S'exposer et souffrir. Blessures et nudité dans la performance féminine contemporaine. Avatars et dérives d'une fonction politique.( Télécharger le fichier original )par Naura Kassou Université de Lorraine (site de Metz) - Maîtrise d?Arts et culture (mention Arts plastiques) 2016 |
CHAPITRE 2Captivantes blessures, indicibles souffrances et posturesbaroques78 2.1 - De la sanguine au sanglant1976. Musée d'art moderne de Bologne. « L'action intitulée Jo Mescolo Tutto (Je mélange tout), [...] faisait doublement référence à la peinture. Tout d'abord à celle de Fra Angelico à partir d'un texte de G.C. Argan précisant : « Fra Angelico essaie de dépeindre l'action, ce qui l'intéresse est la dialectique du sujet qu'il s'est donné : il active la peinture en la faisant passer de la puissance à l'acte. » Puis, à celle de Malevitch, le «presque carré dans le carré», à propos duquel le peintre écrivait : « Ce système dur, froid, sans sourire, est mis en mouvement par la pensée philosophique. » En traçant un triangle à l'aide d'une lame de rasoir « de la forme «presque» apparente de mon sexe sur la texture : chair elle-même », elle établissait une symétrie entre deux gestes, deux systèmes de pensée à partir de ce «presque», évocateur du doute qui laisse voir dans les formes comme un principe d'incertitude. »67 1976. Los Angeles Institute of Contemporary Arts. (L.A.I.C.A.) « Ensuite j'ai pris un clou de 10 pouces et j'ai essayé de l'avaler, ce qui m'a fait vomir. J'ai léché le vomi sur le sol et Cosey m'a aidé à le lécher. Et elle était nue et essayait de s'ouvrir du vagin au nombril avec une lame de rasoir. Eh bien, elle se coupa du vagin au nombril avec une lame de rasoir 79 67 A. Tronche, « gina pane actions », Paris, FALL ÉDITION, 1997, p.101. 80 et elle s'injecta du sang dans le vagin qui s'écoula ensuite. On aspira le sang de son vagin avec une seringue et on l'injecta dans des oeufs peints en noir que nous avons ensuite essayé de manger. Et on a vomi à nouveau. [...] (Tout était complètement improvisé) [...] Chris Burden, qui était connu pour être scandaleux, est sorti avec sa petite amie en disant « Ce n'est pas de l'art, c'est la chose la plus dégoutante que j'ai jamais vue, et ces gens sont malades. » »68 Prise séparément, chacune de ces deux courtes citations rend déjà compte d'un monde artistique imaginatif, étrange et sophistiqué ou quelque peu scabreux. Mais son inquiétante extravagance prend toute sa force lorsque l'on prend conscience de la quasi simultanéité des deux actions. Tout était possible, et n'importe où. Nous avons entrevu, dans le précédent chapitre, les diverses raisons qui sous-tendaient l'utilisation de la nudité, dans leurs performances, par les femmes artistes. Mais, à présent, nous allons constater à quel point, la mise en oeuvre d'un éventail de blessures auto-infligées, a pu répondre à une litanie de motifs bien plus impénétrables, dont les tentatives d'explications continuent à donner matière à de très rigoureuses et austères publications qui, parfois, ne sont pas exemptes de savoureuses contradictions. 68 Genesis P-Orridge évoquant une des performances réalisées avec sa partenaire, C. Fanni Tutti, source citée : http://www.brainwashed.com/tg/coum.html (consulté le 02/07/2016). 81 Ce mémoire étant circonscrit aux souffrances physiques auto-infligées, résultant de pratiques artistiques contemporaines incluant des mises en situation publiques aléatoires, nous exclurons de notre champ d'études tout ce qui se limite, en particulier, au seul emploi du sang ou autres liquides corporels comme substitut de la peinture, associés ou non à tous les ingrédients hétéroclites extérieurs qui ont fait le bonheur, en particulier, des actionnistes viennois. Seules nous intéresseront les femmes qui ont franchi le cap du simulacre pour accéder à la réalité tangible et nous retrouverons parmi elles, certaines de celles qui ont, parfois conjointement, utilisé la nudité. D'emblée, une question évidente vient à l'esprit : pourquoi ne sont-elles pas plus nombreuses ? Ou, plus précisément, pourquoi sont-elles apparues si peu nombreuses parmi les performeuses, alors que les performeurs comprenaient rapidement dans leurs rangs une importante proportion d'amateurs de flagellations, crucifixions, brûlures, suspensions, morsures, chutes, mutilations, mortifications, coups et blessures divers, qui peuvent laisser penser, à un public choqué et interrogatif, que le monde de la performance est le plus discret et le plus sûr refuge pour des sadomasochistes en mal de reconnaissance sociale ou de reconversion professionnelle. Lorsque la psychanalyse s'en mêle, les propos incitent à une réflexion plus soutenue : 82 « De plus, on ne peut manquer d'observer que le mouvement de la peinture privilégiant le support inaugural de la peau, coïncide avec l'intérêt actuel de la théorie psychanalytique pour la notion de peau psychique, à partir des états limites, des états autistiques et des symptomatologies modernes des adolescents. Ces démarches artistiques se rapprochent de ce que le clinicien rencontre dans les nouvelles cliniques du corps (piercing, scarifications, tatouages, chirurgie esthétique, automutilations, transsexualisme) : un sujet qui cherche un changement d'apparence pouvant aller jusqu'à la mutilation. [...] Dans le body art, on peut penser que l'artiste est dans la même logique que le patient auto-mutilateur mais qu'ici elle « se solde par un extraordinaire bénéfice artistique, à savoir une libération d'énergie linéaire expansive, un affolement du dispositif de figuration, une relance graphique aux retombées incommensurables » (Thévoz, 2003, p. 83). »69 Pour le public, d'ailleurs, la méprise est toujours possible. « « Berlin, à l'aube, lasse de la vie, elle se jette du cinquième étage d'une coopérative artistique et tombe sur un camping-car avant de rouler au sol. Un groupe de touristes découvre la scène au matin 69 S. Korff-Sausse, 2006, « Le corps extrême dans l'art contemporain », Champ psychosomatique 2/2006 (n° 42), p.85-97, source citée : www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique1-2006-2-page-85.htm (consulté le 17/06/2016). 83 et la prend pour «une performance ou une installation». Ils la photographient sous toutes les coutures, avant qu'un garçonnet de douze ans ne suggère qu'il puisse s'agir d'un véritable cadavre ». »70 Le déficit en performeuses utilisant la blessure auto-infligée pourrait trouver une de ses origines dans un des effets collatéraux de la persistance du patriarcat dominateur : celui de la préséance des représentations masculines dans l'iconographie religieuse, en particulier chrétienne. Dans l'art, la représentation du corps souffrant débute essentiellement par celle du Christ, homme de douleurs par excellence, attaché, flagellé, couronné et crucifié, mais homme. Déjà, la femme n'est, là aussi, qu'un élément accessoire. Au point qu'au XIXème siècle, le Manuel d'iconographie chrétienne grecque et latine de M. Didron lui assigne, sur certaines représentations, la neuvième et dernière place derrière le choeur des apôtres, 70 M. Horassius, 2005, « Le body art d'hier et d'aujourd'hui », L'Information Psychiatrique vol.81 (n°6) Juin-Juillet 2005, source citée : http://www.jle.com/fr/revues/ipe/e- docs/le_body_art_dhier_et_daujourdhui_266212/article.phtml?tab=references (consulté le 15/12/2015) 84 celui des premiers parents, puis ceux des patriarches, des prophètes, des évêques, des martyrs, des saints et des rois pieux.71 Lorsque l'on quitte l'iconographie religieuse et le milieu du XIXème siècle pour rejoindre, un siècle plus tard, le temps des pionnières de la performance, on constate rapidement que la place des femmes dans l'art n'est que rarement plus avantageuse. Certes, elles occupent, comme nous l'avons mentionné précédemment, les places de muses et de modèles. Mais les exemples de courage physique devant l'épreuve et la douleur sont encore trop souvent représentés par des hommes : il reste communément admis que le courage est une qualité masculine et que seuls les hommes savent résister à la douleur. Le drame des deux récentes guerres mondiales a renforcé la position de l'héroïsme masculin en oubliant un peu trop vite la place que les femmes ont occupée. David Le Breton rappelle « que si une blessure 71 M. Didron, « Manuel d'iconographie chrétienne grecque et latine », Paris, Imprimerie Royale, 1845, p.264, source citée : https://books.google.fr/books?id=gqQE9Mk7J4oC&pg=PA264&lpg=PA264&dq=iconographie+femmes+ martyrs&source=bl&ots=opnxzSA3xL&sig=kwmfsJYDzRAC_gwG9rNvS4Ud7BA&hl=fr&sa=X&ved=0 ahUKEwj21-SBy9zNAhUhLsAKHQFbDEgQ6AEIIzAD#v=onepage&q=iconographie%20femmes%20martyrs&f=fals e (consulté le 28/06/2016). 85 délibérée est valorisante sur un corps d'homme, affirmant ainsi sa virilité, sur le corps d'une femme elle traduit son infinie vulnérabilité. »72 Participer activement à un mouvement de révolution artistique tout en gagnant une part de leur liberté intellectuelle et physique, représentait déjà pour les femmes un tel progrès, qu'il leur était quasiment impossible d'espérer bouleverser, dans le même élan, la hiérarchie des qualités traditionnellement attachées à chaque sexe. Par ailleurs, en agissant comme des hommes, elles encouraient le risque d'être à nouveau critiquées par certains courants féministes. Plus prosaïquement, on peut raisonnablement penser que ces femmes, dans leur majorité, envisageaient de mener leur combat bien plus avec leur tête qu'avec leurs muscles. En la circonstance, les souffrances gratuites étaient un luxe dont elles pouvaient se passer pour transmettre leurs messages ; les artistes masculins se chargeraient bien assez d'envahir le terrain avec leurs actions performantielles et leurs catharsis théâtrales ou effroyables. Elles, avaient à leur disposition, s'il le fallait, d'autres moyens de représentations de la douleur tels que la photographie, la vidéo, ou, plus simplement encore, le simulacre. 72 D. Le Breton, « Body Art : la blessure comme oeuvre chez Gina Pane » in C. Biet et S. Roques (dirs.), « Performance. Le corps exposé », op. cit., p.106. 86 Dans Sweating Blood (Transpiration de sang) 1973, le sang qui semble exsuder du visage d'Ana Mendieta ne provient d'aucune blessure. Mais l'impression ressentie à la vue de ce court film de trois minutes n'en est pas moins intense. Pourtant, certaines artistes, aidées en cela par un climat de radicalité latente, ont délibérément choisi d'orienter leurs pratiques vers des recherches d'absolus qui les entrainaient vers des prises de risques aléatoires. « Si la performance de Hermann Nitsch est principalement symbolique puisque non réellement mutilante, d'autres formes d'oeuvres, dans les années 70 notamment, revendiquent une dimension vraiment radicale, avec des actions très violentes parfois même intitulées des « drames ». L'avènement du féminisme et la volonté de lutter contre les tabous révélés par la jeune psychanalyse freudienne ou lacanienne, ont contribué à rendre les artistes résistants, endurants, voire dangereux. Le fait d'affronter la peur et les états limites leur apparaissaient comme libérateurs, pour eux comme pour le public »73 73 C. Lahuerta, « Quand le corps parle. Les mots de l'art » in M. Laforcade et V. Meyer (dirs.), « Les usagers évaluateurs ? Leur place dans l'évaluation des « bonnes » pratiques profesionnelles en travail social » op. cit., p.80. 87 Nous constaterons toutefois au cours de nos recherches, que certains de ces risques ont été, consciemment ou non, surestimés par quelques exégètes, permettant ainsi d'ajouter à la notoriété de l'oeuvre, une sorte de frisson romantique, préjudiciable à leur crédibilité. Le public, quant à lui, est physiquement touché et vit une osmose empathique dont les fondements ont été clairement identifiés : « [...] la capacité qu'a le cerveau de résonner à la vue du visage et des gestes d'un autre individu et de les coder immédiatement en termes viscéromoteurs fournit le substrat neural d'une coparticipation empathique qui, fût-ce de différentes manières et à différents niveaux, alimente et oriente nos conduites et nos relations interindividuelles. »74 Là, plus qu'ailleurs, c'est tout le corps qui participe, tant à la réalisation de l'oeuvre, qu'au regard qu'on lui porte. Pour Jean-Marc Leveratto « Le corps du spectateur est une réalité biologique et psychologique qui fait partie de la situation artistique [...] ».75 Le spectateur-performeur, selon l'expression de Roselee Goldberg, partage, ou pense partager, les 74 G. Rizzolatti et C. Sinigaglia, « Les neurones miroirs », Paris, Odile Jacob, 2008, p.202. 75 C. Charliac, 2013, « Le corps du spectateur, ce grand oublié », Implications Philosophiques. Espace de recherche et de diffusion, source citée : http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/le-corps-du-spectateur-ce-grand-oublie/ (consulté le 20/11/2015). 88 souffrances de la femme, et de l'artiste. Mais il goûte également aux délices d'une esthétique aussi ancienne que l'humanité : celle de l'horreur. « L'horreur est considérée comme un moyen dont l'art peut s'emparer de manière inventive. Il faut distinguer une horreur régressive, attirance pour le macabre ou le morbide et fascination pour la cruauté et la violence, de l'horreur transgressive qui caractérise une nouvelle configuration esthétique, par laquelle s'expose une « part maudite » que l'art ne parvient pourtant jamais à apprivoiser. »76 Convoquer la souffrance et les blessures, comme il faut bien le reconnaître, l'érotisme, était déjà une constante dans la peinture classique. Mais les mortifications des ascètes, les supplices des martyrs et les nudités suggestives des déesses ou des héroïnes, possédaient indubitablement une dimension métaphorique et exemplaire protectrice. Et, bien évidemment, rien de ce qui était proposé au public ne possédait de réalité tangible. Mais les performances changent la donne : le public devient une composante de l'oeuvre. On exige tout de lui, que cela lui plaise ou non. Arraché à la distance paisible qu'il maintenait jusqu'alors entre l'oeuvre et lui dans les lieux d'expositions, il se voit interrogé, interpellé, bousculé, choqué, intégré dans une action qui le perturbe au point que, parfois, il en vient à l'interrompre brutalement. La nudité en mouvement, déjà, avait en exposant 76 C. Margat, 2001, « Le version française de l'horreur », artpress+ « Représenter l'horreur » Hors-série Mai 01, p.24. 89 l'intime, troublé les frontières qu'il pensait pouvoir maintenir entre le privé et le public. Mais l'irruption de la souffrance, si proche et réelle à la fois, le plongera dans la stupeur, l'angoisse ou la sidération. On ne peut alors s'empêcher de penser au propos du grand collectionneur belge Anton Herbert : « L'art contemporain est tellement fort qu'il peut te tuer si tu le vois sans y être préparé ; il m'est impossible d'avoir en face de mon lit une oeuvre contemporaine que je regarderais en me réveillant, par inadvertance : elle pourrait me ravager ».77 Nous allons tenter d'analyser le parcours de certaines de ces tueuses. 77 N. Heinich, « Le paradigme de l'art contemporain. Structure d'une révolution artistique », Paris, Éditions Gallimard, 2014, p.339. 90 |
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