SECTION II. LA DÉMOCRATIE
CHRÉTIENNE : LE REMÈDE ANTISOCIALISTE DE LÉON
HARMEL AU MOUVEMENT OUVRIER
La démocratie chrétienne nait de l'intervention
du pape Léon XIII de son vrai nom Gioacchino Pecchi dans le domaine
politique par le biais de l'encyclique Inter Sollicitudines qui
appelle au ralliement des catholiques à la République. Elle
élargit le champ d'action ouvert aux membres de l'Église et les
pousse à s'y engager. Plusieurs mouvements naissent à la suite de
cet appel114(*). En France, Léon Harmel se fait le
champion de la démocratie chrétienne car elle répond pour
lui à deux objectifs qui lui tiennent à coeur : dynamiser le
catholicisme social en perte de vitesse (§ 1) et lutter contre
le socialisme, son ennemi de toujours (§ 2).
§ 1. Une
tentative pour dynamiser le catholicisme social en perte de vitesse
Dans les années 1880, le catholicisme social perd
du terrain face au Socialisme115(*). Cette perte se constate dans le
déclin de l'oeuvre des cercles catholiques d'ouvriers qui est l'oeuvre
du catholicisme social ayant eut le plus de retentissement (A). Face
à ce constat, Léon Harmel se charge de faire évoluer le
catholicisme social vers plus de démocratie. Il fera donc la transition
avec la « démocratie chrétienne » pour
aborder une approche nouvelle face au monde ouvrier (B).
A. Un constat :
la perte de vitesse de l'oeuvre des cercles catholiques ouvriers
Les oeuvres issues du catholicisme social en
général ralentissent dans la classe ouvrière mais nous ne
pourrons pas analyser le phénomène dans son ensemble. Aussi, il
nous importera de fixer notre regard sur l'oeuvre la plus féconde de ce
mouvement pour apprécier le phénomène dans sa
globalité.
L'oeuvre des cercles catholiques d'ouvriers est fondée
en 1871 par Maurice Maigen et deux officiers royalistes Albert de Mun et
René de la Tour du Pin. Ils se sont faits le serment de ramener la
classe ouvrière au bien être matériel et a la
moralité chrétienne après avoir été choque
par l'épisode de la Commune de Paris116(*). Les deux officiers
royalistes vont donc assigner à cette oeuvre le rôle de provoquer
l'entente pacifique des riches et des pauvres afin que le peuple soit instruit
et soit éduqué117(*). La christianisation du monde ouvrier passe
selon eux par les classes dirigeantes, le mouvement doit donc partir du haut
vers le bas. Les classes dirigeantes aisées sont appelées
à honorer leur devoir envers les pauvres. Les riches ne doivent pas se
montrer durs et hautains envers les indigents car le superflu appartient aux
nécessiteux. Cette responsabilisation de la classe dirigeante quant
à la réchristianisation du milieu ouvrier se justifie par la
méconnaissance par le clergé du monde ouvrier118(*). Il s'en remet
ainsi aux patrons chrétiens pour bâtir cette oeuvre.
L'oeuvre des cercles catholiques ouvriers s'inscrit à
ce titre dans la droite ligne du catholicisme social avec son idée de la
collaboration des classes. C'est pourquoi Léon Harmel y adhère
plus tard.
Durant les premières années de sa
création l'oeuvre connait un franc succès. De l'avis d'Albert de
Mun on en compte 130 comités, 150 cercles, 18 000 membres
dont 15 000 ouvriers en 1975 soit quatre ans après sa
création119(*). Ce succès est dû au fait que
la classe ouvrière trouve un réconfort dans les cercles. Il s'y
exerce un sorte de patronage qui n'est pas fait pour lui déplaire qui
durant cette période de crise économique vit une situation
précaire et les oeuvres paternalistes promues au sein des cercles
gagnent leur enthousiasme. Elle dépasse toutes les attentes.
Toutefois après cette période de succès,
l'oeuvre des cercles commence à décliner au milieu des
années 1880 et cela est dû à plusieurs raisons.
La première est le fait que les ouvriers commencent
à se lasser de l'attitude paternaliste presqu'infantilisante qui a cours
dans les cercles. Les temps ont changé et le paternalisme
apprécié par le passé ne l'est plus à cette
époque où les mouvements socialistes gagnent les foules. Et
l'analyse de Léon Harmel sur ce point nous parait très juste.
Dans une lettre qu'il adresse à un industriel du Nord, il relève
ceci : « À Lille et à Roubaix se forment des
syndicats purement ouvriers parce que (à tort sans doute) ils ne
trouvent pas assez de régularité et de liberté dans les
syndicats mixtes. »120(*).
Les syndicats mixtes sont les syndicats qui voient en leur
sein la présence du capital et du travail c'est-à-dire des
patrons et des travailleurs et où les intérêts des patrons
et des ouvriers sont débattus dans une perspective de collaboration de
classe. Ils diffèrent des syndicats séparés qui sont soit
des syndicats de patrons, soit des syndicats d'ouvriers. Les syndicats
séparés ont la faveur des ouvriers comme le remarque Harmel car
à l'intérieur de ces syndicats, ils se sentent plus libres, plus
responsables. Chose qu'ils ne ressentent plus à l'intérieur des
syndicats mixtes tels ceux prônés par l'oeuvre des cercles. Les
ouvriers vont donc peu à peu déserter les cercles catholiques
d'ouvriers pour se retrouver dans des syndicats purement ouvriers.
Un autre auteur partage le point de l'industriel du Val sur
les raisons du déclin de l'oeuvre des cercles catholiques ouvriers, il
s'agit de Pareto. Analysant les systèmes socialistes,
l'économiste italien remarque que dans les systèmes socialistes,
les ouvriers ont la sensation d'être des hommes libres ce qui n'est pas
le cas dans les oeuvres des chrétiens sociaux en général
et des catholiques sociaux en particulier. Dans ces oeuvres, les ouvriers ont
le sentiment qu'ils sont continuellement diminués par l'activité
envahissante des chefs121(*). N'est ce pas les mêmes patrons
décriés par Harmel qui les qualifient de
« gouverneurs », de « petits
Louis XIV » dans leurs usines, dont « la main
écrase tout », qu'on trouve dans les cercles ? Dans
ces circonstances, les conditions d'épanouissement de la classe
ouvrière ne peuvent pas être réunies.
Les ouvriers plébiscitent ainsi les syndicats purement
ouvriers ou socialistes où ils peuvent faire valoir ensembles les
intérêts de leur classes, surtout que dans les syndicats
socialistes ils sont éduqués sur leurs droits et en partie sur
leur devoirs, ils s'organisent pour qu'ils soient prêts à la
grève, à la résistance. Chose qu'ils ignorent dans les
cercles catholiques où on ne leur sert que des sermons sur la
moralité et la religion122(*).
Face au péril socialiste, Léon Harmel comprend
la nécessité d'aborder une nouvelle approche face aux ouvriers.
Il se charge donc de faire évoluer le catholicisme social vers la
démocratie chrétienne pour mieux répondre à
l'attente du peuple ouvrier.
* 114
DUBOST (M.), LALANNE (S.), Le nouveau Theo : livre III, l'histoire de
l'Église, Paris, Mame, 2009, p. 86.
* 115
Christianisme et monde ouvrier, p. 267.
* 116
GALLAND (O.), LOUIS (M-L.), Jeunes en transit : l'aventure
ambigüe des foyers de jeunes travailleurs, Paris, Paris, Les
Éditions Ouvrières, Economie et humanisme, 1984, p. 19.
* 117
FAYET-SCRIBE(S.), Associations féminines et catholicisme :
XIXe-XXe siècle, Paris, Les Éditions ouvrières, 1990,
p. 73.
* 118
Christianisme et monde ouvrier, p. 234.
* 119
FAYET-SCRIBE (S.), ibid., p. 73.
* 120
HARMEL (L.) cité in TRIMOUILLE (P.), op. cit., p. 125.
* 121
PARETO (V.), OEuvres complètes tome V : les systèmes
socialistes, Genève, Librairie Droz, 1978, p. 160.
* 122
PARETO (V.), ibid., p. 260.
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