PARTIE I.
LÉON HARMEL : UNE VISION
MARQUÉE PAR SES VALEURS CHRÉTIENNES
Léon Harmel est un acteur majeur du catholicisme
social. Son appartenance à ce courant du catholicisme fait qu'il
défend les valeurs contre-révolutionnaires qui caractérise
ce mouvement d'où la vision antilibérale et antisocialiste qu'on
retrouve dans ses écrits et ses propos (Chapitre I). Toutefois
Harmel est un homme pragmatique, un homme d'action marqué par un certain
volontarisme qui ne voulait jamais s'arrêter aux idées, c'est
pourquoi il manifesta ce rejet du libéralisme et du socialisme dans les
institutions qu'il mit en place : la corporation et la démocratie
chrétienne (Chapitre II).
CHAPITRE I.
UNE VISION INCLASSABLE, « NI
LIBÉRAL, NI SOCIALISTE »
L'industriel du Val ne manque pas une occasion pour
dénoncer le libéralisme (Section I) et la
conséquence du libéralisme : le
socialisme (Section II).
SECTION I. UNE PENSÉE ANTILIBÉRALE
JUSTIFIÉE PAR SA VISION RÉACTIONNAIRE
La vision anti libérale de Léon Harmel est
perceptible au paragraphe 170 de son Manuel de la corporation
chrétienne paru en 1877 où il affirme que
« les maux de la classe ouvrière, à notre
époque, sont les fruits du libéralisme qui n'a cessé
depuis près d'un siècle, sous diverses formes, de gouverner notre
pays » cette phrase montre bien les griefs portés par le
« bon père » à ce système qui avait
été érigé en 1789 à la suite de la
Révolution française. Ce système libéral qui a
aggravé les conditions difficiles de la classe ouvrière en
favorisant l'industrialisation (§ 2) après la destruction
de la corporation, élément organique très important dans
l'Ancien Régime (§ 1).
§ 1. Le
libéralisme, à la base de la destruction de la corporation
Le XIXe siècle s'ouvre après un
XVIIIe siècle appelé siècle des
Lumières à cause du mouvement intellectuel lancé en Europe
au XVIIIe siècle (1715-1789), dont le but était
de dépasser l'obscurantisme et de promouvoir les connaissances. Les
philosophes et les intellectuels de ce siècle vont encourager la science
par l'échange intellectuel, s'opposant à la superstition,
à l'intolérance et aux abus des Églises et des
États. Cette philosophie politique est dénommée un
siècle plus tard : le libéralisme.
Le libéralisme tant dans son aspect politique que dans
son aspect économique a exercé irrémédiablement une
influence sur la société française en particulier et la
société européenne en général. Dans son
aspect politique elle défend la liberté politique et lutte contre
l'absolutisme royal ce qui aboutit à la révolution de 1789.
Dans son aspect économique, cette doctrine défend la libre
entreprise et la liberté de marché. Elle s'opposa par ailleurs au
contrôle par l'État des moyens de production et à son
intervention dans l'économie si ce n'est pour coordonner les entreprises
ou garantir un marché équitable. C'est au nom du principe de
libre entreprise que sont supprimées les corporations d'abord par
l'édit de Turgot en 1776 puis par le décret D'Allard des
2-17 mars 1791. La corporation qui, pourtant aux dires de plusieurs
auteurs, qui se sont penchés sur la question, présentait de
réels avantages. La plupart de ces avantages sont d'ailleurs
énumérés par les auteurs du
XIXe siècle et serviront de modèle au courant
réactionnaire auquel appartient Léon Harmel (A).Car en
supprimant les corporations, le libéralisme engendre aussi des
dérives qui eurent des conséquences désastreuses sur
l'environnement économique du XIXe siècle (B).
A. Un modèle
d'inspiration : la corporation, un cadre de paix sociale
Définissant la corporation, Léon Harmel dit
qu'elle est « une association d'individus de la même
profession formée pour atteindre un but
commun »8(*) et, à la question pourquoi donne-t-il
le nom de corporation à l'oeuvre qu'il réalise au Val-des-Bois,
il répond : « Parce que nous n'en connaissons pas
d'autres pour exprimer notre organisation. »9(*) Selon lui, seule la
corporation correspond à l'organisation pour assurer la paix et la
justice sociale qu'il essaye de faire naitre au Val. Elle ne pouvait pas
être « un instrument de puissance et de profit pour les
patrons ». En effet pour l'industriel du Val, l'oeuvre qu'il
mène, s'inspire profondément de la corporation. Surtout comme il
le rappelle, la corporation organisée au
XVe siècle, celle du début qui mérite
d'être une source d'inspiration pour lui. Par la suite, l'institution du
début se transforma et certaines dérives apparurent. La
référence à la corporation du
XVe siècle est aussi fondée sur l'idéal
dont il se fait du moyen âge, cette période de l'histoire qui
était l'époque par excellence de la chrétienté. En
la matière, il n'est pas le seul à défendre le
modèle d'organisation sociale que constitue la corporation pour l'Ancien
Régime. Les corporations offrent en effet plusieurs avantages d'ailleurs
mis en exergue par plusieurs auteurs.
Janet Horne affirme qu'elles « ont
constitué l'une des bases de l'ordre social de l'Ancien Régime,
en apportant leur protection et leur encadrement à toutes sortes de
relations quotidiennes qui lient les individus les uns aux
autres »10(*). Ainsi on peut voir dans ces corporations un
réseau d'entraide se former entre les gens de même métiers
pour se prémunir contre les risques de l'existence tels la maladie, les
accidents de travail et même le décès de l'un des membres.
En cela, elles remplissent une fonction sociale inespérée dans un
contexte social où l'assistance publique est défaillante et
l'assurance chômage inexistante. Cette aide apportée par les
corporations est donc d'un grand secours pour les plus modestes.
De plus, dans le cadre de relations professionnelles, les
règles dans les corporations apparaissent comme de véritables
« codes du travail » avant la lettre et certains auteurs
n'hésitent pas à mettre en avant le cadre corporatif
« où les obligations tant personnelles que réelles
des Seigneurs avec leurs hommes sont définies par les chartes et
coutumes »11(*). Leur action dans la société
est donc des plus louables et participent à éviter
l'interventionnisme étatique, le rôle de l'État se limitant
strictement à un rôle de police pour sanctionner les règles
édictés au sein des corporations et qui sont violés. Car
bien évidemment, il existe des défaillances au sein des
corporations mais toutes ces défaillances sont sanctionnées par
une réglementation rigoureuse car tous les métiers disposent de
statuts et chaque corporation est doublée d'une confrérie avec
ses statuts et ses fêtes12(*). Les catholiques sociaux, courant auxquels
appartient Léon Harmel, saluent dans les corporations les relations de
solidarité qui y existent entre l'apprenti et son maître. Il n'est
pas rare de voir de touchants exemples de la solidarité qui existent
entre le propriétaire et son tenancier, entre le maitre et l'apprenti
puisqu'ils sont tous très attachés à la
famille13(*) . La vie dans ces communautés est
orientée vers l'homme qui est le centre d'intérêt et de
convergence de toute l'activité économique. Conception
très éloignée du libéralisme qui fait la promotion
de l'individualisme et qui veut donc détruire tous les groupes
intermédiaires dans la société française post
révolutionnaire car ceux-ci sont suspectés par les
révolutionnaires de porter les germes d'une réaction
féodale.
Au niveau professionnel toujours, l'un des objectifs de la
corporation est de réguler « l'organisation de
l'accès au métier et à la qualification dans le
métier »14(*). En effet les métiers sont
très hiérarchisés. Au sommet de la hiérarchie, il y
a les maitres ou les patrons. Leur nombre est également limité
dans chaque métier et dans chaque ville. Pour accéder à la
maîtrise, il faut accomplir les stages d'apprenti et de compagnon, puis
prouver ses qualités professionnelles en réalisant un chef
d'oeuvre. Ainsi à terme, l'apprenti peut devenir propriétaire et
être récompensé pour les efforts fournis. La suppression
des corporations loin d'être un grand bien, va donc avoir des
conséquences désastreuses sur la société
française, des conséquences bien au-delà du domaine
circonscrit par les règles régissant le travail et le
commerce15(*).
* 8 HARMEL
(L.), Manuel de corporation chrétienne, Tours, Alfred Mame et
Fils, 1877, p. 167.
* 9
Ibid.
* 10 HORNE
(J.), Le musée social : Aux origines de l'État
Providence, Belin, 2004, p. 74.
* 11 LE
PLAY (F.), La reforme sociale en France, Tours, Alfred Mame et Fils,
1874, p. 46.
* 12 BIGOT
(P.), La doctrine sociale de l'Église, Paris, PUF, 1964,
p. 111.
* 13
Ibid.
* 14
VERKINDT (P.-Y.), « Sécurité professionnelle,
Sécurité sociale, sécurité sociale
professionnelle : Quelques gammes autour de trois expressions »,
Droit social, 2011, p. 1300.
* 15
SIEGFRIED, HENRY (K.), Neymark, Société des Industriels, Les
retraites ouvrières et la mutualité, Paris, Librairie
Guillaumin et Cie, 1905, p. 91.
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