2. Les théories utilisées et leur
adaptabilité
La psychologie est une science qui existe depuis de nombreuses
années. Au début elle était dans les traces de la
philosophie et ce n'est qu'au XIXème siècle qu'elle va
prendre son envol et se développer en Europe. Très vite de
nombreux courants se développent, avec chacun leurs
particularités et leurs méthodes afin de parvenir à un
bien être psychique. Il y a souvent conflit entre les pères
fondateurs de chacun de ses courants, chacun voulant être à
l'origine de la méthode miracle.
Comme nous allons le voir, tous ces courants prennent
naissance en Europe, voir aux Etats-Unis, dans des pays dits occidentaux. En
France, l'université et l'Ecole de Psychologues Praticiens nous forment
sur ces modèles théoriques qui ont vu le jour dans la même
culture que nous. Pendant les cinq années de formation, nous apprenons
les théories, les concepts et les méthodes. Puis pour la plupart
d'entre nous, nous débutons notre vie professionnelle en nous appuyant
sur un courant particulier en fonction de nos affinités et nous
évoluons dans notre culture tout au long de notre carrière. Puis
pour d'autres, l'envie d'aller voir ailleurs prends le dessus, puis l'envie de
travailler et d'utiliser ses compétences afin d'aider des populations
vulnérables également. Je me reconnais dans cette seconde
catégorie et c'est pour cela que j'ai fait le choix d'entreprendre ce
Service Civique à l'international. Cependant, ce choix de pratiquer la
psychologie dans une tout autre culture a été accompagné
de nombreux questionnements qui sont à l'origine de ce mémoire.
En effet, je me demande alors de quelle manière les théories et
méthodes apprises sont adaptées à une pratique dans une
culture traditionnelle africaine.
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N'étant moi-même pas réellement sûre
du courant de pensée qui me plait le plus, pensant qu'il y a du bon dans
chacun d'entre eux selon la demande et les symptômes, j'étais un
peu perdue à mon arrivée. Première expérience
professionnelle en tant que psychologue, pays à la culture
complètement différente de la mienne, première
expérience humanitaire et premiers étonnements. En effet, tout ce
qui m'avait été enseigné à l'école
était remis en cause. Le cadre, concept tellement important en
psychologie, était complètement déstructuré. Je
suis très rapidement confrontée à cette notion du temps
élastique caractéristique de l'Afrique, et également au
concept d'efficacité. Au Congo-Brazzaville on prend le temps, le temps
pour tout, laissant de côté le rendement. La question de l'argent
m'étonne également. A mon sens, l'argent représente
quelque chose dans la relation thérapeutique, il joue un rôle
symbolique. L'acte de payer le thérapeute est important. Cependant, dans
le projet dans lequel j'interviens, c'est le psychologue qui donne de l'argent
pour le transport, ce qui permet aux malades de se déplacer en
consultation. Une fois de plus je me retrouve décontenancée et
toutes mes connaissances théoriques s'en trouvent remises en cause.
Le cadre est donc mis à rude épreuve mais pas
seulement. La majorité de mon temps d'activité est
consacré au suivi thérapeutique des patients et au
réapprovisionnement des médicaments luttant contre le VIH. Les
notions de base de l'entretien thérapeutique sont elles aussi
différentes, voire inexistantes. En effet, les trois principes
fondamentaux de l'entretien thérapeutique sont l'empathie, la
neutralité bienveillante et la confidentialité. Très
rapidement j'ai constaté que ces principes, essentiels à la
création et la mise en place de l'alliance thérapeutique,
n'étaient que très rarement respectés. Bien entendu, il
est possible d'observer de l'empathie chez le personnel soignant, d'autant plus
que ces derniers sont recrutés en partie en raison de leur
sérologie positive. Mais en règle général, les
bureaux de consultation sont comme des moulins, où chacun vient dire
bonjour, s'asseoir auprès des patients, écouter et même
prendre part à la consultation sans s'assurer auparavant de la
possibilité de le faire ! Il m'a alors été très
difficile d'assurer une consultation avec autant d'oreilles, d'yeux et de va et
vient autour de moi, ce qui stoppait le processus thérapeutique dans la
plupart des cas.
Je me suis sentie perdue, ne sachant pas vraiment par
où commencer et me demandant quelle était ma
légitimité de modifier cette organisation. Bien entendu il
s'agissait de trouver un compromis entre mes connaissances théoriques et
universitaires et la pratique la plus adaptée à la culture dans
laquelle j'évoluais. Afin de trouver des réponses à mes
questions, j'ai rencontré rapidement le docteur Paul Gandou, psychiatre
à l'hôpital psychiatrique de Brazzaville afin qu'il me donne des
clefs pour mieux comprendre les situations auxquelles
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j'étais confrontée quotidiennement. Le premier
entretien que nous avons eu en octobre 2015 m'a permis d'appréhender les
choses différemment afin de mieux adapter ma pratique aux conditions
réelles et à la culture congolaise. J'ai à nouveau
rencontré le docteur Paul Gandou à la fin de ma mission, ainsi
que les psychologues Raymond Sita et Michel N'Zalamou avec lesquels j'ai pu
discuter des différents courants et de leurs pratiques en
République du Congo.
Dans un premier temps nous évoquerons le courant de la
psychologie dynamique, proche de la psychanalyse, et qui est également
le courant principal de l'école dans laquelle j'ai été
formée. Le père fondateur est le célèbre autrichien
Sigmund Freud. Ce courant s'appuie sur la structuration de la personne en trois
instances : le Ca, le Surmoi et le Moi dont parlait Carrino (2006) dans son
article. L'être humain se développe grâce aux pulsions
d'autoconservation et sexuelles et grandit en passant par les
différentes étapes du développement libidinal. Tout
symptôme présent à l'âge adulte trouve son origine
dans l'enfance de l'individu. Docteur Gandou fait la différence entre la
théorie d'origine analytique et la psychanalyse. Selon lui, la
psychanalyse à proprement parler n'a pas réellement sa place dans
la culture congolaise. Il y a d'ailleurs très peu de psychanalyste au
Congo-Brazzaville et je n'ai rencontré qu'un seul spécialiste
évoquant Sigmund Freud dans son discours. En revanche, les
théories analytiques peuvent avoir du sens dans les cultures africaines.
En effet, il évoque le concept du mari de nuit dont il m'a parlé
à plusieurs reprises. Ce concept est présent quand la personne,
le plus souvent une femme, rêve à des relations sexuelles avec une
personne inconnue ou connue qu'elle appellera le mari de nuit. Ce rêve
est alors perçu comme un événement mystique ou le mari de
nuit représente le mal et l'envoûtement. Dans un premier temps, la
personne va se diriger vers l'Eglise afin de rompre l'envoûtement. Mais
très souvent, ce dernier en accusant un membre de la famille, va
renforcer l'élément négatif faisant que les rêves
vont persister. C'est là que les théories analytiques, et plus
particulièrement les méthodes d'analyse de rêve, entrent en
jeu et peuvent avoir du sens au sein de la culture congolaise.
Proche de ce courant, il y a la psychologie clinique, qui est
largement pratiquée en République du Congo. En effet, depuis peu,
cette spécialité de la psychologie est enseignée à
l'université de Brazzaville, formant dorénavant des psychologues
cliniciens.
Le second courant important est la psychologie
systémique et familiale, qui est celle que je pensais retrouver en
Afrique. L'individu est pris en compte dans son entourage, dans le groupe
auquel il appartient. L'école de Palo-Alto utilise essentiellement les
concepts de rétroaction et de feedback. Le postulat de base est que tout
comportement de l'un rétroagit sur
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l'autre qui rétroagit à son tour. La famille est
alors considérée comme un système au sein duquel existent
des règles explicites et implicites. Ce système est
lui-même intégré dans un environnement sociologique avec
lesquels il y a des interactions. Afin de comprendre les comportements, il est
essentiel de connaître le contexte c'est-à-dire l'ensemble des
éléments qui affectent le système. Il est impossible de
comprendre un comportement sans connaître le système dans lequel
il est produit. Etant donné que la communauté et le groupe sont
très importants dans les cultures traditionnelles africaines comme nous
l'avons vu, je pensais que ce courant serait plus présent au
Congo-Brazzaville. Le docteur Paul Gandou nous explique pourquoi ces
méthodes sont peu pratiquées. P. Gandou rejoint l'idée que
la théorie systémique est peut être la théorie la
plus adaptée mais elle est difficile à mettre en place. En effet,
comme la famille en Afrique correspond à la famille au sens large,
réunir tout le monde à la même heure et au même
endroit représente une charge de travail conséquente et une
organisation difficile.
Le dernier courant est celui qui est utilisé
quotidiennement par le psychiatre Paul Gandou dans sa pratique, mais
également pas Michel N'Zalamou. C'est le courant des thérapies
cognitivo comportementales (TCC) qui s'appuie sur la psychologie cognitive et
scientifique. Le postulat est que tout comportement est créé par
un conditionnement, comme l'explique l'expérience de Pavlov. Des fois,
certains conditionnements peuvent être inadaptés, entrainant un
comportement inadapté pouvant également être appelé
symptôme. Le but des TCC va alors être de rationnaliser ce
comportement inadapté en changeant les perceptions de l'individu afin
qu'il corrige sa conduite. Cette pratique prend alors tout son sens dans la
culture africaine qui s'articule autour de la sorcellerie comme nous l'avons
vu. Ainsi, selon Paul Gandou, la prise en charge doit s'appuyer sur les
perceptions de l'individu. Sa pratique est associée avec des exercices
de relaxation afin de diminuer les tensions internes.
Les TCC ont également développé des
méthodes pour gérer le stress post-traumatique que nous
retrouvons de plus ne plus dans les pays en crise. En effet, suite à des
conflits armés ou à des catastrophes naturelles, certaines ONG
ont mis en place les techniques de soins des troubles de stress
post-traumatique, comme le débriefing, afin d'apporter de l'aide aux
populations locales et vulnérables. C'est le cas à Brazzaville,
ou le Centre National de Traitement des Traumatismes Psychiques a
été mis en place à la suite des guerres civiles des
années 1990. L'initiative est partie de l'UNICEF, ONG internationale
reconnue et agissant au Congo-Brazzaville depuis plusieurs années, qui a
fait venir un psychiatre du Sénégal pour former les
équipes sur place à cette dimension. C'est réellement
après la catastrophe du 04
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mars 2012, lors de l'explosion d'un dépôt d'armes
à Mpila qui a fait plus de 200 morts, que ce centre de traitement a pris
de l'ampleur au sein de la communauté de psychologues brazzavillois.
Parler de psychologie dans les cultures traditionnelles
africaines sans évoquer la psychologie interculturelle et plus
particulièrement l'éthnopsychiatrie est impossible.
L'éthnopsychiatrie a été fondé par Tobie Nathan qui
a débuté la prise en charge des patients migrants à la fin
des années 1970. Selon Lauriane Courbin (2010, p.240)55,
« ce qui fait la spécificité de l'ethnopsychiatrie, c'est
qu'elle est une discipline qui contraint à la rencontre, parce qu'elle
se contraint elle-même à la rencontre, si l'on entend par «
rencontre » le type de mise en rapport que requiert la singularité
d'une situation ». Cependant, ce courant est sujet à des critiques
par rapport aux méthodes utilisées. L'éthnopsychiatrie est
alors un courant hybride entre l'anthropologie et la psychiatrie afin de
répondre aux problématiques des personnes ayant
évolué dans des cultures différentes. En France, selon son
fondateur, « l'ethnopsychiatrie s'est avant tout développée
de manière clinique et plutôt en direction de la
psychothérapie » (Tobie Nathan, 2000, p.137)56.
Tobie Nathan (2000) ne cesse de développer son approche
et continue de développer de nouveaux paradigmes comme il l'explique
dans son article. Il cherche alors à prendre de la distance avec les
démarches néo-colonialistes et se base sur la mondialisation afin
de proposer de nouvelles bases théoriques s'articulant sur trois points.
Tout d'abord, il ne faut pas disqualifier les psychopathologies locales et les
respecter. Puis, il propose de mettre en valeur les implicites
théoriques des pratiques traditionnelles. Enfin, le troisième
point est l'importance de montrer que ces pratiques locales peuvent elles aussi
donner des solutions aux problèmes rencontrés par tous les
thérapeutes. Tobie Nathan (2000, p.139) précise tout de
même que « cette tentative, certes ambitieuse, n'est possible que si
l'on considère sur le même plan - c'est-à-dire avec un
égal respect - les thérapeutes occidentaux et les
guérisseurs locaux ». Ainsi, l'ethnopsychiatrie a réussi
à s'éloigner des modèles coloniaux à travers les
expériences originales qu'elle traverse.
Comme nous avons pu le voir, même si la plupart des
approches en psychologie ont vu le jour dans les sociétés dites
occidentales, il est possible de les adapter à d'autres cultures. Le
55 Courbin, L & al. (2010). « Philosophie et
ethnopsychiatrie : rencontre avec une pensée fabricatrice »,
Cliniques méditerranéennes, 2010/1 (n°81),
p.239-258
56 Nathan, T. (2000). « Psychothérapie et
politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de
l'ethnopsychiatrie », Genèses, 2000/1 (n°38),
p.136-159
psychiatre Paul Gandou partage également cet avis. Ce
qu'il faut retenir c'est l'importance de rencontrer l'autre, de prendre en
compte ses représentations avant les siennes. Cela me rappelle la phrase
de Jean Vanier qui avait marqué un bon nombre d'entre nous lors de la
formation :
« Tu as toujours voulu me changer mais jamais me
rencontrer ».
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