1.3 Le renouvellement urbain par les communautés
créatives
1.3.1 Les créateurs, un moteur essentiel des
mutations urbaines ?
Il est impensable de parler de
régénération urbaine par le design sans évoquer la
théorie de Richard Florida sur les « classes créatives
»6.
La capacité de développement économique
des villes dépend de la place qu'y occupe la «classe
créative» : scientifiques, ingénieurs, professeurs
d'université, romanciers, artistes, gens du show-business, acteurs,
designers, architectes, grands penseurs de la société
contemporaine» et professionnels des secteurs «à forte
intensité de savoir» (nouvelles technologies, finances, conseil
juridique, etc.).
En effet, Richard Florida, dans son ouvrage intitulé
« The Rise of the Creative Class », élabore une théorie
sur le bien-fondé du renouvellement urbain par les industries
créatives, notamment en ce qui concerne l'existence d'une « classe
créative ». Cette dernière caractérisée par
des ménages issus des classes moyennes et supérieures, serait
d'après Florida, un moteur essentiel pour la mutation du système
économique local. Cette dernière serait définie par trois
T : le talent, la technologie, et la tolérance. D'après lui, cinq
critères permettent de définir une ville créative : «
indices de haute technologie (pourcentage d'exportation des biens et
services liés à la haute technologie), d'innovation
(nombre de brevets par habitant), de gays, comme représentatifs de la
tolérance (pourcentage de ménages gays), de
«bohémiens» (pourcentage d'artistes et de créateurs),
et de talent (pourcentage de la population ayant au moins le
baccalauréat). »
Pour attirer ces classes créatives, il faudrait par
exemple, mettre en place des stratégies d'amélioration de l'offre
commerciale et résidentielle, puisque ces classes créatives
seraient génératrices d'emploi et de développement de la
ville. La ville se réinventerait donc par la sélection de ses
habitants.
De façon générale, les villes
pionnières de ce concept sont principalement celles qui, historiquement,
ont subi le plus durement le déclin du secteur industriel, telles que
Saint-Etienne ou Lille.
6 Richard Florida, Cities and the creative class
(2005), New York-London, Routledge, 198 p.
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D'après Florida, les travailleurs de cette «
classe créative » sont attirés par les lieux
créatifs qui sont porteurs d'emploi : pour lui, la
créativité est le moteur de la croissance des villes.
Le concept de « ville créative » a
également été pensé par Charles Landry (Landry,
2000). Les villes détiennent un fort potentiel de
créativité, qu'elles se doivent d'optimiser, et d'après
lui, sept groupes de facteurs participent à ce concept : « les
créatifs, la qualité des dirigeants, la diversité des
talents, l'ouverture d'esprit, l'intensité de l'identité locale,
la qualité des installations urbaines et les possibilités de mise
en réseau. » En quelques mots, la ville créative est,
selon Charles Landry, un modèle de développement territorial, une
sorte de label visant à attirer les investisseurs.
Cette théorie a été l'objet de nombreuses
recherches, notamment concernant ses limites et son
développement7. Elle a notamment été
pensée par le sociologue Alain Bourdin autour de sa
réalité (Bourdin, 2005). D'après lui, Richard Florida
commet trois erreurs dans son ouvrage : - L'utilisation de données
biaisées (analyse de villes centres pour des régions
métropolitaines), imprécises (champ des professions de cette
classe créative trop large) et peu discriminantes (« les
différences entre les villes sont très souvent sans signification
statistique » 8 ). Les indices seraient même « bidons
» d'après Marc Levine.
- L'association de cette classe créative au
développement économique : « d'après les
critiques, l'auteur ne prouve rien » affirme Alain Bourdin.
- L'utilisation du terme classe serait également une
faute. « D'après lui, cette classe créative »
serait un groupe d'individus n'ayant rien en commun mise à part les
modes de consommations, mais « rien ne prouve qu'elle ait une chance
quelconque d'exister comme acteur collectif ».
7 Chantelot Sébastien, « La
thèse de la « classe créative » : entre limites et
développements. », Géographie, économie,
société 4/2009 (Vol. 11) , p. 315-334
8 Elsa Vivant. La classe créative
existe-t-elle ? Discussion des thèses de Richard Florida. Les
Annales de la Recherche Urbaine, Plan Urbanisme - Construction - Architecture,
2006, pp.155-161.
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Mise à part le désaccord d'Alain Bourdin avec le
fait que cette classe créative serait un facteur de développement
économique, ce débat sur la « classe créative »
a selon lui, permis d'introduire de bonnes questions. Qui peut conduire le
changement urbain et faire changer les villes ? D'après Alain Bourdin,
« l'idée d'une interaction entre des acteurs de
l'économie, de l'activité intellectuelle et de la création
culturelle est au moins digne d'intérêt. ».
L'avis de Jean-Jacques Terrin rejoint la théorie de
Richard Florida. Monsieur Terrin s'est également interrogé sur la
place des créateurs dans la ville contemporaine. D'après lui, il
est évident que « les créateurs contribuent à
l'évolution des modes de vie en proposant de nouveaux usages de l'espace
qui affectent la sociabilité, les services, les modes de travailler,
d'habiter, de se déplacer et se divertir », mais il faut se
poser des questions concernant leur rôle alternatif, et l'influence des
créateurs : il a tenté de répondre aux questions suivantes
:
Comment y vivent-ils ? Dans quelles conditions ? Quelles
formes d'habiter, quels nouveaux usages introduisent-ils ? Dans quels lieux ?
Quels rôles jouent-ils dans la vie de la cité ? Comment
influencent-ils la fabrique de la ville, du territoire ? Comment
contribuent-ils à façonner une industrie créative ?
Il existerait trois rôles importants des
créateurs dans les villes : les créateurs habitants, les
créateurs inventeurs et les créateurs acteurs (Terrin, 2012).
- Les communautés créatives sont
nécessaires pour revaloriser les espaces marginaux ou
délaissés (comme les friches industrielles), d'où
l'importance d'une ville accueillante pour ces communautés. En effet, la
présence de créateurs habitants s'affirme souvent comme
« levier de développement d'un point de vue culturel, social et
économique contribuant à transformer le territoire et son
identité ». Les initiatives de créateurs induisant la
production et la diffusion de manifestations culturelles (comme les spectacles,
festivals ou expositions) sont génératrices de dynamiques
urbaines, qui ont des effets positifs : elles rendent la ville plus attractive
pour les habitants, les visiteurs et les acteurs économiques, politiques
et culturels.
Les créateurs inventeurs permettent par leur regard
« sensible, décalé et souvent critique », de
révéler l'identité et le potentiel des lieux. Les
créateurs « questionnent les usages existants et en devenir,
interrogent l'usage de ces lieux, permettant ainsi la découverte de
nouveaux usages et de nouvelles formes d'habiter ». Ils imaginent
leurs habitations comme de véritables laboratoires expérimentaux
jusqu'à parfois créer de nouveaux modes de vie, en
détournant ou en contournant l'affectation initiale de ces espaces.
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Enfin, les créateurs doivent faire partie prenante
d'une ville créative, dynamique et solidaire : leur présence se
décline de multiples façons : « durable ou
éphémère, formelle ou informelle, spectaculaire ou plus
discrète ». Les initiatives artistiques transgressent parfois
les frontières entre les publics, les spectateurs et créateurs,
les espaces et temporalités. Elles sont « créatrices de
lien social et favorables à la mise en oeuvre d'une culture urbaine
commune ». Les créateurs sont donc des acteurs primordiaux
à la régénération urbaine et à la
transformation d'une ville pour lui forger une culture, une identité
bien particulière et propre à elle-même.
Un autre modèle s'intéresse à
l'organisation des créatifs dans la ville, et les rapports qu'ils
tissent avec la société et le territoire : celui de la
clubbisation9. Il s'agit d'éviter telle ou telle population
dans la stratégie de commune périurbaine : sont
considérés comme « périurbains tous ceux qui
habitent un village mais travaillent dans une métropole
».10 D'après ce modèle, les créatifs
doivent être intégrés dans la réflexion sur la ville
et « en faire l'un des moteurs du développement et du lien
social : l'ouverture devient alors une nécessité, un
équilibre à trouver et à préserver ». Les
créatifs figurent parmi les forces de travails majeurs de notre
siècle.
Pour conclure, même si les avis divergent concernant
l'existence d'une « classe créative », le développement
d'une ville par les communautés créatives semble être une
théorie perçue comme prometteuse par beaucoup de penseurs. La
régénération urbaine par les industries créatives
est d'ailleurs en harmonie avec les orientations du réseau Unesco des
villes créatives.
9 Michel B. (2013). Les villes
créatives, entre clubbisation et ouverture du développement
territorial. Mémoire de recherche en Géographie,
Université d'Angers, 160 pages
10 Charmes Eric, La ville
émiettée, Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, La
ville en débat, 2011, 288 pages
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