Iii-Les réactions des populations À
l'Égard de la question d'identification.
Au cours de l'histoire, l'autorité politique imposa
fréquemment aux gens ordinaires l'exigence de laissez-passer, de
documents d'identité ou d'autorisation de circuler. De même, les
esclaves américains avaient besoin d'un passeport intérieur pour
circuler. La majorité des pays africains après
l'indépendance en se dotant du système d'identification
basé sur la carte d'identité, ont imposé la possession de
ces pièces de la vie civile à leurs citoyens. Ainsi, le Cameroun
n'est pas en marge de cette pratique. La finalité de cette partie est
d'analyser les comportements des populations de l'Adamaoua vis-à-vis de
la question de la carte nationale d'identité. De manière
concrète, il s'agira d'examiner les formes de résistance des
populations, les raisons d'une ruée dans les postes d'identification
à un moment précis et enfin il sera question d'analyser les
mobiles de l'abandon des cartes nationales d'identité dans les postes
d'identification de l'Adamaoua.
1. Une passivité des populations à
l'égard de la carte nationale d'identité.
En Afrique en général, la question
d'identification n'est pas universellement perçue comme un droit
fondamental. De ce fait, il ne lui est accordé qu'une infime
priorité. Au Cameroun et dans l'Adamaoua particulièrement, la
possession de la carte nationale d'identité n'est pas
considérée comme une priorité par certains citoyens. Un
tel comportement est justifié par l'ignorance et la
méconnaissance des droits relatifs à l'établissement des
cartes nationales d'identité et l'ignorance même de ce document
d'identité comme pièce officielle. C'est dans cette optique que
Jean Marie Adiaffi met en exergue dans son oeuvre un dialogue entre un agent de
la force de l'ordre le personnage Malédouman en ces termes :
-« Ta carte d'identité ! Ta carte
d'identité ! »
-« Qu'est-ce que cette histoire de carte
d'identité ? Regardez-moi bien. Sur cette joue, cette marque que vous
voyez, c'est ma carte d'identité » « ...carte
d'identité, quel drôle de mot ! (...) Cela ne veut rien dire
(...). Seul le sang, la famille identifient réellement. Seule l'histoire
identifie réellement. Seul le temps identifie réellement
».22
22J.M.Adiaffi, 1980, La carte
d'identité, Paris-Abidjan-CEDA, coll. Monde Noir Poche, p. 28 et
29.
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Ce dialogue traduit combien de fois la carte d'identité
est étrangère pour l'Africain qui ne trouve dans ce document
aucune importance. En effet, dans les zones rurales de l'Adamaoua,
l'établissement des cartes nationales d'identité n'est pas
considéré comme important par les citoyens qui sont
préoccupés dans leur survie au jour le jour. La valeur de la
carte nationale d'identité est négligée face à des
problèmes plus immédiats et plus tangibles, en oubliant son
potentiel.
Le problème majeur qui se pose ici, est l'absence de
rapports entre le citoyen et les services d'identification. Dès
l'institution de la carte nationale d'identité, le gouvernement
camerounais a manqué à mission qui est celle d'informer et de
sensibiliser la population. Il se trouve donc que certains citoyens dans
l'Adamaoua, face à cette situation, ne pouvaient que manifester une
réticence vis-à-vis de la carte nationale d'identité.
Ainsi, à cause des affres de la colonisation européenne l'on note
tout de même un climat de méfiance des populations au cours des
années 1960 à l'égard de toute entreprise de
l'État. En fait, il est important de noter que la notion
d'identification, qui a été introduite par l'autorité
coloniale était en général mal perçue. Les
populations y voyaient une pratique étrangère qu'on leur imposait
et non un service dont il bénéficiait. L'on pouvait souligner
à cette époque la méfiance des populations à
l'égard de tout fichage, en raison de son usage pour
l'établissement de l'assiette de l'impôt et des listes des
imposables. Cette image a perduré chez certains citoyens de l'Adamaoua
qui, pendant les années 1960, percevaient en la carte nationale
d'identité une pratique étrangère destinée à
les asservir. Il ressort donc que, l'une des raisons qui explique par ailleurs,
la réticence ou la passivité des populations de l'Adamaoua est le
manque de sensibilisation des citoyens au sujet du bien-fondé de la
carte nationale d'identité.
Par ailleurs, l'identification dans l'Adamaoua est
ignorée en tant qu'institution. En dehors d'une franche infime
d'intellectuels ou de professionnels de l'identification, certains citoyens des
zones rurales de l'Adamaoua n'ont pas la moindre idée du sens ou du
bien-fondé de la carte nationale d'identité. Ils
perçoivent mieux l'identification comme quelques formalités
bureaucratiques que l'on doit remplir dans certaines circonstances de la vie,
sans trop de question. L.Tart et M. Francois, analysant l'état-civil en
Afrique, justifient cette ignorance en ces termes :
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En Afrique..., une telle méconnaissance ne peut
être que la règle, dans la mesure où la notion
d'État moderne représente plus une superstructure ajoutée
comme « pièce rapportée » à la vie courante,
qu'un élément intégré à celle-ci. On
pourrait donc dire que, dans les mentalités, l'état-civil
n'existe simplement pas : il y a juste là une émanation de
l'Administration, des « gens des bureaux »
(Ngomna), qui impose quelques contraintes dans une
série de circonstances en rapport avec les exigences de la
modernité, mais ce n'est nullement porteur de sens
propre23.
De ce qui précède, il ressort que les
législations qui ont été conçues pour
l'identification ont été transposées dans un contexte
où elles n'avaient pas vocation à s'appliquer. Toutefois, les
législateurs de la carte nationale d'identité du Cameroun n'ont
pas tenu compte de la culture et des réalités quotidiennes des
communautés locales. Ces textes sont donc entrés par effraction
chez les populations du Cameroun et de l'Adamaoua en particulier.
De même, il faut souligner la
légèreté des autorités administratives dans
l'Adamaoua au cours des années 1970 en ce qui concerne la gestion de la
question d'identification des citoyens. En outre, la loi n° 64 du 13
septembre 1964 rendant obligatoire la carte nationale d'identité
combinée à l'article 59 du décret de la gendarmerie
instituant le contrôle d'identité n'a pas été
scrupuleusement appliquée. Dans l'Adamaoua, à cette
époque, les citoyens se déplaçaient d'une localité
à une autre sans en permanence présenter leur carte nationale
d'identité à un agent de la force de l'ordre. Ainsi, Madame Diza
Inès témoigne en ces termes :
Au cours des années 1970, il n'existait presque pas de
contrôle rigoureux de pièce d'identité dans les postes de
contrôle routier. Les femmes n'étaient même pas
interpellées pour une question de carte nationale d'identité.
C'est souvent les femmes mariées aux « hommes en tenue » et
celles qui occupaient des postes de responsabilité qui
généralement, détenaient la carte nationale
d'identité24.
Dès lors, il faut dire que la passivité des
populations de l'Adamaoua vis-à-vis de la question de la carte nationale
d'identité réside surtout dans la méconnaissance du
bien-fondé de cette pièce de la vie civile. Cette
passiveté résulte également du manque de sensibilisation
de la population par l'administration. La carte nationale d'identité
23L.Tart et M. François, 1999,
État-civil et recensement en Afrique francophone pour une collecte
administrative de données démographiques, Paris, Les
documents et manuels du CEPED n°10, p.196. 24 Entretien avec Diza
Inès, ménagère, Ngaoundéré, 12 aout 2014.
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avait été instituée sans aucune campagne
de sensibilisation de la population camerounaise. Cependant, l'ouverture
démocratique au Cameroun notamment les différentes
échéances électorales fut à l'origine de la
ruée des populations dans les postes d'identification. Aussi, pour
atteindre sa mission d'identification des citoyens, l'État camerounais a
pris des mesures coercitives envers les citoyens, en instituant des
contrôles systématiques d'identité.
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