WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

La destructuration du récit dans tropismes et le planétarium de Nathalie Sarraute

( Télécharger le fichier original )
par Doudou CAMARA
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2005
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

CHAPITRE I : STRUCTURATION DU RECIT

Organisation formelle de la narration, le récit se lie à une structuration qui désigne la manière dont celui-ci fonctionne, progresse et acquiert une structure. Laquelle structure est centrée sur une idée de l'unité d'action organisée, ternairement selon Aristote en commencement, milieu et fin c'est-à-dire en prologue-exposition, noeud et dénouement. Tel est le schéma épique, dramatique qui a, des siècles durant, organisé le genre romanesque.

Dans cette perspective, qu'on relise, pour s'en convaincre, Le Père Goriot21(*)d'Honoré de Balzac. Dans ce Chef-d'oeuvre de la littérature française du dix-neuvième siècle, la fiction du récit s'amorce avec la description de la « pension bourgeoise » pour ne connaître, après une complication dynamique (milieu) son épilogue qu'à la « mort du père » c'est-à-dire le 21 février 1820, date de l'inhumation du père Goriot, héros éponyme du roman.

Aussi, considérons, pour des besoins de clarté et de concision ce croquis qui souligne le déroulement logique et chronologique de ce roman réaliste :

Quatrième Partie

Troisième Partie

Deuxième Partie

Première Partie

« La mort du père »

(PP.219-271)

« Trompe-la mort »

(PP.160-218

« L'entrée dans le monde »(PP.92-159)

« Pension bourgeoise » (PP : 7-91

Dénouement

Prologue-Exposition

Noeud

Si traditionnellement le récit est bâti sur le socle de la cohérence, de la linéarité, avec le Nouveau Roman enfanté par la faillite de l'idéal humaniste et la religion du progrès, le récit sarrautien singulièrement dans Tropismes et LePlanétarium cloue au pilori la chronologie pour ne porter au pinacle que la subjectivité de la narration, l'imitation de la réalité, la forme structurelle.

Partant du fait qu'« à chaque oeuvre sa forme »22(*), l'on en infère que l'examen des Tropismes et du Planétarium laisse ainsi entrevoir une structuration qui ne fait pas corps avec les idéologèmes du récit réaliste.

Dans Tropismes, par exemple, le symbolisme du cercle fonctionne, d'entrée de jeu, comme la colonne vertébrale du récit marqué par des aller-et retours incessants, le sérialisme de la description, etc.

L'armature du récit qui n'est pas sans rappeler le style « à sauts et à gambades » de Montaigne, laisse pressentir le mouvement giratoire de la planète terre.

Dans Le Planétarium, cette technique d'écriture est portée à la perfection. En effet, Sarraute convoque des éléments de l'univers cosmique tels les astres, les planètes qui se spécifient par leur circularité pour les adapter aux lois de la nature humaine comme les tribus, les cercles, etc.

Par ailleurs, cette nouvelle conception du récit n'est pas sans poser des problèmes complexes. C'est pourquoi nous nous proposons de voir ce qui justifie la structuration du récit dans Tropismes et LePlanétarium.

Nous ne ferons pas une analyse de la génèse du récit, mais nous tenons à montrer quelques-uns de ses aspects comme par exemple :

- L'histoire qui n'a de sens que celui du récit, de l'écriture ;

- L'ordre et la structure.

I-1 : HISTOIRE

L'histoire, du moins la conception sarrautienne de l'histoire du récit romanesque fait voir une démarche qui se détourne de celle du roman traditionnel. Sans nul doute, ce refus de l'histoire s'explique par le fait que l'histoire de l'humanité est devenue plus problématique que jamais. Tropismes et Le Planétarium exhibent cet univers en désagrégation en dissipant l'histoire ou en rendant « invisibles ».

Ainsi, avant d'énoncer la quintessence de l'histoire du récit dans Tropismes et Le Planétarium, il importe, de prime abord, d'élucider ce qui fait l'essentiel des titres.

Ouvrant la presque romanesque de Nathalie Sarraute, « tropismes », à première vue, semble se définir scientifiquement comme des «  (...) réactions de locomotion et d'orientation, causées par des agents physiques ou chimiques, l'organisme se courbant ou se déplaçant vers la source externe ou en sens opposé »23(*).

Certes, Sarraute s'est inspirée de ce concept pour le moins Chimique et foncièrement animal et végétal, mais elle le repense, l'actualise, pour une raison ou une autre, en dépassant son acceptation première. Ainsi, dans l'Ere du soupçon, elle soutient, au sujet des « tropismes », que ce sont :

« Toutes ces contorsions bizarres (...) tous ces bonds désordonnés et ces grimaces, avec une précision rigoureuse sans complaisance ni coquetterie, traduisent au dehors, telle l'aiguille d'un galvanomètre qui retrace en les amplifiant les plus infimes variations d'un courant, ces mouvements subtils, à peine perceptible, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d'appels timides, et de reculs, des ombres légères qui glissent, etdont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains et la substance même de notre vie. »24(*)

C'est dire que Sarraute, tout en mettant à découvert les phénomènes de psychologie collective, dévoile l'hétéronomie essentielle des existences individuelles prise dans le mouvement perpétuel du « Planétarium » social qui, selon Le Robert, signifie une « représentation, à des fins pédagogiques, des corps célestes sur la voûte d'un bâtiment ».

Au-delà de cette signification première, Georges Raillard, en écho à la vision astrologique sarrautienne sur fond de relations humaines, voit dans Le Planétarium l'« intelligence d'un système de rapports mouvant et la création sans lequel ils n'apparaîtraient pas »25(*). A la lumière de cette pensée, l'on est tenté de dire que Le Planétarium est le lieu d'attraction et de réaction où chaque être cherche à se définir, s'imposer par référence aux autres qui sont de faux astres, qui « ne sont pas les vrais Guimier ». (P.197). De fait, Sarraute souligne, à ce propos : « (...) Si le livre s'appelle Le Planétarium, c'est précisément parcequ'ils [les personnages] ne peuvent être que de faux astres, des apparences, des copies »26(*)

Ces faux-semblants, qui recouvriraient les « tropismes » que Sarraute cherche à montrer au lecteur, s'attirent, se repoussent, s'influencent au sens astronomique du terme. En outre, un personnage peut parfois au cours du récit influencer un autre du fait de son statut d'écrivain. Ainsi les tractations d'Alain pour réussir son examen d'entrée dans le cercle de Germaine Lemaire en sont mille et une illustrations.

A présent, nous nous bornerons à l'examen de l'histoire, quoique terne, dans Tropismes et Le Planétarium à cause peut-être du phénomène absurde de la guerre.

En fait au vingtième siècle, le choc de la guerre est telle que le récit et ses virtualités subissent la loi de l'innovation. Les tentatives de renouvellement du récit sarrautien s'expliquent, en grande partie, par la volonté de remettre en question une forme idéologiquement trop marquée comme par exemple l'histoire du récit qui est, selon Aristote :

« Imitation d'action (...) qui forme un tout; et les parties que constituent les faits doivent être agencées de telle sorte que, si l'une d'elles est déplacée ou supprimée, le tout soit troublé ou bouleversé [...] »27(*)

Du coup, si, dans le roman de type balzacien, l'histoire était portée aux nues, dans le nouveau roman singulièrement dans Tropismes et lePlanétarium « raconter est devenu proprement impossible »28(*), car l'univers diégétique développe des histoires insignifiantes qui ébranlent ou défient toute solidité, toute chronologie du récit.

Ainsi, dans Tropismes l'histoire est apparemment inexistante puisqu'on remarque une superposition, une imbrication de micro-récits. Qu'on se rappelle la phrase-seuil du roman où l'on semble lire l'histoire des « ils » qui « semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de l'air » pour regarder « l'exposition de Blanc » (T.11-12) ; ou encore dans le « tropismeII » où il est question d'une convive qui réunit « à table la famille » (T.15); plus loin encore on semble lire l'histoire d'un professeur du collège de France qui disserte sur « son âge, de son grand âge et de sa mort » (T.52) etc. De ce fait, l'histoire de ces récits apparaît comme une version de la vie et non une représentation de la vie.

Dans Le Planétarium l'histoire du récit développe une intrigue quasi diverse, car il est illusoire de narrer une aventure ou de se prétendre le témoin impartial d'une histoire indépendante des sujets qui l'enregistrent. Qu'on relise l'incipit du roman où il est question d'une « poignée de porte » (P.13), d'un « rideau de velours » (P.7) ou encore plus loin des « carottes râpées » (P.98), d'un appartement de Tante Berthe à propos duquel Alain et Gisèle entendent s'accaparer. En fait, l'entrecroisement de ces histoires du récit vise essentiellement à dissoudre l'histoire principale du récit qui n'est qu'un fil tenu qui permet de réunir les mouvements psychologiques autour de paroles et d'objets.

Dans cette perspective de renouvellement de l'histoire du récit de type balzacien, « l'intrigue n'est-elle pas en train de disparaître de l'horizon littéraire? »29(*). On répondra par l'affirmative en ce sens que, dès Madame Bovary de Flaubert on remarque « une désagrégation de l'intrigue » qui brouille les séquences du récit. Comment cette déconstruction de l'intrigue de l'histoire se manifeste-t-elle dans le Tropisme et Le Planétarium? Dans ces deux romans, « peut-on encore parler d'intrigue, quand l'exploration des abîmes de la conscience paraît révéler l'impuissance de la gage lui-même à se ressembler et à prendre forme? »30(*)

Ainsi, dans Tropismes on lira moins une intrigue événementielle qu'une spirale de micro-récits s'employant à appréhender une réalité toujours chancelante et indécise des personnages qui, telles des poupées, « s'allumaient, s'éteignaient, s'allumaient, s'éteignaient, toujours à intervalles identiques » (T.12). C'est dire que dans ce texte l'intrigue du récit est sans nul doute le langage qui tente, tant bien que mal, de mettre à découvert l'angoisse de ces « êtres de papier », de capter ces fourmillements secrets et internes, cette « sous-conversations » qui creuse de ses antagonismes et de ses ambiguïtés des dialogues et des interrogations en apparence banals voire insignifiants. A ce propos, convoquons le récit XV dans lequel le personnage anonyme (il ) taraude son interlocuteur dans un interrogatoire sans fin à propos de l'Angleterre : « L'Angleterre... Ah ! oui, l'Angleterre... Shakespeare? Hein? Hein? Shakespeare. Dickens- je me souviens, tenez, quand j'étais jeune, je m'étais amusé à traduire du Dickens. Thackeray. Vous connaissez Thackeray? Th .... c'est bien comme cela qu'ils prononcent? Hein Thackeray? C'est bien cela ? C'est bien comme cela qu'on dit» ( T. 94).

De fait, cette insignifiance de l'intrigue qui institue des trous entre les noeuds du récit et reflète un univers de l'ennui, trouve sa validité dans Le Planétarium. Dans ce roman, le récit développe une intrigue aux allures ternes et dévoile moins un univers objectif qu'une représentation subjective de ce monde où l'angoisse règne en maître.

En quoi, l'angoisse des personnages constitue-t-elle la trame du récit? Bien évidemment, parce qu'un simple détail intériorisé peut engendrer, générer une existence insupportable. Ainsi l'évocation de la « poignée » dès la séquence d'ouverture du Planétarium, est convaincante : « la poignée, l'affreuse poignée en nickel, l'horrible plaque de propreté en métal blanc... c'est de là que tout prévient, c'est cela qui démolit tout, qui donne à tout cet air vulgaire » (P.11).

L'histoire de cette « poignée », mise en intrigue par le récit, rehausse le sentiment d'angoisse de Tante Berthe obsédée par la décoration de son appartement. Du reste, notons au passage que dans ce récit, Sarraute superpose et mêle plusieurs intrigues aptes à obscurcir la vision interprétative du lecteur lamda. En effet, tout lecteur averti semble décrypter, mis à part l'histoire de la « poignée de porte » (P.13), l'histoire des « fauteuils de cuir » (P.43) qui met aux prises Gisèle, sa mère et Alain Guimier. En clair, Alain et Gisèle rejettent « les deux superbes fauteuils » (P.42) que leur offre la mère pour ne choisir que la « bergère ancienne » (P. 43. De surcroît, le chapitre suivant est très constitutif de cet entremêlement, de cette imbrication des micro-récits. Dans ce macro-récit, prennent place tantôt l'histoire de la « poignée » (P.62) de porte évoquée précédemment, tantôt l'histoire de la « bergère » (P.67) ou encore l'histoire de l'« appartement » (P. 71) de Tante Berthe.

Il en est de même dans Tropismes : la narratrice imbrique et le récit de « elle » qui « était accroupie sur un coin de fauteuil »(T.57) et le récit de « il» qui «  sentait à tout prix il fallait la redresser » (T.57). Ces deux micro-récits gouvernent le récit principal qui perd du coup, sa linéarité. Cette déchronologie du récit procède du parallélisme institué par l'opposition de ces éléments du texte.

Par ailleurs, si, traditionnellement l'histoire du récit était structurée, cimentée suivant un cheminement logique et chronologique, dans le récit néo-romanesque, en revanche, elle est fondée sur des duplications intérieures de sorte que par un effet de mise en abyme la signification générale du récit se trouve agrandie ou rehaussée. Dans cette veine, Nathalie Sarraute brise nettement les barrières du conservatisme romanesque dont l'action dramatique semblait être la sève nourricière du récit. En effet, elle était naguère fondée sur l'atteinte du but inscrit dans un projet finalisé, pour la réalisation duquel doit être suivie une logique d'enchaînement séquentiel, linéaire des faits.

Dans le récit Sarrautien, l'action est chargée de fragments d'histoires tendant à gommer les solutions de continuité du récit. Ainsi, dans Tropismes, l'évolution thématique de la négativité des « êtres de papiers » génère l'effacement du processus même de l'action. Car, qu'ils s'agissent des «ils» ou des «elles», Sarraute n'accorde aucun support d'actions précises, d'où l'intérêt des «tropismes» qui nient toute concrétisation narrative se manifestant par le foisonnement des questions. Qu'on relise à ce propos le quinzième « tropisme » : « Vanity Fair? Vanity Fair? Ah, oui, vous en êtes sûre? Vanity Fair? C'est de lui? » (T. 95).

En effet, ce pool de questions vise non seulement à déstructurer le récit en euphémisant et en brouillant ses marques mais aussi à remettre en question le personnage pris pour un des piliers de l'illusion réaliste et des routines de lecture.

Il convient de remarquer, dans cette perspective, que Le Planétarium nous conduit au coeur de cet univers de fiction pris en charge par l'histoire, les actions et les personnages du récit. Ainsi la mise en question sur l'identité d'un personnage est symptomatique d'une crise du réalisme. Car, la narratrice du récit se demande si « Madame Germaine Lemaire est-elle notre Madame Tussaud?» (P.155). Dans ce même registre, la notion de fiction tire sa pertinence de l'usage en apparence disjoint de l'adverbe « vrai-ment » dans par exemple le récit qui voit les Guimier taxés d'agresseurs :

« ... Les Guimiers ont osé? Alain a osé menacer sa tante? Vrai-ment?» ( P.194). Eu égard à la configuration de l'adverbe « vrai-ment », l'on déduit que le récit sarrautien est au carrefour de deux registres: le registre de la réalité et le registre, pourrait-on dire, de l'irréalité. De ce point de vue, la conception de Todorov au sujet de l'oeuvre littéraire est pertinente à cet égard. Il affirme, à ce propos:

« (...) l'oeuvre littéraire à deux aspects : elle est en même temps histoire et discours. Elle est histoire, dans ce sens qu'elle évoque une certaine réalité des événements qui se seraient passés, des personnes qui, de ce point de vue se confondent avec la vie réelle. Mais l'(oeuvre est en même temps discours : il existe un narrateur qui relate l'histoire »31(*)

C'est dire que les narrateurs sarrautiens dans Tropismes et Le Planétarium en racontant des histoires du vécu quotidien brouillent « la clarté narrative », car ils ne font que les reconstituer à coups de discours, d'images qui sous-tendent le trompe-l'oeil .

Ainsi, dans Tropismes lit-on : « (...) sur le masque des choses, le soupesaient un seul instant (était-ce joli ou laid?), puis le laissaient tomber » (T.64). En fait, le masque semble être un maillon essentiel de cette apparence trompeuse dans la texture du récit.

De même dans Le Planétarium le narrateur pour prouver l'inanité de ses discours soutient : « ... j'ai raconté  des histoires, n'importe quoi, ce qui me préoccupait, j'étais encore tout plein de ces histoires d'ameublement, d'appartement... » (P.93). En clair, il est symptomatique de souligner que dans le récit sarrautien il est une fracture entre le texte signifié et la réalité et qu'entre les deux s'interpose la médiation du langage qui, devient par voie de conséquence l'action du récit. Puisque l'univers du texte n'est jamais que le réel organisé par l'écriture, par les mots qui «se forment n'importe comment, ils jaillissent, transparents et légers, bulles scintillantes qui montent dans un ciel pur et s'évanouissent sans laisser de traces.» (P.121). Lesquels mots s'insèrent véritablement dans la fiction du récit qui est selon Yves Reuter « l'histoire et le monde construits par le texte et n'existant que par les mots, ses phrases, son organisation»32(*)

Du reste, il convient, avant de conclure sur ce point, de signaler, de faire le point sur les actions des personnages dans l'histoire du récit. En effet, ces «forces agissantes» c'est à dire ces personnages humains jouent essentiellement un « rôle thématique » qui désigne selon Yves Reuter la catégorie socio-psycho-culturelle dans laquelle on peut les lister. Ainsi suivant la catégorie à laquelle appartiennent les personnages sarrautiens, un constat s'impose: les personnages dans Tropismes et Le Planétarium sont mus par des actions et des réactions qui les incitent à cultiver un désir ardent de contact ou plus exactement de communication. Du coup, le troisième axe c'est-à-dire la dichotomie «destinateur/destinataire» du schéma actantiel de Greimas semble trouver ici toute sa validité. A ce niveau de la réflexion surgit une question : Comment se manifeste ce désir de contact des personnages dans Tropismes et LePlanétarium? En fait, de Tropismes au Planétarium qu'ils s'agissent des «elles», des «ils» cheminant de concert, de multiples groupes à l'image de celui de Germaine Lemaire et sa camarilla de jeunes écrivains, d'Alain et de Gisèle, on semble lire une connivence caressant les personnages sarrautiens et débouchant dans la bouffonnerie.

Ainsi dans Tropismes les actions des personnages du récit sont enlisées dans «une matière anonyme comme le sang, dans un magma sans nom, sans contours»33(*). Ce qui explique l'emploi répété des pronoms indifférenciés pluriels comme «elles» qui émaillent la texture du récit. La phrase-seuil du texte est constitutive de cette orchestration narrative où les «(...) ils formaient des noyaux plus compacts» (T.11).

En effet, par l'usage du morphème « -pacts » dans « compacts », on semble lire un pacte, du moins un contact qui scelle les différents personnages du récit à toute action visant à les individualiser.

Si, dans Tropismes, l'action des personnages est sinon passive du moins nulle et non avenue, dans Le Planétarium elle se manifeste, à des degrès divers, par la quête de l'autre et de son approbation. Ainsi, le cercle de Germaine Lemaire est sans nul doute le lieu privilégié de connivence et de convergence qui se traduit par un sentiment de solidarité, d'entente obligeant ces deux protagonistes du récit à savoir Alain et Germaine Lemaire à « (...) se comprendre par delà les mots » ( P.83). Pour ce qui concerne Alain, son désir de contact est manifeste lorsqu'il entend raconter son auditoire des manies de sa Tante Berthe ou bien lorsqu'il multiplie les actions susceptibles de séduire l'autre comme Germaine Lemaire à qui «  il étale (...) ses présents, ses offrandes, tout ce qu'il possède » ( P.84 ).

En fait, le désir de contact qui trouve bien des échos dans Tropismes et Le Planétarium vise non seulement à cimenter les liens mais aussi à canaliser certains personnages hypersensibles à l'image de « elles » et de Tante Berthe, la « maniaque ».

Aussi, il est tentant de souligner que ce désir de contact des personnages sarrautiens génère dans l'économie du récit un contraste entre le rôle thématique et les actions que les personnages qui le figurent sont amenés à exécuter en assumant, du coup un rôle thématique opposé. De l'avis de Reuter, le lieu, dans un même personnage, «  de deux rôles thématiques opposés peut provoquer un effet de scandale ou d'humour »34(*), on dira de bouffonnerie.

Ainsi, dans Tropismes, « le maître de ballet » a maillé à partir avec les « elles » qui franchissent « le plan interdit » « T.28 » en mêlant deux rôles thématiques : danseuses-bouffonnes. Ce qui suscite « l'histoire d'un scandale » ( T.ibid.) soulignée par le narrateur du récit :

« Mais non ! Ah ! C'était fou, cela ne l'intéresse pas ou cela lui a deplu : il se renfrogne tout à coup, comme il fait peur, il va les rabrouer d'un air furieux grognon, il va leur dire quelque chose d'avilissant, les rendre ( elles ne savent comment) conscientes de leur bassesse » (Ibid).

Cette séquence du récit prouve que, dans Tropismes tout comme dans LePlanétarium, « les rôles ne sont jamais figés dans l'univers de Nathalie Sarraute »35(*). Considérons l'exemple qui essaye de s'arroger deux rôles thématiques : d'abord le rôle d'intellectuel et ensuite le rôle de bouffon. En effet, si le bouffon est, par essence, l'être qui réussit à purifier les passions et à désamorcer le tragique, provoquant un rire libérateur, ses bouffonneries n'enclenchent pas toujours le rien. Illustrative est la scène dans laquelle Alain Guimier qui promet aux hôtes de sa belle-mère de les faire tordre de rire en pastichant les maniaqueries de son « numéro » de tante, voit son action vouée à l'échec, à l' « inachèvement » pour parler comme Yves Reuter.

Il suffit de relire ce fragment de texte pour souligner le fiasco d'Alain : «  tout le monde a un peu mal maintenant, la descente sur lesmontagnes russes a mal tourné, ils se sont cognés. Ils sentent un peu ridicules, un peu gênés ». (P.33).

Eu égard à la psychologie des invités, une question demeure de savoir pourquoi les bouffonneries provoquent ce malaise au lieu du rire escompté. Parce que tout simplement Alain s'est aventuré sur un terrain qui n'est guère le sien c'est-à-dire qu'il a émigré les régions obscures des « tropismes » pour un espace théâtral régi par d'autres règles et particulièrement celles de la visibilité et de l'ostentation. Du coup, la théâtralisation d'un personnage clownesque brouille vraisemblablement les repères, les canons-esthétiques du roman traditionnel.

Dans cette logique subversive, il importe de noter qu'à l'image de Dostoïevski, Nathalie Sarraute considère le bouffon comme un rôle théâtral mais à l'opposé du romancier russe qui distribue ce rôle à certains personnages dont la figure archétypale du père Karamazov, elle ne le réduit pas à un emploi fixe : chacun dans Tropismes et le Planétarium, à tout moment, peut se livrer à des bouffonneries puisque chaque «  nous » comporte un élément clownesque auquel les autres éléments de la personnalité laissent une liberté plus ou moins grande. Rappelons, dans cette perspective, le récit du narrateur des Tropismes qui montre, en énonçant l'état d'esprit de leur grand-père et grand-mère, qu' « ils n'étaient pas comme nous », car sa grand-mère «  avait conservé toutes ses dents à son âge » (T.122). Dans ce même ordre d'idées, le personnage de Germaine Lemaire, dans Le Planétarium, évoque à la clausule du roman, l'idée selon laquelle : « (...) nous sommes bien tous un peu comme ça » (P.251). Autrement dit tous les personnages qui occupent les récits du roman sont des clowns tels par exemple Tante Berthe, Gisèle qui se conforment au masque que les autres leur ont appliqué. La première exagère devant les ouvriers la caricature de la femme sénile et capricieuse jusqu'à la bouffonnerie : « et puis elle sent qu'il est préférable au contraire de forcer grotesquement les traits de cette caricature d'elle -même qu'elle voit en eux, de se moquer un peu d'elle-même avec eux pour les amadouer, les désarmer, elle prend un ton infantile, pleurnicheur.... » (P.13).

Quant à la seconde, véritable caméléon, elle se mue alternativement en rapace sous les yeux de son beau-père, Pierre et en renardeau sous le regard d'Alain :

«  (...) Elle sait ce qu'il voit : elle sent son propre visage se figer sous ce regard. Une expression usée, vorace apparaît, elle le sent sur ses propres traits, dans ses yeux, elle a l'oeil fine d'un oiseau de proie (...) » (P.115).

Après cette analyse de l'histoire du récit, il serait intéressant de voir aussi la façon dont l'ordre et la structure sont déconstruits.

* 21 H. De Balzac, Le Père Goriot, Paris, Larousse / vuef, 2001.

* 22 Citation de H. de Balzac reprise par Jean Rousset in Forme et signification, Paris, José Corti, 1992, p.X

* 23 G. Viaud, Les Tropismes, Paris, P.U.F, coll. «Que sais-je», 1951, pp 5-6.

* 24 N. Sarraute, l'Ère du Soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p.52

* 25 Citation de G. Raillard citée par Réal Ouellet dans les critiques de notre temps et le Nouveau Roman, Paris, Garnier Frères, 1972, p.51.

* 26 N. Sarraute, Entretiens avec Claude Résy in Nathalie Sarraute de A. Rykner, Paris, seuil, 2002, p.197.

* 27 J-M. Adam Aristote cité par Le récit, col «Que sais-je», Paris, seuil, 1983, p.40

* 28 A.Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, seuil, 1961, p.25.

* 29 Paul .Ricoeur, temps et Recit, Tome II, Paris, seuil, 1984, p.18

* 30 Paul .Ricoeur, temps et récit, Ibid, p.22

* 31 Todorov (T.), « Les catégories du récit littéraire »  in l'Analyse structurelle du récit, Paris, seuil, 1966, p.126.

* 32 Reuter, L'Analyse du récit, Paris, Nathan / HER 2000. p.10

* 33 N. Sarraute, L'Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, pp.73-74

* 34 Y. Reuter, L'Analyse du récit, Paris, Nathan/HER, 2000, p.32.

* 35 P. Foutrier, Ethiques du Tropisme, Paris, Nathan, 2000, P.62.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius