2. L'approche postkeynésienne et néoclassique
de la croissance économique
a. L'approche postkeynésienne
Inspirés par les travaux de John Maynard Keynes,
après la crise de 1929, des économistes comme Roy Forbes Harrod
et Evsey Domar vont s'interroger sur les éventualités d'une
croissance équilibrée. Les modèles de ces deux
économistes vont ainsi chercher à expliquer des conditions et
caractéristiques de l'équilibre d'une économie capitaliste
en croissance.
Selon Domar, tout investissement a deux effets :
- A court terme, lors de sa réalisation il augmente la
demande puisqu'il implique une demande de biens de production.
L'analyse de l'effet se fait à travers le multiplicateur
d'investissement keynésien. En notant, OQd
l'augmentation de la demande :
OQd = m · O1 (1)
Où le multiplicateur d'investissement m vaut :
1
Avec c qui est la propension à consommer.
Si on note s la propension à épargner,
on a, par définition, c + s = 1. Par
conséquent, (1) peut s'écrire :
s (2)
d O1 OQ =
Page 10
- A long terme, l'investissement a un effet sur l'offre avec
l'accroissement des capacités de production.
L'investissement augmente l'offre. En notant cette augmentation
de l'offre, ?????, on a :
??
?????= ?? (3)
Où ?? est le coefficient de capital, qui correspond
à l'inverse de la productivité du capital. Domar
présuppose, en effet, que la productivité du capital (??/??) est
constante : chaque unité de capital supplémentaire engendre la
même croissance supplémentaire.
Pour que la croissance soit équilibrée, il faut
que l'augmentation de la demande soit égale à l'augmentation de
l'offre, donc que ????? = ?????, c'est-à-dire en arrangeant (2) et (3)
que :
?? = ?? (4)
On constate en regardant (2) et (3) que l'effet d'offre de
l'investissement est proportionnel à cet investissement, alors que
l'effet sur la demande est proportionnel à la variation de
l'investissement, ce qui laisse supposer que rien ne garantit que la croissance
de le demande soit suffisante pour valider la croissance de l'offre. Rien ne
garantit donc que la croissance soit équilibrée.
Domar considère que le coefficient de capital est
constant, le taux de croissance de l'investissement est égal au taux de
croissance, ???/?? = ??. L'équation (4) montre donc que pour que la
croissance soit équilibrée, il faut qu'elle soit égale au
rapport ??/??. Or il y a une indépendance entre la propension à
épargner, le coefficient de capital et le taux de croissance de la
production. Donc un taux de croissance donnant une croissance
équilibrée n'a aucune raison de se réalisé.
Domar distingue deux situations :
Si l'augmentation de la demande est supérieure à
l'augmentation de l'offre, c'est-à-dire si ?? > ??/??, alors le
déséquilibre engendrera de l'inflation.
Si l'augmentation de la demande est insuffisante par rapport
à celle de l'offre, c'est-à-dire si ?? < ??/??, alors le
déséquilibre engendrera une crise déflationniste.
Page 11
Cela veut dire en partant d'un niveau d'investissement
d'équilibre, ce qui correspond au plein emploi, si l'investissement
croit à un taux inférieur à s/k, les
capacités de production augmentent donc plus que la demande
(chômage). Cette seconde situation est la plus probable à Domar,
marqué par la crise de 1929.
Domar s'identifie ainsi, en longue période, les
conclusions que Keynes formulait pour la courte période :
l'équilibre de sous-emploi est le plus probable dans une économie
de marché. Pour la plupart du temps, l'augmentation de l'investissement
n'est pas suffisante pour générer une demande convenable aux
capacités de production supplémentaire qu'elle induit : le
chômage en est la conséquence.
Domar accorde à l'Etat un rôle important de
régulateur de la demande globale. L'équation (1) est valable pour
toute dépense autonome : l'Etat est capable de stimuler la demande sans
augmenter l'investissement et donc sans accroître les capacités de
l'offre, ramenant ainsi l'équilibre au plein emploi. L'Etat peut aussi
changer, par sa politique fiscale, la répartition des revenus de
manière à augmenter les revenus des plus pauvres, qui
épargnent moins, au détriment des plus riches. Cela diminue la
propension à épargner de l'économie s, par la
suite le ratio s/k baisse. Le taux de croissance de l'investissement
nécessaire au maintien du plein emploi est donc plus faible.
Ce modèle est limité car il manque de dynamisme.
En particulier, il n'incorpore aucune fonction d'investissement. Il transpose
uniquement deux conditions d'équilibre de court terme sur le long terme.
Ainsi, en mettant une fonction d'investissement élémentaire dans
ce modèle, cette situation peut être dépassée en
partie même si ses conclusions sont proches.
Le modèle de Harrod comprend trois notions essentielles
:
- Le taux de croissance garanti noté
(g?? ) : C'est le taux de croissance qui permet
l'équilibre sur le marché des biens sur la longue période.
C'est-à-dire que les décisions d'épargne des
ménages égales aux décisions d'investissement des
entreprises ex ante (effectué avant qu'il soit produit) sur le long
terme, permettant la réalisation des investissements
désirés par les entrepreneurs.
- Le taux de croissance réalisé :
c'est-à-dire le taux de croissance effectif de l'économie.
- Le taux de croissance naturel de la population active, qui
est exogène à l'économie.
Harrod se pose deux questions importantes :
Page 12
A quelles conditions le taux de croissance
réalisé peut-il être égal au taux de croissance
garanti ? Autrement dit, l'économie peut-elle être sur un sentier
de croissance stable, permettant un équilibre durable des
décisions d'épargne et d'investissement ?
Le taux de croissance garanti est-il compatible avec le taux
de croissance naturel ? Autrement dit, le taux de croissance d'équilibre
de l'économie est-il suffisant pour que l'augmentation de la population
active ne débouche pas sur une augmentation du chômage ?
Le sentier d'équilibre : taux de croissance garanti et
taux de croissance réalisé
En partant des formulations de Keynes, Harrod pose que
l'épargne (??) est proportionnelle au revenu
(??) :
??= ???? (1)
Où ?? est la propension à épargner,
comprise entre 0 et 1.
Harrod suppose également que l'investissement
(??) est proportionnel aux variations du revenu, selon le
principe de l'accélérateur d'investissement :
??= ?? · ??? (2)
Où ?? est le coefficient de capital égal
à ??/?? (rapport entre le capital disponible et la production
qu'il permet de mettre en oeuvre).
Pour qu'il y ait équilibre sur le marché des
biens, on doit avoir ?? = ??.
??= ????= ??= ?? · ???
(3)
Ce qui se simplifie en :
????= ?? · ??? (4)
Ce qui donne en réarrangeant (4) :
???
?? = ???? =
|
??
?? (5)
|
L'équilibre implique donc que le taux de croissance
garanti soit égal au rapport ??/??. Or, il n'y a pas de raison
pour que le taux de croissance réalisé, qui dépend de
décisions individuelles, respecte ce ratio, qui dépend des
structures de l'économie (de sa propension à épargner et
de son coefficient de capital).
Taux de croissance garanti et croissance de la population
active
Page 13
Harrod note ???? le taux de croissance de la population
active. Il affirme que celui-ci est exogène à l'économie :
il ne dépend que de la croissance de la population, qui n'est pas
influencée par les phénomènes économiques. Pour que
le taux de chômage reste stable, il faut que la population active
augmente au même rythme que le taux de croissance
garanti : ???? = ????. Pour que la croissance soit
équilibrée et sans chômage, on doit donc avoir :
Or, il n'y a aucune raison pour que cette dernière
égalité soit réalisée : les trois variables ????,
?? et ?? sont toutes indépendantes les unes des autres. Par
conséquent, pour Harrod, la croissance est fondamentalement instable et
porteuse de chômage.
Le modèle de Harrod-Domar a été mis en
place comme un modèle du cycle des affaires car il a exercé une
importante influence sur l'économie du développement. En effet,
la productivité du capital (égale à 1/??) était
supposée constante, car dépendante des paramètres
technologiques. Le modèle disait que le seul moyen pour un pays en
développement d'accroître son taux de croissance passait par une
augmentation de son épargne. Du fait de l'insuffisance de
l'épargne privée dans les pays en développement, seule une
aide étrangère et l'Etat par une politique d'excédents
budgétaires, pouvaient accroître le taux d'épargne de
l'économie, finançant ainsi un taux d'investissement plus
élevé. Selon Bhagwati, le développement dépend plus
de l'accroissement de la productivité du capital que de l'accroissement
du taux d'investissement. Par ailleurs, rien ne garantit que l'aide
étrangère se traduise par un accroissement identique de
l'investissement : elle peut provoquer une baisse de l'épargne
privée et de la productivité du capital.
Pour Harrod et Domar, la croissance est toujours instable, et
peut s'accompagner d'un chômage durable. L'Etat à lui seul peut
stabiliser le sentier de la croissance de l'économie, en régulant
la demande globale. Ce modèle est sans doute critiquable en raison des
hypothèses qui le fondent :
Hypothèse 1 : La propension marginale à
épargner est stable, et ne dépend pas des autres variables du
modèle. Or, sur le long terme, la propension à épargner
d'une économie varie. C'est ce qui a conduit les postkeynésiens
de Cambridge (Joan Robinson et Nicolas Kaldor, en
Page 14
particulier) à mettre en place à partir du
modèle de Harrod-Domar et de l'oeuvre de Mickai Kalecki, des
modèles de croissance où l'épargne joue le rôle de
variable d'ajustement.
Hypothèse 2 : le travail et le capital ne sont
pas substituables. Une augmentation de la production entraîne un
accroissement proportionnel du capital et de la main-d'oeuvre. La fonction de
production est à proportion de facteurs fixes. Les ratios K/Y
(coefficient de capital) et L/Y (coefficient de travail) sont
donc stables. Cette hypothèse est difficile à soutenir pour la
longue période, où se situe le modèle. Sur une longue
période, la main d'oeuvre et le capital peuvent être
substitués, si le prix de la main d'oeuvre baisse à celui du
capital.
Robert Solow affirme que si le ratio k/y reste
constant, « l'histoire du capitalisme aurait été bien plus
erratique qu'elle ne l'a été ». En lissant les fluctuations,
la tendance de longue période est loin de « la croissance sur le
fil du rasoir » que suggère le modèle de Harrod-Domar. Ce
qui pousse Robert Solow à travailler son modèle avec une fonction
de production où le capital et le travail sont substituables : si le
coefficient de capital est variable alors la croissance peut être
durable. Aujourd'hui, ce modèle est une référence en
science économique et rend célèbre le modèle de
Harrod-Domar.
|