Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
La spécialisation de la médecine pénitentiaire, au croisement d'une dynamique médicale et des politiques carcéralesLa médecine pénitentiaire a fait l'objet entre les années soixante et les années quatre-vingt d'un travail de légitimation en tant que spécialité médicale. Tandis qu'il s'agissait pour Georges Fully d'assurer l'autonomie des soignants à l'égard de la tutelle pénitentiaire, cette spécialisation visait pour Solange Troisier à réaffirmer le caractère spécifiquement pénitentiaire de cette médecine et éviter ainsi son rattachement au ministère de la Santé. Bien que divergentes dans leur objectif, ces dynamiques débouchèrent en 1980 sur la reconnaissance par le Conseil de l'Ordre des médecins de cette « discipline complémentaire d'exercice »108(*). La médecine pénitentiaire fut ainsi considérée comme une « surspécialité » à l'image de la médecine légale, de la nutrition ou de la médecine hyperbare109(*). Elle n'accéda jamais ainsi au rang de « spécialité » que conférait auparavant le Certificat d'études spécialisés (CES) ou aujourd'hui le Diplôme d'études spécialisées (DES)110(*). Quelle que soit son statut (spécialité ou surspécialité), la médecine pénitentiaire fut l'oeuvre d'un travail d'affirmation au sein du secteur médical afin d'en faire une discipline en tant que telle111(*). C'est cette volonté de « disciplinariser » le champ médical qui caractérise la spécialisation selon Patrice Pinell : « La spécialisation est un processus de division du champ médical en sous-espaces de pratiques susceptibles au départ de revêtir des formes variées et aboutissant ou non à la constitution d'une spécialité instituée et reconnue comme légitime par les institutions dominant le champ »112(*). La sociologie a mis l'accent depuis quelques années sur les logiques de spécialisation médicale. Aux théories dominant les études historiographiques faisant découler la spécialisation « d'un progrès scientifique commandant l'expansion a priori sans limites des connaissances et des techniques »113(*) se sont substituées des analyses en termes de stratégies déployées par des groupements professionnels cherchant à être reconnus en tant que spécialité médicale. Des monographies ont été consacrées notamment à la médecine de la douleur114(*), à la médecine du sport115(*), à l'anesthésie-réanimation116(*), à la pédiatrie117(*), à la chirurgie esthétique118(*) ou à la médecine d'urgence119(*). Ces études soulignent souvent le « travail de légitimation » mis en oeuvre par ces médecins engagés dans une nouvelle pratique : « Ce groupe doit alors convaincre le milieu médical qu'il y possède une place spécifique »120(*). Ces études ont été utiles pour analyser le travail de légitimation interne et externe effectué par les médecins pénitentiaires afin d'être reconnus par leurs pairs. Une dynamique de spécialisation médicale ne peut cependant pas s'expliquer uniquement, affirme Patrice Pinell, à partir de la mobilisation d'un seul groupe professionnel et suppose de sortir de la médecine clinique. C'est ainsi qu'il est impossible de rendre compte de la construction du champ de la médecine moderne en France sans souligner les rapports de collaboration et de concurrence établis avec d'autres champs. En cela, l'analyse d'une spécialisation médicale suppose « de sortir des problématiques n'abordant la médecine qu'à partir des seuls médecins pour intégrer dans l'analyse non seulement les auxiliaires médicaux, sans qui le pouvoir médical ne serait pas ce qu'il est, mais tous ceux qui - scientifiques, ingénieurs, religieux, agents de l'État, administratifs, notables - sont investis dans le champ et entretiennent avec les médecins des relations de collaboration et de concurrence »121(*). Ce mode d'analyse apparaît particulièrement pertinent en matière de médecine pénitentiaire. En effet, on ne peut comprendre la volonté d'affirmer cette spécialité médicale sans faire référence à la relation qu'entretiennent ces praticiens avec l'Administration qui les rémunère. En atteste la volonté de certains médecins de s'autonomiser de la Pénitentiaire, ou au contraire de s'identifier à elle. Ce travail de thèse entend ainsi associer une dynamique professionnelle à une analyse des politiques pénitentiaires, tant ces deux sujets apparaissent indissociables, et ce pour trois raisons. Tout d'abord, la spécialisation de la médecine pénitentiaire, et comme on le verra l'échec de cette tentative, ne sont pas le fait des seuls médecins. A cet égard, les décisions des magistrats en poste à la DAP ont probablement autant compté que les efforts entrepris par les médecins eux-mêmes. Il apparaît nécessaire, en second lieu, d'articuler ces deux niveaux d'analyse du fait de l'assimilation qui est faite au sein de l'espace public entre l'institution carcérale et sa médecine. La médecine pénitentiaire va ainsi devenir à partir des années soixante-dix l'un des symboles de la remise en cause de la prison. La stigmatisation de la figure professionnelle du praticien pénitentiaire qui en résulta a largement participé à l'échec de la stratégie de spécialisation de cette activité. Enfin, troisième raison d'articuler spécialisation médicale et politique carcérale, la reconnaissance de la médecine pénitentiaire est apparue pour Solange Troisier comme un moyen destiné à réhabiliter l'action du ministère de la Justice en la matière. Objet de nombreuses accusations, la prise en charge sanitaire des détenus fut présentée par le Médecin-inspecteur comme un secteur de pointe du fait de la spécialisation à laquelle accède alors la médecine pénitentiaire122(*). Ainsi l'un des points de cette articulation entre les politiques carcérales et la spécialisation de la médecine pénitentiaire a été la forte contestation dont toutes deux firent l'objet depuis les années soixante-dix. C'est pourquoi, l'espace public et les scandales médiatiques sont apparus comme l'un des éléments décisifs de l'histoire de la médecine pénitentiaire et de sa spécialisation. * 108 C'est lors de l'inscription au tableau de l'Ordre des médecins que les praticiens doivent faire valoir leur spécialité (aujourd'hui obligatoire) ainsi que leurs éventuels autres domaines de compétences. Il est d'ailleurs paradoxal que cette pratique soit toujours reconnue par le Conseil de l'Ordre en tant que « médecine pénitentiaire » (par exemple sur son site internet où se trouve un moteur de recherche des praticiens) alors même que ceux qui l'exercent récusent cette appellation. En mai 2008 le Conseil de l'Ordre a d'ailleurs consacré son bulletin mensuel à la « médecine pénitentiaire ». * 109 C'est le cas de toutes les disciplines enseignées sous la forme de Capacités (médecine tropicale, acupuncture, etc.) ou de Diplômes d'études spécialisés complémentaires (DESC) de type 1 (cancérologie, addictologie, etc.). * 110 Jusqu'en 1984, il existait en médecine deux possibilités d'être reconnu comme « spécialiste », soit par l'internat considéré comme la voie royale, soit par l'obtention d'un CES. A partir de 1984, le concours de l'internat de spécialité, qui débouche sur l'obtention d'un Diplôme d'études spécialisées (DES), devient la seule voie de spécialisation. Ce concours est remplacé en 2005 par un examen national classant en fin de 2ème cycle rendu obligatoire puisque même la médecine générale devient une spécialité. La médecine pénitentiaire ne fut jamais considérée comme une spécialité mais comme une surspécialité. * 111 C'est pourquoi on parlera de « spécialisation » ou de « spécialité » à propos de la médecine pénitentiaire même si celle-ci n'a jamais abouti en tant que telle à une spécialité de « premier rang ». * 112 PINELL Patrice, « Champ médical et processus de spécialisation », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°156-157, 2005, p.7. * 113 Ibidem, p.5. * 114 BASZANGER Isabelle, « Emergence d'un groupe professionnel et travail de légitimation. Le cas des médecins de la douleur », Revue française de sociologie, XXI, 1990, pp.257-282. * 115 BRISSONNEAU Christophe, LE NOE Olivier, « Construction d'un problème public autour du dopage et reconnaissance d'une spécialité médicale », Sociologie du travail, n°48, 2006, pp.487-508. * 116 FAURE Yann, « L'anesthésie française entre reconnaissance et stigmates », Actes de la recherche en sciences sociales, La spécialisation de la médecine XIXe - XXe siècles, n° 156-157, mars 2005, p. 98-114. * 117 THIBAUDIERE Claude, « La protection maternelle et infantile : politique de santé publique et spécialisation médicale », Regards sociologiques, n°29, 2005, pp.23-34. * 118 GURIMAND Nicolas, « De la réparation des « gueules cassées » à la « sculpture » du visage : la chirurgie esthétique en France pendant l'entre-deux-guerres », Actes de la recherche en sciences sociales, La spécialisation de la médecine XIXe - XXe siècles, n° 156-157, mars 2005, pp.70-85. * 119 PENEFF Jean, Les malades des urgences, Paris, Métailié, 2000 ; DANET François, « La médecine d'urgence : de la dégradation à la démocratisation de l'hôpital », Communication et organisation, n°29, 2006, pp.172-184. * 120 BASZANGER Isabelle, « Emergence d'un groupe professionnel et travail de légitimation. Le cas des médecins de la douleur », art.cit., p.268. * 121 PINELL Patrice, « La genèse du champ médical : le cas de la France (1795-1870) », Revue française de sociologie, 2009/2 Vol. 50 , p.318. * 122 Le meilleur exemple de cet usage légitimant de la médecine pénitentiaire en tant que spécialité médicale reconnue fut l'Hôpital carcéral de Fresnes, présenté comme une structure médicale de pointe garantissant aux détenus des soins équivalents à la population extérieure. Cette structure médicale fut d'ailleurs au centre de la dénonciation de la médecine pénitentiaire au cours des années quatre-vingt, mettant à mal l'idée d'une médecine de pointe et ainsi la reconnaissance de la médecine pénitentiaire. |
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