Slow media : émergence d'un journalisme narratif sur le web.( Télécharger le fichier original )par Elena JOSET Université Sciences Humaines et Arts Poitiers - Master Information-Communication, Web éditorial 2016 |
IntroductionDepuis son apparition dans les années 1990, Internet a démocratisé l'accès de tous à l'information en facilitant sa circulation et en lui permettant d'être diffusée dans l'immédiat. Dans ce contexte, les médias de la presse écrite ont dû s'adapter en investissant le support web. En décembre 1995, le journal Le Monde lance son site web ( Lemonde.fr) quelques mois après le quotidien régional Dernières Nouvelles d'Alsace2. Durant la première moitié des années 2000, les rédactions se sont dotées de services dédiés à l'information en ligne pour devenir des rédactions bi-média. Par ailleurs, les évolutions technologiques en matière d'équipements ont permis aux internautes d'avoir accès à l'information partout, et tout le temps. D'après l'Insee, en 2014, la vente de smartphones en France a explosé, au point que sur quatre téléphones mobiles achetés, trois sont des smartphones3. La vente de tablettes en 2015 a augmenté de six points par rapport à l'année précédente. Par ailleurs, le baromètre du numérique du CREDOC de 20154 révèle que les réseaux sociaux sont de plus en plus sollicités pour s'informer de l'actualité. Ces évolutions technologiques, permettant d'avoir accès à une abondance d'informations de manière instantanée, ont considérablement bouleversé les pratiques professionnelles des journalistes. Dans ce contexte, les journalistes ont développé un nouveau rapport au temps. En effet, le journalisme numérique s'inscrit dans la contrainte de traiter l'actualité en temps réel. Cette notion de « temps réel » de l'information repose sur la volonté de réduire au minimum le temps entre un événement et son écho sur le web5. Les journalistes se trouvent ainsi pris dans une spirale de l'urgence qui se traduit par une course à l'information. Dans cette logique, l'accélération du rythme de production d'information incite les journalistes à s'informer auprès des mêmes sources d'information, à savoir, les agences de presse. Il n'est d'ailleurs pas rare de lire, sur des médias en ligne, des articles quasi identiques. Le manque de temps favoriserait ainsi une certaine uniformisation des contenus causée notamment par un 2 HEMERY, Claire. Quand la presse française s'emparait du web. Inaglobal.fr. [En ligne]. 19 décembre 2013. [Consulté le 18/06/2016] Disponible à l'adresse : http://www.inaglobal.fr/presse/article/quand-la-presse-francaise-semparait-du-web 3 La consommation des ménages est encore convalescente en 2014. Insee Première. [En ligne]. Juin 2015. [Consulté le 18/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1554/ip1554.pdf 4 Baromètre du numérique. Edition 2015. CREDOC. [En ligne] 27 novembre 2015. [Consulté le 18/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.arcep.fr/uploads/txgspublication/CREDOC-Rapport-enquete-diffusion-TIC-FranceCGE-ARCEPnov2015.pdf 5 ANTHEAUME, Alice. Le journalisme numérique. Paris : Presses de Sciences Po, 2013. 192 p. Nouveaux débats. 7 « retraitement systématique de l'information6 ». Par la même occasion, l'impériosité de l'instantanéité ne ferait que participer à la « circulation circulaire de l'information » dont parlait le sociologue Pierre Bourdieu en 1996, à propos des médias télévisés. Enfin, cette notion de « temps réel de l'information » semble impacter directement les principes fondamentaux du métier de journaliste reposant sur la recherche et la collecte d'informations, la vérification de celles-ci, leur retranscription et leur diffusion. En effet, la pression temporelle à laquelle sont confrontés les professionnels est facteur d'erreurs. Le dernier exemple en date, est l'annonce erronée de la mort de Martin Bouygues par l'Agence France Presse, le 28 février 2015. Toutefois, l'ère du fast-info, de l'instantanéité, des alertes, du live, et donc de la diffusion massive de l'information, favoriserait, dans le même temps, un retour aux médias dont la caractéristique est de prendre le temps, qu'il s'agisse du temps de production comme du temps de consommation de l'information. En effet, dans la lignée du mouvement Slow food né dans les années 1980 en Italie en réaction à la construction du premier fast-food Mac Donald à Rome, s'est développé le concept de Slow media, dont le manifeste a été rédigé par trois chercheurs allemands en 2010. À l'instar du mouvement Slow food, le Slow media s'oppose à la consommation rapide et considère le temps comme l'ingrédient indispensable à des productions journalistiques de qualité. En France, se développe les mooks (contraction de « magazine » et « book ») dont les objectifs sont de proposer des contenus long-format, de qualité, et inscrits dans une temporalité à contre-courant de l'information instantanée. Alors que la revue XXI ouvre la voie en 2008 à ce type de médias, le journalisme long-format trouve également sa place sur le web puisqu'à partir de 2013, de nombreux pure players se développent. Pour le sociologue des médias Jean-Marie Charon, ces nouveaux médias constituent « la nouvelle vague de création de pure players » et représentent un véritable « bouillonnement éditorial7 ». Ces pure players ont pour point commun de revendiquer, au même titre que les mook, une information de qualité fruit d'une prise de recul, d'analyses, d'enquêtes et de reportages sur le terrain. À travers leur ligne éditoriale, ces pure players mettent ainsi la notion de temps au coeur de leurs préoccupations. Alors que ces pure players et mook accordent une large place au reportage issu du journalisme narratif qui s'appuie sur la mise en récit et les techniques d'écriture narrative, on a pu observer que la presse généraliste s'est saisie du terme « slow media » pour qualifier l'arrivée de ces pure players. Genre journalistique particulier, le journalisme narratif s'inscrit a priori dans ce concept de Slow media dans la mesure où il « entretient une relation privilégiée avec le temps long, y compris celui de la lecture8». 6 REBILLARD, Franck, « Du traitement de l'information à son retraitement. La publication de l'information journalistique sur l'internet», Réseaux (no 137) [En ligne]. Mars 2006. [Consulté le 20 novembre 2015] Disponible à l'adresse : www.cairn.info/revue-reseaux-2006-3-page-29.htm 7 CHARON, Jean-Marie. Presse et numérique : l'invention d'un nouvel écosystème. [En ligne]. Juin 2015. [Consulté le 26/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Ressources/Rapports/Rapport-Charon-Presse-et-numerique-L-invention-d-un-nouvel-ecosysteme 8GREVISSE, Benoît. Écritures journalistiques : stratégies rédactionnelles, multimédia et journalisme narratif. 2e édition. Bruxelles : De Boeck, 2014. 264 p. Info & Com. Chapitre VI Le journalisme narratif, p. 211-239. 8 Issu de la longue tradition du journalisme littéraire américain de la fin du XIXe siècle, le journalisme narratif est plus connu en France à travers le « grand reportage » des années 1930. S'inscrivant dans le temps long, le journalisme narratif se distingue également du journalisme plus traditionnel, car il « ébranle les fondations des écoles de journalisme où l'on perpétue une pédagogie d'écriture fondée essentiellement sur les faits, l'objectivité et la neutralité9 ». Ce mémoire a donc pour objectif d'interroger le concept émergent de Slow media ainsi que sa présence dans les pratiques médiatiques sur le web. Dans cette logique, nous nous interrogerons sur l'association du concept de Slow media, avec la « nouvelle vague » de pure players, dont certains proposent des contenus journalistiques issus du registre narratif. Alors que le web favorise la circulation de l'information dans l'instantané, comment expliquer le développement du concept de Slow media et la présence sur le web de pure players d'informations reposant exclusivement sur des contenus long-format issus, notamment, du registre narratif ? Quels discours s'articulent autour de ce concept et quelles problématiques soulèvent-ils ? Par ailleurs, au regard des recherches théoriques et historiques menées sur le journalisme narratif, comment expliquer le développement de ce genre sur le web, alors que celui-ci repose sur des contenus long-format relevant d'un traitement de l'information sur le long terme ? Le web constitue-t-il, dans le cadre de pratiques journalistiques, un terrain favorable à la lenteur et à la longueur ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous convoquerons plusieurs domaines de recherche. Nous ferons appel aux travaux de chercheurs en sciences de l'information et de la communication spécialisés dans les questions liées au journalisme tels que Benoît Grevisse10, Amandine Degand11, Nathalie Sonnac12 ou encore Nicolas Pelissier13. Nous nous pencherons également sur les travaux et études menés par des journalistes ou chercheurs spécialisés dans le journalisme narratif comme Alain Lallemand14 et Isabelle Meuret15 dans le but de recueillir à la fois une vision professionnelle et un regard théorique. Enfin, nous irons sur le terrain de la narratologie en convoquant les travaux de narratologues tels que Marc Lits, fondateur de l'Observatoire du récit médiatique ou Raphaël Baroni, spécialiste de la 9 MEURET, Isabelle. Le Journalisme littéraire à l'aube du XXIe siècle : regards croisés entre mondes anglophone et francophone. Contextes [En ligne]. 16 mai 2012 [Consulté le 12 octobre 2015] Disponible à l'adresse : https://contextes.revues.org/5376 10 Docteur en communication, directeur de l'École de journalisme de Louvain 11 Professeure à l'Institut des Hautes Écoles des Communications Sociales, chercheuse à l'Université catholique de Louvain 12 Directrice de l'Institut Français de Presse 13 Directeur adjoint du département des sciences de la communication de l'Université de Nice Sophia Antipolis 14 Grand reporter, maître de conférences de l'Université catholique de Louvain 15 Professeure en sciences de l'information et de la communication à l'Université libre de Bruxelles. Enseigne le journalisme littéraire américain à l'Université de Gand 9 tension narrative et de l'intrigue. Le travail de Marie Vanoost16 sera un support incontournable puisque la chercheure plaide en faveur d'une approche narratologique du journalisme narratif. Dans un premier temps, nous nous inscrirons dans une approche historique afin de comprendre ce sur quoi repose le genre qu'est le journalisme narratif. Alors qu'il est l'héritier du journalisme littéraire américain de la fin XIXe siècle, il s'agit d'observer comment ce genre journalistique a évolué dans les espaces anglophones et francophones. Nous tenterons de définir ce genre à part entière en dressant ses caractéristiques. Ainsi, il s'agit de comprendre en quoi il se distingue d'un journalisme plus factuel et donc, plus traditionnel. Par ailleurs, nous nous concentrerons sur la pratique actuelle du journalisme narratif en France, tout en la croisant au concept émergent de Slow media. Dans un second temps, nous interrogerons le concept de Slow media à travers une étude contrastive de pure players français proposant des contenus long-format. Il s'agira, d'une part, à travers des entretiens menés auprès des fondateurs de ces médias en ligne d'interroger le concept de Slow media, mais également de prendre connaissance des stratégies éditoriales mises en oeuvre par ces pure players pour diffuser des contenus long-format relevant du registre narratif. D'autre part, à travers une grille d'analyse, nous tenterons de comprendre comment et pourquoi les techniques d'écriture narrative sont utilisées dans les productions journalistiques de ces pure players. Enfin, en nous appuyant sur les données issues de nos entretiens et de notre analyse de contenus, nous tenterons de comprendre ce qu'apporte d'une part l'utilisation du récit au sein de contenus journalistiques, et d'autre part, les technologies propres au web dans la stratégie éditoriale des pure players retenus dans notre corpus. Il s'agit, en effet, de comprendre en quoi le web constitue un terrain d'expérimentation en matière d'écriture, et d'innovations éditoriales. De plus, en analysant les différents discours rencontrés à propos du Slow media, nous tenterons de dégager des éléments de réponse sur la pertinence d'un tel concept, les problématiques qu'il permet de soulever à propos de la profession journalistique, mais surtout, ses tendances d'évolution. 16 Chercheure à l'Université catholique de Louvain, docteure en philosophie et en sciences de l'information et de la communication 10 |
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