2. La ruée des citoyens dans les postes
d'identification à partir des années 1990.
Les mobiles qui justifient la ruée des citoyens dans
les postes d'identification de l'Adamaoua sont une conjugaison de plusieurs
faits. En fait, depuis l'institution de la carte nationale d'identité,
des mesures coercitives n'étaient pas aussi prises par l'État
à l'endroit des citoyens réticents et/ou récidivistes. Il
fallut attendre les années 1990, caractérisés par
l'ouverture démocratique et la montée fulgurante de
l'insécurité dans cette Région frontalière avec la
République Centrafricaine, le Tchad et le Nigeria pour assister aux
contrôles systématiques des documents. Cette mesure a amené
plusieurs citoyens à prendre d'assaut les postes d'identification
repartis dans la Région.
La montée de l'insécurité dans l'Adamaoua
est caractérisée par l'émergence du gangstérisme
urbain et rural et la grande criminalité. Face à cette situation
l'autorité mit en place la politique « du tout répressif
»25. Dans le but de reconstruire l'ordre public, la
sécurité et la stabilité dans cette Région, le
contrôle d'identité dans les centres urbains et même les
frontières de l'Adamaoua fut résolument la méthode
employée par l'État pour mettre hors d'état de nuire les
acteurs de l'insécurité et amener les citoyens qui ne disposaient
pas de carte nationale d'identité à s'en procurer. En effet, le
contrôle d'identité est une opération de police visant
à établir l'identité de la personne
contrôlée. Le droit distingue le contrôle d'identité
de police judiciaire, qui s'effectue dans le contexte d'une infraction, et le
contrôle d'identité de police administrative, qui peut avoir pour
objectif de prévenir des infractions, et non simplement de les
réprimer. Les contrôles ne peuvent se faire sur le seul fondement
de l'apparence extérieure, ni non plus sur le seul fait de parler une
langue étrangère26. Dès lors, des patrouilles
mixtes et les opérations de rafle ont été
organisées dans tout l'Adamaoua. L'une des principales
25Nteanjignigni Yaya, 2011, «
L'impératif sécuritaire dans l'Adamaoua (Cameroun) : 1990-2010
», mémoire de master recherches en Histoire, université de
Ngaoundéré. p. 77.
26 Entretien avec Henri Sanama, Commissaire de Police Principal,
Meiganga, 28 mai 2014.
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missions est de contrôler autant d'identité des
personnes dans la Région. Contrairement aux périodes 1960 ; 1970
et 1980 où il y avait quelques contrôles sporadiques
d'identité au niveau des postes de contrôle de gendarmerie, de
police et au niveau des frontières de l'Adamaoua, il eut cette fois-ci
de la rigueur dans les postes de contrôle de l`Adamaoua et des multiples
descentes des agents de la force de l'ordre dans les zones rurales. Madame
Amina Clémentine rapporte que :
Les militaires de Ngaoundal, de Ngaoundéré et
les gendarmes de Tibati descendaient à Mbakaou. Les villageois
étaient surpris à partir de 4 heures du matin, ceci pour que
personne n'échappe au contrôle des cartes nationales
d'identité. Ceux qui ne disposaient pas de carte nationale
d'identité, étaient immédiatement conduits à Tibati
située à 40 Km où ils iront s'expliquer devant un
commissaire ou un commandant de brigade et ne regagneront le village que s'ils
se sont fait établir leurs cartes d'identité27.
De ce qui précède, il est à noter que la
répression de la force de l'ordre est la base même de la
ruée des citoyens dans les postes d'identifications. Il était
dont difficile que les récidivistes et les malfrats passent entre les
mailles du filet de la police. La seule issue fut donc d'aller dans les postes
d'identification se faire établir leur carte nationale d'identité
pour éviter toute tracasserie de la police dans les centres urbains et
lors des déplacements d'une localité à une autre. Ainsi,
comme les postes d'identification étaient insuffisants au début
des années 1990, ce fut donc la bousculade au niveau de quelques
postes.
Par ailleurs, l'avènement de la carte nationale
informatisée en 1998, a augmenté les demandes des cartes
nationales d'identité dans la région de l'Adamaoua. En plus de la
répression policière dont sont victimes les citoyens, la nouvelle
carte nationale d'identité en format teslin 28 a
suscité la curiosité des citoyens de l'Adamaoua. Toutefois, de
nombreux citoyens se sont dirigés dans les postes d'identification soit
pour remplacer l'ancienne carte en format carton (pour ceux qui
s'étaient déjà fait identifier), soit pour une
première demande (pour ceux qui avaient atteint l'âge requis pour
avoir une carte nationale d'identité)29. Bien qu'elle soit
chère au début pour les citoyens camerounais moyens, plusieurs
citoyens de la région de l'Adamaoua surtout
27 Entretien avec Amina Clémentine, Tibati, 06 juin
2014.
28 Voir le décret n° 2007/254 du 4 septembre
définissant les caractéristiques et les modalités
d'établissement et de délivrance de la carte nationale
d'identité.
29 Entretien avec Baino Pagoah, chef de poste d'identification de
Banyo, Banyo, 14 juin 2014.
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les Mbororo qui sont généralement
installés dans les zones rurales ont mis les moyens en jeu pour se faire
établir leurs cartes nationales d'identité informatisée.
En masse et surtout accompagnés des démarcheurs, ceux-ci ne
désemplissaient pas les postes d'identification30.
Cependant, le monisme ne pouvant expliquer un fait en
histoire, la répression de la force de l'ordre et l'avènement de
la nouvelle carte nationale d'identité ne sont pas les seules causes de
la ruée des populations dans les postes d'identification de l'Adamaoua.
Il faut également prendre en compte les raisons politiques. En fait, le
citoyen est celui qui bénéficie des droits
politiques31. Par le biais du vote il désigne des personnes
à qui il confie les différents pouvoirs (exécutif,
législatif, judiciaire). L'État camerounais et les Camerounais en
cela ne dérogent donc pas à la règle. La
citoyenneté étant un vecteur d'identité nationale. Les
citoyens souhaitant s'inscrire sur les listes électorales doivent
accomplir un certain nombre d'actes car si le droit de s'inscrire est reconnu
aux citoyens en âge de voter (20 ans)32, il n'a de sens que si
d'autres formalités sont remplies. Dans le cas contraire, le citoyen
(n'ayant pas accompli ces autres formalités) n'a pas droit à
l'inscription sur les listes électorales. C'est ainsi que le citoyen n'a
pas droit à l'inscription s'il ne possède pas de carte nationale
d'identité. La possession de la carte nationale d'identité est
cruciale dans l'inscription sur les listes et c'est justement pour cette raison
que ceux qui ne l'ont pas ne sont pas autorisés à
s'inscrire.
Cependant, la carte nationale d'identité en cours de
validité, constitue le document de base permettant de faire inscrire un
citoyen sur les listes électorales. Monsieur Ndjobdi, rapport que :
En 2004, à cause de l'échéance
électorale, le poste d'identification de la délégation
régionale de la sûreté nationale de l'Adamaoua (AD 01) et
celui du commissariat central de Ngaoundéré (AD 05) ne
désemplissaient pas des demandeurs de carte nationale d'identité.
Il a fallu renforcer l'équipe d'identification pour mener à bout
l'identification en cette période. Par jour le poste d'identification AD
01 à lui seul, produisait en moyenne 350 à 400 demandes de cartes
nationales d'identité.33
30 Entretien avec Mohamadou Salissou, chef de poste
d'identification de Tibati, Tibati, 06 juin 2014. 31D.Schnapper,
2000, Qu'est-ce que la citoyenneté, Paris, Gallimard, p.
105.
32 Lire l'article 11 du code électoral Camerounais.
33 Entretien avec Ndjobdi Pierre, Personnel d'identification,
Ngaoundéré, 03 septembre 2014.
111
La gratuité de l'établissement des cartes
nationales d'identité et l'action des hommes politiques de l'Adamaoua
expliquent également la ruée des citoyens dans les postes
d'identification. Pendant les campagnes d'identification gratuite de 2002,
2004, 2011 et 2013, la sensibilisation mené par les élus locaux
de l'Adamaoua a permis aux citoyens des zones périphériques et
même aux femmes du Saaré34de se rendre dans
les postes d'identification. L'exemption des frais d'identification par le
président de la République à la veille des
échéances électorales a permis aux citoyens démunis
de se rendre en masse dans les centres d'établissement des cartes
nationales d'identité. Au-delà de ces raisons, La dimension
économique explique aussi la ruée de la population dans les
postes d'identification.
À partir des années 2000, les entreprises
bancaires de transfert d'argent en occurrence EXPRESS UNION, EXPRESS EXCHANGE,
MONEYGRAM etc. s'installèrent dans la région de l'Adamaoua. Sans
publicité, avec l'évolution de la technologie de l'information,
ces entreprises permettent en même temps de transférer et
recevoir, en toute discrétion, de l'argent à l'intérieur
et à l'extérieur du Cameroun. C'est en effet, une manière
de déjouer les braqueurs et les coupeurs de route qui jadis avaient
l'habitude d'opérer dans les centres urbains et sur les voies publiques.
Ainsi, pour bénéficier de leurs services, il faut au
préalable posséder une carte d'identité en cours de
validité. Vu cette exigence, les citoyens qui ne possédaient pas
de carte nationale d'identité ne pouvaient que se rendre dans les postes
d'identification pour se faire identifier. Mvuti Pauline explique en ces termes
:
Pour bénéficier de nos services tout usager doit
posséder une carte d'identité permettant de l'identifier. Ce
document nous permet de connaître le bénéficiaire, sans
confusion avec une autre personne et le destinataire. Nous n'acceptons pas par
conséquent les cartes d'identité arrivées à
expiration dans nos services ceci pour prévenir les
fraudes35.
Dès lors, le délégué
régional de la sûreté nationale de l'Adamaoua fait un bilan
de l'identification. Selon ce responsable de l'identification dans l'Adamaoua,
les statistiques sont impressionnantes : « Au niveau des postes fixes, la
région de
34 Les femmes cloitrées
35 Entretien avec Mvuti Pauline, agent EXPRESS UNION de
Ngaoundéré, Ngaoundéré, 28 septembre 2014.
112
l'Adamaoua a établi 87 517 cartes. Au niveau des postes
mobiles, ils ont établi 26 166 cartes. Ce qui donne un total de 113 683
cartes nationales d'identité établies gratuitement dans la
région de l'Adamaoua entre avril et juin 2013 »36.
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