Le conflit de 2012 et la détonation malienne. Les ressorts de la crise.( Télécharger le fichier original )par Myriam ARFAOUI Université Lyon 3 Jean Moulin - Master 2 Sciences Politiques : Relations Internationales et Diplomatie. 2015 |
CONCLUSION PARTIELLELes ressorts des islamismes modernes sont motivés par la symbolique historique, et les stigmatisations géopolitiques qui en découlent. Ils s'expriment dans un monde de nouveau divisé entre fidèles et infidèles, dans un dar el harb mondialisé où la résistance se fait par conquête et reconquête de territoires perdus. Le terme de djihadisme est un néologisme : il désigne aujourd'hui l'exportation par la violence, de la violence, sans finalité pacificatrice, au nom de l'islam - il est un islamisme, une idéologisation de la religion, poussée au paroxysme de la contestation. Or, le djihad, dans sa définition textuelle417 désigne la lutte, l'effort, tandis que la guerre est traduite par le mot harb. Adapté à la modernité, ce mot de djihadisme pourrait être interprété, non pas comme l'action de guerre strico sensu, avec pour finalité la mort de l'ennemi et la pacification - mais comme la résistance et l'endurance à un dar al harb oppressant, où la finalité devient sa propre survie par l'agitation et le trouble constant de l'espace pacifié. Le djihadisme est donc une manière de désigner la contestation transnationale mise sous la bannière de l'islam, sans cesse actualisée, qui constitue un mode de rupture répétitif avec l'ordre Occidental établi. Il permet, aux groupes qui s'en réclament de faire valoir leur historicité, leur histoire propre, leur temps propre, sur le temps mondialisé. Les sources de la contestation islamiste sont à rechercher dans les disfonctionnements politiques actuels, les enjeux géopolitiques modernes, mais également, dans l'histoire de ces sociétés, leur fonctionnement propre en dehors de toute appréhension occidentalo-centrée. 91 417Des savants, notamment l'imam Sahih Al Bukhari qui a compilé les hadiths, ont fait surgir la notion d'obligation manquante, « le sixième pilier de l'islam », qui correspond au sens moderne du djihad. 92 Troisième Partie - Le conflit malien en action : La déflagration des tensions sahélo-sahariennesLa crise malienne, déclenchée par la destitution du président Amadou Toumani Touré : ATT, le 22 mars 2012, ne peut se comprendre sans considérer le contexte mondial et régional qui la précède directement. Elle semble être la résultante explosive d'une latence crisogène installée depuis les indépendances, et ranimée sporadiquement par les métamorphoses de la conflictualité globale. La brèche laissée ouverte par le désinvestissement de l'Etat malien accélère le processus de transformation de la menace et l'installe dans l'espace. Dès lors, en quoi le conflit malien est-il la détonation d'une surconcentration d'enjeux et d'acteurs illégaux parasites implantés dans la rupture de l'Etat ? L'apparition d'Al-Qaïda et de sa franchise418 locale, Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), modifie profondément la situation politique et sécuritaire de la région. Avatar d'un djihad moderne renouvelé, cette réalité active, ou abstraction représentative, transforme les perspectives géopolitiques des groupes armés non étatiques déjà présents au Sahel-Sahara ; « Les groupes composites formant la galaxie Ben Laden se sont peu à peu éloignés de leurs objectifs géographiques ou nationaux [...] »419 (A). Dans une double logique d'ubiquité et de rupture, Al-Qaïda prospère et s'installe, chaque fois qu'il est possible, dans les failles politiques et sociales laissées par la défaillance des Etats. Elément parasite, elle vit aux dépens des conflits dans lesquels elle s'active, forme un point de convergence opérationnel, et redéfinit les polarités (B). « Le Mali est le concentré explosif des maux d'une zone aussi immense que grise, qui va de l'Atlantique à l'océan Indien et où les trafics alimentent aussi bien les extrémistes islamistes d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), que les mouvements de guérilla touareg et l'état-major d'une armée gangrenée par la corruption. »420 418JOANNIDIS, Marie, « Dix ans après le 11-septembre : Aqmi, franchise d'al-Qaïda en Afrique », RFI, [En Ligne], septembre 2011 URL : http://www.rfi.fr/afrique/20110909-aqmi-franchise-al-qaida-afrique-11-septembre-terrorisme-sahel/ 419DAGUZAN, Jean-François, « D'Al-Qaida à AQMI, de la menace globale aux menaces locales », Diploweb, [En Ligne], décembre 2011 URL : http://www.diploweb.com/D-Al-Qaida-a-AQMI-de-la-menace.html 420AYAD, Christophe, « Au coeur du Sahel sous tension, la poudrière malienne », Le Monde Afrique, [En Ligne], mars 2012 93 I. Al-Qaïda et AQMI : des menaces glocalisées.Al-Qaïda est une réalité insaisissable tant elle évolue au gré des contextes et conjonctures qu'elle aborde - « une fois épuisées les métaphores sidérales : nébuleuse ou galaxie terroriste, ces termes révèlent d'abord l'immensité d'un espace infini et effrayant, mais aussi notre propre incapacité à concevoir cet objet non identifié »421. Depuis le 11 septembre 2001, elle se transforme en avatar d'un djihad global galvanisé bien loin de représenter la diversité et la complexité des variables qui l'animent. Reconstruite sur le rejet de l'ordre établi et de ses représentants (« l'alliance judéo-croisée »422), Al-Qaïda semble a priori motivée par un islam fondamentaliste adapté. Cet oxymore révèle la complexité du phénomène qui s'élabore autour de l'exaltation de valeurs moyenâgeuses et de l'utilisation parallèle des technologies de la mondialisation critiquée. Plus qu'une entité, ce fluide hybride niché dans les interstices du temps et de l'espace perturbe, chaque fois qu'il est possible, la tectonique des plaques géopolitiques, en comblant et gangrénant les failles ouvertes par la modernité (1). « Cette capacité de nuisance d'un groupuscule cosmopolite est sans précédent et n'a pas fini d'alimenter les polémiques comme les interrogations. Al-Qaida a tiré le plus grand profit de la mondialisation des échanges humains, pour amalgamer dans sa matrice des militants d'horizons très divers. »423 L'invisibilité produite par sa « canalisation424 », nécessite une inscription territoriale témoin de son existence et de sa pro activité. Ainsi, Al-Qaïda évolue, organisation, réseau, étiquette marketing entre autre, qui aspire à la fois les vagues rebelles spatialisées, comme c'est le cas pour le GSPC algérien, et satellise ces mêmes réalités en vertu d'une logique d'ubiquité - AQMI n'est pas seulement la branche africaine d'Al-Qaïda, elle est Al-Qaïda (2). Les conflits géopolitiques initiaux sont concurrencés et supplantés par une bannière globale amorphe et déformante, qui nécessite pour être comprise, de disséquer la terminologie et l'histoire des variables conflictuelles en concurrence. 421KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p.1 422Ibid., p.51 423FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, Paris, Fayard, 2010 (2ème ed. 2009), p.237 424Ce terme désigne le fait qu'Al-Qaïda évolue via les canaux de la mondialisation, les voix de communication et les flux. 94 1. Genèse et mutation d'Al-Qaïda : continuité des ruptures.L'histoire d'Al-Qaïda est complexe et multiple425 : elle est indissociable des hommes qui l'ont pensée, et est le fruit d'une succession de ruptures et de métamorphoses idéologiques et stratégiques ; « Il est impossible de comprendre l'histoire du jihad global sans mesurer l'ampleur du divorce qui le fonde »426. Au milieu du XXème siècle l'Afghanistan connaît une crise politique et économique427 : le pouvoir royal pachtoun ethno-centré alimente des tensions identitaires à l'intérieur du pays et vis-à-vis du Pakistan428. L'URSS de Léonid Brejnev veut prolonger les avancées russes du XIXème siècle dans la région, et se frayer un chemin d'accès aux mers chaudes ; « Tous les peuples dans une situation comparable à celle des Russes cherchent à se frayer un chemin vers les mers ouvertes, et par conséquent, à chaque fois que ces prisonniers impatients secoueront les barreaux de leurs geôles géographiques, les peuples occidentaux craindront pour leur tranquillité »429. Or, le contexte de Guerre Froide pousse les Etats-Unis à concurrencer l'influence communiste par l'aide économique. Dans les années 1970, le général Mohammed Daoud renverse le roi, abolit la monarchie, et instaure un régime républicain dont il devient le premier président en 1973 ; mais « le traitement de ses ennemis politiques - les islamistes et les communistes, eux-mêmes opposés les uns aux autres - mêle la répression et la cooptation »430. Et d'ajouter, « l'hostilité grandissante à leur encontre conduit certains islamistes, tels le Tadjik Ahmed Chah Massoud et le pachtoun Gulbuddin Hekmatyar à s'exiler au Pakistan »431. Les tensions précipitent le coup d'Etat communiste de 1978, « cette « affaire improvisée dans la hâte »432. Le Parti Démocratique Populaire d'Afghanistan (PDPA) est divisé en deux branches : le Khalq, instigateur du coup d'Etat, est le courant majoritaire et radical à 425Jean-Pierre Filiu avait intitulé un de ses livres « Les Neuf vies d'Al-Qaida ». 426FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.23 427« A partir de 1969, en effet, l'Afghanistan connaît plusieurs années de sécheresse et de famine. Quatre ans plus tard, le peuple meurt littéralement de faim dans la province de Ghor, au centre du pays. », PARENTI, Christian, « Retour sur l'expérience communiste en Afghanistan », Le Monde Diplomatique, [En Ligne], août 2012 URL : http://www.monde-diplomatique.fr/2012/08/PARENTI/48065 428Le Pakistan est peuplé sur ses franges afghanes de populations pachtounes. 429BACHELIER, Eric, L'Afghanistan en guerre, la fin du grand jeu soviétique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p.5 430PARENTI, Christian, « Retour sur l'expérience communiste en Afghanistan », op. cit. 431Ibid. 432STEELE, Jonathan, ibid., (cité dans) dominance pachtoun ; le Parcham lui, est « ancré dans les classes moyennes urbaines qui parlent le dari »433. Le régime communiste mène une succession de réformes culturelles et économiques drastiques auxquelles ni eux, ni les sociétés, n'étaient préparés ; « Conçues dans l'urgence, les réformes du PDPA souffrent de la vieille division de la société afghane entre villes et campagnes »434. La société rurale opposée au régime, se tourne vers la résistance armée « rejoignant les partis islamistes qui ont fui au Pakistan durant la répression de Daoud »435. Des rébellions islamistes inspirées par la révolution iranienne, éclatent dans plusieurs villes. « Les Soviétiques envoient de nouveaux conseillers en Afghanistan et commencent à élaborer un plan de déploiement de leurs forces terrestres. Depuis l'été, les Etats-Unis fournissent de l'argent et des armes aux moudjahidins afin de préparer des assauts contre les forces gouvernementales et les infrastructures publiques à partir du Pakistan. »436 Al-Qaïda trouve alors son origine dans l'intervention soviétique en Afghanistan de 1979 à 1989. Et, elle résulte d'un processus d'émancipation de ce conflit local, et d'adaptation de trois notions de l'islam, Hégire, djihad, takfir, à la modernité. « Un triptyque militant se met en place, entre le takfir, l'hégire et le jihad : la société musulmane d'origine et ses dirigeants sont stigmatisés comme « infidèles », d'où l'impératif d'hégire, en imitation du voyage fondateur du prophète Mohammed, de La Mecque vers Médine. Ben Laden est pleinement entré dans cette logique en modelant sa « Tanière des Compagnons » sur le précédent revisité de Médine. Les camps des jihadistes arabes deviennent les laboratoires de l'islam régénéré, où l'apprentissage à la guerre contre les « infidèles » est censé ouvrir la voie à la liquidation des musulmans « traîtres » et autres « apostats ».»437 95 433PARENTI, Christian, « Retour sur l'expérience communiste en Afghanistan », op. cit. 434Ibid. 435Ibid. 436Ibid. 437FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.46 96 o Hégire afghan L'histoire d'Al-Qaïda est indissociable des « trois militants, déterminés à restaurer la puissance de l'islam »438 qui l'ont fondé, depuis leurs montagnes afghanes. Abdallah Azzam, « imam du jihad », est un savant religieux palestinien mobilisé dans la résistance afghane. Il côtoie dans sa jeunesse les Frères Musulmans du Moyen-Orient activement engagés dans la lutte contre « l'ennemi sioniste »439. Et s'en détourne pour poursuivre ses études dans l'Egypte d'Anouar Sadate, avant de devenir enseignant en Jordanie puis en Arabie Saoudite. Lors d'un pèlerinage à la Mecque, il rencontre Kamal al-Sananiri, un cadre égyptien membre des Frères musulmans, mandaté par l'Arabie Saoudite pour lutter contre les Soviétiques en Afghanistan, qui lui fait l'éloge du djihad anticommuniste440. Abdallah Azzam décide d'enseigner à Islamabad, d'où il effectue plusieurs voyages, de plus en plus fréquents, à Peshawar. Et, en 1983 il émet une fatwa prescrivant l'obligation individuelle d'accomplir le djihad en Afghanistan. « Le sujet est délicat, car des siècles de jurisprudence islamique ont bien distingué le « jihad offensif », menée par une fraction de la communauté musulmane au nom de celle-ci, et le « jihad défensif », dont l'obligation collective (fard kifaya) ne peut devenir individuelle que dans des cas très précis. Azzam s'attache à démontrer que le « jihad défensif » en Afghanistan ne concerne pas que le peuple afghan, directement agressé, mais l'ensemble des musulmans du monde entier qui ont dès lors pour obligation individuelle de contribuer au jihad antisoviétique »441. Définitivement détourné des problématiques palestiniennes et installé à Peshawar, Abdallah Azzam continue de soutenir à ses coreligionnaires l'importance, voire la nécessité de ce djihad afghan ; « Tout Arabe qui veut accomplir le jihad en Palestine peut commencer par là, mais celui qui ne le peut pas, qu'il aille en Afghanistan. Quant aux autres musulmans, je pense qu'ils doivent commencer leur jihad en Afghanistan »442. 438FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.23 439Ibid., p.25 440Ibid., p.27 441Ibid., pp.28-29 442KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., p.149 97 Oussama Ben Laden est originaire d'une famille riche et fait ses études en Arabie Saoudite ; il s'en détourne pour suivre l'activisme des Frères musulmans. « Il se plonge dans les écrits de Sayyid Qotb, le « martyr » emblématique des Frères musulmans, et suit les conférences de son frère Mohamed Qotb, désormais installé en Arabie Saoudite. Il se passionne pour le « jihad », en fait la campagne de terreur déclenchée dès 1976 par les Frères musulmans syriens contre le régime laïc du parti Baas. Mais c'est l'invasion soviétique de l'Afghanistan qui radicalise son engagement. »443 Il est chargé, dans un premier temps, de transférer des fonds au Pakistan pour le Jamaat Islami444, et rencontre dans ses voyages de nombreuses personnes influentes du djihad afghan. Motivé par Abdallah Azzam, il finit par rejoindre les moudjahidins en 1984. Ayman Zawahiri est égyptien, et « particulièrement influencé par un de ses oncles maternels, Mahfouz Azzam, opposant résolu au régime d'Abdel Nasser, avocat et exécuteur testamentaire de Sayyid Qotb [...] »445. Il s'engage dans un activisme clandestin après la pendaison de Sayyid Qotb en 1966, et s'éloigne des Frères musulmans qu'il juge trop passifs - il effectue cependant un premier voyage au Pakistan sous leur égide dont il rentre transformé446. L'assassinat d'Anouar Sadate en 1981 ouvre la voie à de nombreux soulèvements et une arrestation massive des islamistes, y compris d'Ayman Zawahiri. Sous la torture, il dénonce ses camarades et est incarcéré jusqu'en 1984. A sa sortie, il fuit de honte l'Egypte pour s'installer à Djedda, avant de rejoindre le djihad afghan qu'il commence déjà à penser contre les régimes arabes impis. 443FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.33 444Les Frères musulmans au Pakistan 445Ibid., p.35 446« Alors qu'Abdallah Azzam enseigne encore dans le confort de l'université de Djedda et qu'Oussama Ben Laden se contente d'acheminer des fonds à Lahore, Zawahiri devient un des premiers Arabes à faire l'expérience du djihad afghan. Il en revient transformé en Egypte et il repart dès mars 1981 [...] », FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.36 98 o Djihad moderne En 1984, Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden établissent le maktab al-khadamât447, censé recueillir des fonds et former les musulmans désireux de faire le djihad. « Des activistes radicaux - ceux qu'on appellera bientôt les Afghans, volontaires islamistes venus du monde entier (Maghrébins, Egyptiens, Jordaniens, Yéménites, Koweïtiens, Saoudiens, Moros philippins, Ouzbeks d'Asie centrale, Malaisiens, Ouïgours originaires du Xinjiang chinois, ressortissants d'autres pays d'Asie centrale, d'Asie du Sud ou du Sud-est) - vont subir un endoctrinement rigoriste et un entraînement aux techniques de la guérilla notamment dans les camps de Peshawar ou de Kaboul, pour ensuite soit retourner chez eux, soit rejoindre d'autres foyers régionaux de conflits. »448 Au départ peu nombreux, les volontaires au djihad affluent dans les années 1985449 et suivent une formation militaire aux côtés d'Abdel Rassoul Sayyaf et de Gulbuddine Hekmatyar, « deux commandants pachtounes particulièrement bien vus de l'ISI »450. Dans le même temps, Mikhaïl Gorbatchev annonce le retrait des troupes soviétiques, programmant la fin du maktab al-khadamât. En 1987, Abdallah Azzam énonce l'impératif d'une « base (qâ'ida) ferme dans le territoire musulman » »451, réformant les objectifs initiaux du maktab al-khadamât, et marquant par la même, le point de départ d'un nouveau projet. « Le mouvement islamique ne sera capable d'établir la société islamique que grâce à un jihad populaire général, dont le mouvement sera le coeur battant et le cerveau brillant, pareil au petit détonateur qui fait exploser une grande bombe, en libérant les énergies contenues de l'Umma et les sources de bien qu'elle retient dans son tréfonds. Les compagnons du Prophète (que Dieu les agrée !) n'étaient qu'une poignée par rapport aux musulmans qui renversèrent le trône de Chosroês et ternirent la gloire de César [...] La société islamique a besoin de naître, mais la naissance se fait dans la douleur et la peine. »452 447Bureau des services 448LAMCHICHI, Abderrahim, « Al-Qaïda », Confluences Méditerranée, N°40, Vol.1, 2002, p.41 449« Selon l'estimation fiable d'Anas, le nombre de moujahidins arabes atteint trois à cinq mille de 1987 à 1989. », FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.41 450Ibid., p.40 451KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., p.169 452Ibid. 99 Abdallah Azzam rompt avec la tradition historique du djihad en en faisant une obligation personnelle pour le musulman ; « Le jihad a l'époque des compagnons et des successeurs fut surtout une obligation collective, parce qu'il y avait eu des nouvelles conquêtes. Aujourd'hui, le jihad au risque de la vie est une obligation individuelle »453. Le maktab al-khadamât s'élabore comme une sorte de cellule de formation militaire pour les volontaires au djihad, poussés à combattre l'ennemi soviétique dans les différentes zones de conflit à travers monde454. Cette forme lui donne une dimension transnationale, puisqu'il accueille des milliers d'individus qui, à la fin de la Guerre Froide, se recyclent dans les zones de friction locales. « Aujourd'hui, le jihad au risque de sa propre vie et de son argent, est une obligation individuelle pour tout musulman, et toute la communauté musulmane demeurera dans le péché tant que le dernier empan de territoire musulman n'est pas libéré des infidèles ; personne ne peut être absout de ce péché sinon les moujahidines. »455 Le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan entame la dislocation du maktab al-khadamât. Les dissidences et oppositions internes poussent Oussama Ben Laden à créer sa propre base, de double nature456, Al-Qaïda ; « L'ancrage territorial et limité ne prend son sens que par la mise en réseau, dans une dialectique inédite et transnationale »457. La mort d'Abdallah Azzam entérine la succession, ou la mutation, du maktab al-khadamât en Al-Qaïda. o Etats takfirs458 La guerre du Golfe marque un tournant décisif dans les choix stratégiques d'Oussama Ben Laden. Le régime de Saddam Hussein est considéré comme apostat. Lorsqu'il envahit le Koweït, Oussama Ben Laden lance un appel aux Afghans en vertu duquel « tous les moujahidines originaires du Golfe doivent se retirer du front afghan, rejoindre Peshawar et être rapatriés en Arabie pour y contenir l'invasion irakienne du 453KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., p.177 454BAUD, Jacques, « Al-Qaïda », global terror watch, [En Ligne], juin 2014 URL : http://www.globalterrorwatch.ch/index.php/al-qaida/ 455KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., p.149 456Il serait également possible de considérer aujourd'hui qu'Al-Qaïda a une base symbolique, qui transcende la dimension territoriale, et transnationale. 457FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.46 458Déchéance du statut de musulman. 100 Koweït »459. Il propose son aide militaire au régime saoudien, qui le remercie, et accueille des troupes américaines quelques jours plus tard sur les sols saints. Ce choix des princes saoudiens leur vaut critiques et virulence. D'autant qu'en 1991, ils autorisent le maintien de la présence américaine dans le pays ; « Le chef d'Al-Qaida amèrement déçu par son pays, ne sait pas qu'il ne reverra plus jamais l'Arabie saoudite. Pour lui, l'avenir est déjà ailleurs. Et, à ses yeux, le jihad sera global ou ne sera pas » 460. Dans le même temps, Ayman Zawahiri se lance dans un conflit idéologique avec les Frères musulmans d'Egypte - le djihad n'est plus seulement pensé en termes de lutte contre les infidèles, mais également en termes de lutte contre les takfirs, les traîtres musulmans ; « Nous considérons que combattre les gouvernants apostats des pays musulmans doit précéder celui des autres, car ce sont des apostats et que le combat contre les apostats doit précéder celui contre les infidèles. »461 o Hégire soudanais Expulsé d'Arabie Saoudite, Oussama Ben Laden s'installe au Soudan, où il est accueilli par Hassan Al Tourabi, « diplômé des universités de Londres et de la Sorbonne, Tourabi a longtemps dirigé la branche soudanaise des Frères musulmans, puis a élargi ses ambitions à un panislamisme d'un type nouveau »462. La fin de la Guerre Froide, et le départ des communistes de Kaboul, « accélèrent le départ, du Pakistan vers le Soudan de quelques cinq cents jihadistes étrangers, tandis qu'Al-Qaïda ne maintient qu'une présence résiduelle en Afghanistan autour du camp Farouk »463. Khartoum devient l'épicentre de l'organisation, et les Etats-Unis l'ennemi principal464. L'intervention des Etats-Unis en Somalie est perçue par Oussama Ben Laden comme une nouvelle intrusion en terre d'islam. Sur le modèle d'Abdallah Azzam, et alors qu'il n'a pas de légitimité théologique et dogmatique, il demande à Abou Hajer al Iraqi d'écrire un texte prescrivant le djihad en Somalie - une fatwa qui reste interne à l'organisation, et marque le pas du djihad anti-occidentale. 459FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.50 460Ibid., p.52 461KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., p.257 462FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, Paris, op. cit., p.57 463Ibid., p.58 464« Les Etats-Unis deviennent un objectif légitime, voire prioritaire, alors même que l'implantation historique du Bureau des services, avec une trentaine d'antennes sur tout le territoire américain, fournit l'armature légale de cellules djihadistes. », Ibid., p.59 101 Cette période soudanaise rode les instruments dogmatiques et opérationnels465 d'Al-Qaïda sortie, au moins en principe, du carcan afghan. La trahison de Jamal Fadl, qui livre des informations sur le fonctionnement interne de l'organisation aux services américains, alimente la haine des apostats. Et, « replié sur les hauteurs de Jalalabad, dans les grottes du massif montagneux de Tora Bora, l'émir d'Al-Qaïda rumine le coup d'éclat qui doit propulser son jihad global sur le devant de la scène internationale »466. o Djihad global En août 1996, plusieurs journaux arabes reçoivent un texte intitulé « Déclaration de jihad contre les Américains qui occupent le pays des deux Saintes Mosquées »467, marquant le départ d'une double tendance propre à Al-Qaida : l'utilisation des médias comme vecteur de propagande, et la désignation des Etats-Unis comme ennemi468. Les médias, les images, et surtout Internet, sont les canaux de communication privilégiés par Al-Qaïda, lui permettant, à l'instar de l'espace virtuel, de se structurer en un réseau transgressif. L'essence de son action réside alors dans l'apologie d'une violence déconstruite et transformée en résistance nécessaire ; et dans l'instauration d'une forme de continuité des ruptures, grâce notamment aux attentats qui viennent épisodiquement perturber à degré variable le statu quo. « Si la propagande audiovisuelle reste dans le domaine de la représentation, elle peut en revanche avoir recours à une forme de « violence psychique ». Dans le cas d'Al-Qaida, celle-ci est davantage qu'une violence symbolique, elle est la représentation d'une violence extrême et réelle hissée au rang de symbole en soi. »469 En février 1998, Oussama Ben Laden publie le manifeste fondateur du « Front islamique mondial pour le jihad contre les juifs et les croisés »470. Ayman Zawahiri en adhérant à cette confédération, renonce à l'ennemi proche, le régime égyptien, au profit de l'ennemi lointain, les Américains, et leurs alliés, y compris musulmans471. Et au-delà encore, 465FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.69 466Ibid., p.75 467KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., pp.52-59 468« Depuis ces sommets nous oeuvrons à effacer l'injustice commise envers la nation musulmane par la coalition judéo-chrétienne », KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., p.53 469EL DIFRAOUI, Abdelasiem, Al-Qaida par l'image, la prophétie du martyre, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p.27 470KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., pp.63-69 471Ibid., p.23 102 il ne s'agit plus seulement de frapper l'ennemi chez lui, dans son sanctuaire, mais partout où qu'il soit - notamment, ses symboles (ambassades, entreprises). Cette texture filamenteuse de la conflictualité la rend par essence globale, et transnationale. « Nous appelons, si Dieu le permet, tout musulman croyant en Dieu et souhaitant être récompensé par Lui à obtempérer à l'ordre de Dieu de tuer les Américains et de piller leurs biens en tout lieu qu'il les trouve, et à tout moment qu'il pourra. »472 Entre 1998 et le 11 septembre 2001, Al-Qaïda connait son âge d'or473. Chacune des branches de l'organisation se développe comme le maillage d'une immense toile d'araignée, enrichissant à leur tour le poids du djihad global ; « l'effectif d'Al-Qaïda ne dépasse pas le millier de membres totalement dévoués, dont l'impact est démultiplié par les cercles concentriques de la solidarité et de la propagande jihadiste »474. Al-Qaïda rompt avec la tradition du djihad en en faisant un absolu : le djihad est historiquement un moyen au service d'une cause, d'une population, d'un territoire. Or, en l'espèce, le djihad global existe en soi, pour soi, comme cause, moyen, et finalité. Au fur et à mesure de ses vies, l'organisation se transforme, change d'objectifs, s'adapte aux contextes et conjonctures dans une dynamique sinusoïdale. Les attentats du 11 septembre 2001 marquent le paroxysme du processus antimoderne. Paradoxalement, comme elle s'est construite, la base se déconstruit et se scinde en deux desseins distincts. Les attentats du World Trade Center actent le début d'une traque aux Afghans, et la destruction, quelques années plus tard, de la base mère, physique, localisée. A l'inverse, c'est le début de son autre vie en tant que label marketing - la base de données va proliférer et renforcer son caractère invisible et transnational, tandis que la base symbolique devient le fer de lance des groupes contestataires stratégiquement amalgamés à ses desseins. Le djihad moderne a libéré le territoire afghan, tandis que le djihad global multiplie les provocations et actions contre les puissances infidèles et takfirs. D'une cellule de résistance inclusive localisée, Al-Qaïda se transforme en label d'exportation et d'exploitation. Les combattants ne viennent plus de par le monde, vers ce noyau souche, pour défendre un territoire donné - mais c'est ce noyau éclaté qui s'exporte lui-même dans les zones de conflit et y rejoint les divers acteurs en crise. La concentration des efforts en un même lieu laisse place à une diffusion de la contestation par des actions violentes qui n'ont plus pour seul 472KEPEL, Gilles, Al-Qaida dans le texte, op. cit., p.23 473FILIU, Jean-Pierre, La véritable histoire d'Al-Qaida, op. cit., p.112 474Ibid. 103 objectif de détruire l'ennemi, mais de perturber l'espace, d'attester de son existence, de troubler la tranquillité, et de résister à la puissance par la survie. 104 |
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