S'exposer et souffrir. Blessures et nudité dans la performance féminine contemporaine. Avatars et dérives d'une fonction politique.( Télécharger le fichier original )par Naura Kassou Université de Lorraine (site de Metz) - Maîtrise d?Arts et culture (mention Arts plastiques) 2016 |
CONCLUSION126 127 Au moment où nous avons choisi le sujet de ce mémoire, la connaissance très limitée que nous avions du monde de la performance féminine contemporaine, et particulièrement des artistes utilisant la nudité et la souffrance auto-infligée, nous laissait entrevoir un sujet, certes passionnant, mais suffisamment circonscrit pour que nous puissions en livrer un aperçu exhaustif dans le volume de pages qui nous était autorisé. Puis, en tentant de rassembler le fonds documentaire minimal qui nous semblait nécessaire pour la réalisation du corpus, nous avons rapidement découvert que ce minimal était illusoire, tant la matière est formidablement abondante et en constante progression. Certes, comme dans tous les autres secteurs artistiques, les propositions sont loin d'être toutes d'intérêt égal. De confirmations en découvertes, on glisse de l'admirable à l'ignoble, du stimulant au soporifique, du séduisant au racoleur. Mais ce monde que nous pensions voué aux bourrasques des grandes pionnières et aux zéphyrs minimalistes d'une fraction de leurs suivantes, est en réalité, traversé par un ensemble de courants novateurs et singuliers, qui laissent toutefois la part belle aux artistes qui persistent à défendre essentiellement leurs idéaux en utilisant les mêmes armes. Enfin, les interrogations incessantes qui sont apparues au fil de sa rédaction ont achevé de nous persuader, qu'au mieux, nous ne pourrions que frôler la partie émergée d'une minorité d'icebergs qui dépassent de cet océan de réalisations et de personnalités ; et nous avons tenté d'en étudier un panel représentatif. À certaines de nos questions initiales, nous avons trouvé des embryons de réponses qui ouvrent un ensemble de pistes vers de nouvelles réflexions. Ainsi, nous avons découvert que certaines des pionnières, outre la reconnaissance et le respect évidents manifesté par leurs continuatrices, voyaient les plus emblématiques de leurs oeuvres, faire l'objet de reprises. Ce n'était pas, d'ailleurs, sans poser certaines questions déontologiques, puisque, selon Barbara Formis « [...] si les happenings meurent précisément dans la mesure où, selon Kaprow, leurs « résultats intentionnels sont presque des rituels à ne jamais répéter », quelle fonction accorder aux différentes revivifications, revivals, reprises, reenactments, redoings qui les concernent, et qui se multiplient parallèlement ces dernières années dans le champ de l'art performantiel ? »109 Il est évident que certains des totems que nous avons évoqués, restent des sources d'inspiration pour les performeuses actuelles, et que les luttes émancipatoires initialisées dès les années 1960, sont toujours d'actualité pour les militantes ultra-contemporaines les plus déterminées. Certaines d'entre-elles dépassent même, par la frontalité de leur nudité combattante et la violence exemplaire des sévices qu'elles s'infligent, les limites de quelques-unes de leurs devancières. Il faut toutefois pondérer l'importance de l'écart parfois constaté, en replaçant ces actions dans leurs contextes historiques réciproques. Mais force est de constater que certaines performeuses, comme 128 109 B. Formis, 2010, « Les arts vivants sont morts, longue vie aux arts vivants ! », artpress2, op. cit., p.44. 129 Regina José Galindo, Ewa Partum, Boryana Rossa ou He Chengyao, ont pris au cours de leurs carrières respectives, des risques identiques à ceux assumés par Carolee Schneemann ou Valie Export. La nudité et/ou les souffrances auto-infligées ont également servi d'autres causes. En matière de nudité, par exemple, Gaëlle Bourges, en mettant en scène danseurs et non-danseurs, sex workers et ex-sex workers, dans des performances ou l'humour s'allie à l'impertinence, continue à interroger le regard du spectateur sur le nu féminin. Mélanie Le Grand, quant à elle, utilise son corps nu pour la création de processus immersifs et participatifs, qui mixent arts visuels et performances en incluant, parfois, la pratique du bondage comme outil multifonctionnel. Quelquefois, les oeuvres de certaines artistes s'orientent explicitement vers des chemins bien plus violents ou plus difficilement justifiables. La Hongroise Borbala Szente, utilise son corps dans un ensemble de rituels éprouvants au sein desquels, The Great Vagina Show (Le grand spectacle du vagin) 2014, apparait presque badin. Selon Dawn Perlmutter : « Il existe de nombreux clubs servant de « scènes » où convergent le monde des mutilations corporelles, celui des piercings, de l'art de la performance, des rituels sanglants, des tatouages et de toutes les formes de servitudes et d'activités sexuelles violentes. La scène fétichiste induit des clubs qui assurent, outre la promotion du fétichisme, celle du sadomasochisme, de la servitude et de l'obéissance [...]. Les artistes de la performance qui utilisent fréquemment du sang se produisent 130 souvent dans ces lieux. Ces scènes qui sont fondamentalement constituées autour d'une esthétique de la violence, ne se concurrencent pas mais s'entrecroisent. »110 Ainsi, les performances qui font l'objet de ce mémoire ne se contentent plus des scènes traditionnelles et de la rue pour s'exprimer. Et, en comparaison des quelques dizaines de spectateurs qui composaient l'ordinaire des actions de Gina Pane, il arrive à présent que plus de six cents personnes se pressent aux grand-messes dionysiaques organisées par des clubs spécialisés dans le monde entier.111 Nous demeurons, par contre, dans la plus complète expectative, en ce qui concerne l'impact de toutes ces performances sur l'évolution du statut des femmes. Et en particulier des femmes artistes. Nous rappelons que les pionnières parmi les performeuses, portaient en elles, outre la volonté de bousculer certaines valeurs artistiques, l'espoir de participer efficacement aux combats pour l'émancipation des femmes. Certes, les artistes féminines ont acquis à présent, un niveau de visibilité supérieur à celui qui prévalait il y a un demi-siècle. Mais elles sont encore très loin d'occuper une place équivalente à celle de leurs 110 D. Perlmutter, « The Sacrificial Aesthetic: Blood Rituals from Art to Murder », Anthropoetics 5, no. 2 (Fall 1999 / Winter 2000), source citée : http://www.anthropoetics.ucla.edu/ap0502/blood.htm (consulté le 22/02/2016). 111 D. Perlmutter, « The Sacrificial Aesthetic: Blood Rituals from Art to Murder », ibid. 131 collègues masculins. Et de manière plus prosaïque encore, leurs cotes personnelles, sur le marché de l'art, sont sans commune mesure avec celles des hommes. Par ailleurs, certaines des luttes initiales ont vu leurs messages brouillés, en raison de l'explosion des mouvements en une myriade de groupuscules qui combattent désormais autant entre eux que pour leur défense commune. Peut-être serait-il souhaitable que cette fraction de la scène artistique puisse continuer à transmettre les valeurs fondamentales qui avaient une portée émancipatoire, à une nouvelle génération qui perçoit le féminisme comme un fait accompli. 132 133 |
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