de 15.000 à 13.000 (Libération, 3-4/09/1988). Le ministre de la Justice annonce toutefois l'abandon du projet des quartiers destinés aux toxicomanes, remplacés par des antennes médicales pluridisciplinaires (LM, 4-5/09/1988). En 1991, la quasi-totalité du programme de construction est achevée. Si l'idée d'une délégation de gestion au secteur privé n'est pas abandonnée, elle est pourtant loin de recueillir l'adhésion des membres de l'Administration centrale, largement acquis au service public : « Pour nous, un certain nombre qui avions travaillé avec Badinter, c'était impensable des prisons privées. On était révolté »1506(*). Le transfert de la santé, domaine pourtant assez polémique, n'est à aucun moment contesté au sein de l'espace public. Les autorités de régulation du corps médical y sont pourtant opposées. Consulté pour rédiger un contrat-type des professionnels de santé des établissements 13.000, le Conseil de l'Ordre est dans un premier temps favorable avant de présenter subitement, lors d'une seconde réunion, une « opposition de fond » : « Le conseil national est tout à fait opposé au fait qu'un contrat de travail puisse lier un praticien à une société commerciale [...] Ses représentants préféreraient que la santé soit retirée des missions concédées et que sa gestion continue d'être assurée directement par l'administration pénitentiaire. Tout au plus, accepteraient-ils que le suivi médical et la dispensation des soins soient confiés à une organisation caritative reconnue, type Croix-Rouge »1507(*). Le président du Conseil de l'Ordre, Louis René, intervient en ce sens auprès du Conseiller technique du garde des Sceaux, Philippe Chemithe1508(*). La DGS partage d'ailleurs cette position puisqu'elle estime que cette seconde solution « éviterait de s'engager sur la voie nouvelle et dangereuse consistant à admettre le salariat de médecins par des sociétés commerciales, sociétés qui auraient de surcroît financièrement intérêt à ce que les prestations ou en tous cas les prescriptions soient les plus réduites possibles »1509(*). Tandis que la mission éducative est retirée au dernier moment du cahier des charges, suite à l'intervention du secrétaire général du SNEPAP auprès de Philippe Chemithe, la fonction santé, beaucoup plus coûteuse, est finalement maintenue. « J'ai été le voir [Chemithe] en disant : "Il ne faut pas que les socio-éducatifs soient donnés au privé parce que justement, ils font partie de l'essence même de la peine". Il était d'accord là-dessus et ils ont modifié le secteur de l'appel d'offre en excluant la partie socio-éducative. Ça a été facile à obtenir. Il faut dire que la santé, c'était pas une petite part du marché alors que les socio-éducatifs ça coûtait nettement moins cher »1510(*). Outre des motifs économiques, la délégation de la santé n'apparaît pas, pour les membres de l'Administration pénitentiaire, comme l'aspect le plus choquant du « Programme 13.000 » . Considérant que « c'était pas pour la santé que c'était le plus révoltant », Alain Blanc alors responsable de la sous-direction de la réinsertion estime qu'il s'agit d'« une ouverture mais [...] pas une garantie »1511(*). Selon un conseiller de Pierre Arpaillange, les établissements à gestion semi-privée contribuèrent à remettre en cause l'idée, déjà affaiblie, que la prise en charge sanitaire des détenus relèverait du ministère de la Justice : « L'organisation de la santé en prison repose non pas sur des médecins, comme la logique le veut, mais sur des représentants de l'administration pénitentiaire : magistrats, administrateurs civils et directeurs d'établissement. Curieusement, il revient à cette institution, de financer, de structurer et de gérer le dispositif des soins. Elle exerce un métier qui n'est pas le sien et qui s'écarte des missions fondamentales qui lui incombent, c'est à dire la garde et la préparation de la sortie sans récidive, de détenus qui rencontrent des problèmes de santé inquiétants »1512(*). Fruit de la politique sécuritaire menée par un gouvernement de droite, le « Programme 13.000 » est pensé par la gauche comme une étape supplémentaire dans le décloisonnement de la médecine pénitentiaire. Pour s'assurer que les opérateurs privés s'acquittent bien de leur mission, les responsables de la DAP imposent, comme le suggère ici un magistrat du SM alors Conseiller technique du ministre de la Santé pour les questions judiciaires, de nombreuses contraintes, en matière de moyens, dans les clauses du cahier des charges1513(*) : « En 86, ça a été très critiqué le fait que la santé puisse passer au privé. Et c'est pour ça qu'à l'époque Alain [Blanc], qui était à la Pénitentiaire, avait rédigé des charges tellement lourdes que c'était... »1514(*). C'est ce que confirme l'ancien sous-directeur de la réinsertion : « Tout de suite on s'est dit : "C'est le privé ? Et bien d'accord. Mais quitte à ce que ce soit le privé, autant leur imposer des ratios !" »1515(*). La DAP voit dans le « Programme 13.000 » l'opportunité de mettre en oeuvre certaines préconisations du ministère de la Santé, comme par exemple une distribution des psychotropes sous forme sèche, en lieu et place de la dilution. « Il me semble opportun de prendre en compte les propositions que l'IGAS avait présentées dans un rapport de 1986 et qui n'ont pu recevoir d'application jusqu'ici faute de personnels qualifiés et en nombre suffisant » note ainsi le Directeur de l'Administration pénitentiaire1516(*). L'Administration pénitentiaire met également en place à cette occasion de nombreux dispositifs de contrôle afin d'assurer le respect du cahier des charges. Le médecin-coordinateur de chaque établissement est ainsi chargé de transmettre chaque mois un bilan de l'activité de l'infirmerie à la DAP. De nouveaux outils de contrôle sont élaborés par le Bureau de l'Action sanitaire et de la toxicomanie (GB3)1517(*), nouvellement créé au sein de l'Administration pénitentiaire1518(*). Un rapport annuel, enfin, est rédigé chaque année à l'aide des comptes-rendus mensuels remis par les médecins coordinateurs de chaque établissement. Pour la première fois s'amorce un système de contrôle et de gestion de l'organisation des soins en prison. « La gestion par le privé du travail, de la formation et surtout de la santé va-t-elle enfin pouvoir permette à ces secteurs de se développer ? », s'interroge La Croix le 13 juillet 1990 à l'occasion de l'ouverture des premiers établissements. Placée sous la responsabilité d'entrepreneurs privés, l'organisation des soins en prison est l'objet d'une opération de modernisation et de rationalisation, aussi bien du fait des acteurs privés que publics. * 1480 « Prisons : dangereuse libéralisation. Robert Badinter adoucit encore le régime carcéral», Le Figaro, 9/08/1985. * 1481 « Mes 48 heures dans la prison dont l'on ne s'évade jamais », Le Figaro-Magazine, 10/05/1986. * 1482 « Cinquante-six mois à la chancellerie. Abolir, humaniser, moderniser », Le Monde, 21/02/1986. * 1483 LEGOUX Alain, L'impératif pénal, Paris, Robert Laffont, 1986, p.149. * 1484 « Un syndicat "apolitique" créé en 1981 contre M. Badinter », Le Monde, 03/12/1998. * 1485 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H. * 1486 LEGOUX Alain, L'impératif pénal, op.cit.p.148. * 1487 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H. * 1488 Conçu par Albin Chalandon comme un programme de 15.000 places, le projet sera ramené à 13.000 places par Pierre Arpaillange qui lui succède en 1988. L'expression « programme 13.000 » bien connue dans la Pénitentiaire sera cependant utilisée par simplicité. * 1489 SOLARO Chantal, « Prisons privées : le choix du tout-carcéral », Justice. Journal du syndicat de la magistrature, n°114, 03/1987, pp.26-27. * 1490 CHEVALLIER Jean-Jacques, CARCASSONNE Guy, DUHAMEL Olivier, La Ve République., op.cit., p.347. * 1491 Homme de finance, Albin Chalandon est élu député d'Asnières en mars 1967 aux couleurs de l'UDR. Il est nommé ministre de l'Equipement et du Logement de juillet 1968 à juillet 1972, phase où il est remarqué pour la privatisation des autoroutes ainsi que le projet des « chalandonnettes », avant de quitter la « politique active » en 1976 pour assurer la présidence d'Elf Aquitaine jusqu'en 1983 (Le Monde, 3/04/1986 ; Libération, 29/04/1986). * 1492 Voir la série d'articles consacrée en juin 1986 par Le Figaro à la surpopulation aux prisons de Lyon. * 1493 FROMENT Jean-Charles, La République des surveillants de prison (1958-1998), op.cit., p.249. * 1494 On devrait peut-être parler de contre-modèle, si l'on en croit la réponse apportée par le Directeur du Bureau des prisons américaines à son homologue français : « Bien qu'il n'y ait pas eu de problèmes opérationnels majeurs avec ces contrats de services privés, nous n'en avons retiré aucun bénéfice financier, ou de qualité de service. En fait, les coûts ont été supérieurs à ceux du Bureau des prisons pour des établissements correctionnels de même niveau de sécurité » (Lettre de Normal A. Carlson, chef du Federal Bureau of prison, au DAP du 19/12/1986. Document bibliothèque DAP). Le Federal Bureau of prison, équivalent américain de la DAP, n'est chargée que des seules prisons fédérales. Ces dernières ont cependant vu leur population fortement augmenter depuis les années quatre-vingt, dépassant ainsi celle du Texas et de la Californie, et ont surtout multiplié le recours depuis les années 2000 au système de délégation privé. * 1495 « Les projets de M. Albin Chalandon. Prisons "made in USA" », Le Monde, 15-16/06/1986. * 1496 « Chalandonnettes à barreaux », L'Humanité, 17/06/1986. * 1497 SALLE Grégory, Emprisonnement et Etat de droit, op.cit., p.315. * 1498 « Prisons privée : la majorité divisée. Raymond Barre est très réservé sur le projet », Le Matin, 20/11/1986. * 1499 « Les prisons privées provoquent une fêlure dans la majorité », Le Monde, 21/11/1986. * 1500 PETIT Jacques-Guy, « Prisons privées, prisons d'autrefois », Le Monde, 11/09/1986 ; MICHEL Jean-Pierre, « On ne privatise pas les prisons comme les autoroutes », Le Matin, 25/09/1986 ; GABORIAUX Simone, « Prisons : non à la logique du marché », Le Monde, 26/09/1986 ; DORLHAC DE BORNE Hélène, « Le droit de punir incombe à l'Etat », Le Monde, 19/11/1986. * 1501 TARTAKOWSKY Pierre, La prison, op.cit., p.323. * 1502 « Prisons privées : les gardiens sont pour », Le Figaro, 18/06/1986. * 1503 LECLERC A., « Politique publique : chronique d'une réforme avortée : la loi pénitentiaire », dans PÉCHILLON E., HERZOG-EVANS E. (dir.), Le droit de l'exécution des peines, problème et enjeux d'une discipline juridique en formation, Rapport de recherche pour le GIP Justice, Rennes 1, 2003, p.18. * 1504 On s'inspire ici du document suivant trouvé à la bibliothèque de la DAP : Délégation pour la réalisation d'établissements pénitentiaires, « Programme 15.000 », 13/05/1989. * 1505 Louis Joinet, membre fondateur du SM, est alors membre du cabinet du premier ministre, Michel Rocard. * 1506 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H. * 1507 Lettre de la DGS au garde des Sceaux du 19/04/1989. Archives internes DGS. * 1508 DGS, compte-rendu du groupe de travail relatif au fonctionnement du service médical des établissements pénitentiaires du programme « 13.000 » du 24/03/1989 Document manuscrit. Archives internes DGS. * 1509 Lettre de la DGS au garde des Sceaux du 19/04/1989. Archives internes DGS. * 1510 Philippe Pottier, éducateur pénitentiaire depuis 1975, secrétaire général du SNEPAP de 1978 à 1988 et fondateur de la COSYPE. Entretien réalisé le 27/12/2007, 2H. * 1511 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H. * 1512 THIBAULT Philippe Michel, Le défi des prisons "privées", Paris, Albin Michel, 1995, pp.174-175. * 1513 Tandis qu'en matière de maintenance, de restauration ou de travail, seules des obligations de résultats sont imposées aux groupements, des obligations de moyens, notamment en termes d'effectifs, sont définies par la DAP en matière de santé sous la forme de cahiers des charges. * 1514 Jean-Paul Jean, magistrat, Conseiller technique du ministre de la Santé de mai 1988 à mai 1991 puis Conseiller technique des ministres de la Justice de mai 1991 à avril 1992. Entretien réalisé le 6/07/2005, 2H. * 1515 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H. * 1516 Lettre du DAP, Jean-Pierre Dintilhac, au Bureau de l'action sanitaire et à IGAS, « Projet de circulaire sur la délivrance des médicaments dans les établissements pénitentiaires du programme 13 000 », 29 juin 1990 (IGAS/2002/001 Carton n°4) * 1517 Voir les fiches de contrôle qualité santé et le tableau régional santé du Manuel des procédures de contrôle et de suivi de l'exécution des marchés de fonctionnement du 3/10/1991. Bibliothèque DAP. * 1518 Cf. Annexe 1 : « Présentation de l'Administration pénitentiaire ». |
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