ii) La mondialisation, porteuse d'une potentielle
uniformisation des pratiques alimentaires - résistances et limites
Depuis environ cinquante ans, les frontières entre les
pays ainsi que les distances se sont effacées pour laisser place
à un champ de découvertes en termes de culture, de langues et de
traditions, mûr à la récolte. La mondialisation occupe
désormais une place prépondérante au sein de la
société, apportant avec elle des opportunités
d'échanges, non seulement commerciales, mais aussi interculturelles et
culinaires. Il va de soi que ce phénomène a largement
modifié nos comportements alimentaires et que
l'américanisation de notre alimentation est devenue une
réalité planétaire. Aujourd'hui, dans toutes les grandes
villes du monde, ce modèle alimentaire dominant est principalement
symbolisé par le hamburger. Mais nous pourrions alors nous interroger :
cette « McDonaldisation » ne renvoie-t-elle pas davantage à
une recherche de praticité et de rapidité, plutôt
qu'à une uniformisation des goûts alimentaires ? Le succès
des aliments mondialisés et standardisés repose surtout sur leur
utilité face aux attentes des consommateurs urbains et le mode de vie
exigé par notre société actuelle. Il est vrai que d'autres
cuisines sont tout aussi omniprésentes, parmi elles les sushis, les
pizzas ou les kebabs, et sont autant d'outils qui influencent les coutumes
locales.
Comme nous l'avons vu précédemment, bien que les
deux pays à l'étude divergent dans leur rapport à
l'alimentation, force est de constater que les deux cuisines
s'exportent mutuellement. Depuis les années 1980, la
France a vu arriver en masse sur son territoire des chaînes de
restauration américaines et a été confronté
à l'influence grandissante du mode de vie
étasunien, à la fois politique, culturelle, linguistique
et notamment culinaire. Ainsi, dans une même rue parisienne se
côtoient des bistrots typiquement français dont les cartes
proposent des mets purement traditionnels, et quelques numéros plus
loin, un diner américain servant hamburgers,
20
milkshakes et hot-dogs, ou encore l'un des 1 300 restaurants
McDonald's installés sur le sol français. Cette
américanisation culinaire est d'ailleurs très bien accueillie en
France, accompagnée par un désir d'adopter ce mode de vie de plus
en plus en vogue. Selon Anne-Claire Paré, directrice du cabinet de
tendances et marketing Bento : « Les produits US se portent très
bien, car ils allient la redécouverte de traditions culinaires - souvent
européennes - avec une grande modernité d'usage. Ils sont et
créent la tendance ». Désormais, les industriels
français suivent cet effet de mode pour répondre à une
demande toujours plus croissante de mets américanisés, en
multipliant les lancements de produits typiques du pays,
agrémentés d'une touche française. À titre
d'exemple, les ventes de pains à hamburger ne cessent d'augmenter
d'année en année (+15% en 2013), incitant l'entreprise Jacquet
à proposer de nouveaux pains nommés Brasserie Burger. De
plus, l'adaptation des recettes McDonald's en France, comme nous l'avons
évoqué plus haut, devient monnaie courante. L'apparition de
hamburgers garnis de fromage de chèvre ou de fromage bleu
témoigne du besoin d'adapter ces recettes au
marché français et aux systèmes de goûts existants.
L'ouvrage de l'enseignant chercheur Gilles Fumey27
a été particulièrement enrichissant sur ce point. Il
explique que, même si les aliments circulent librement entre les pays,
chacun va les réinterpréter pour qu'ils
correspondent aux goûts locaux, une étape nécessaire pour
contrer l'échec d'une adoption éventuelle par les populations.
Mais cela ne sera pas suffisant. Du fait de l'ancrage des systèmes
culinaires et alimentaires dans les cultures, c'est une question de temps
lorsqu'il s'agit de changer les habitudes. À titre indicatif, la cuisine
ne changera au sein des familles d'immigrés qu'au bout de trois
générations.
Qu'en est-il de l'autre côté de l'Atlantique ?
Certes la gastronomie française s'est bien exportée sur le sol
américain, mais dans une moindre mesure. Grâce à son image
véhiculant une cuisine saine et raffinée, notre gastronomie
attire désormais de plus en plus d'adeptes et encourage des
restaurateurs américains à s'approprier notre
cuisine. C'est le cas notamment à San Francisco où se
sont implantés, à partir de 1998, une quinzaine de restaurants
français haut de gamme. L'article des Échos intitulé
États-Unis : le grand retour de la cuisine française - San
Francisco donne le ton. Le business prend le
relais28 met en avant le désir naissant
de certains Américains de découvrir la bonne cuisine à la
française. Selon Erica Gruen, présidente de la chaîne de
télévision Food Network : « La nourriture n'est plus
simplement quelque chose qui se mange, c'est aussi devenu une source de
divertissement et d'enrichissement
27 FUMEY Gilles, La
mondialisation de l'alimentation
28 Boulet Marie-Dominique,
États-Unis : le grand retour de la cuisine française
21
culturel. » Grâce au tourisme, les
Américains accumulent toujours plus d'expériences culinaires et
se montrent plus attentifs au contenu de leurs assiettes. La chef
américaine renommée des années 1960 Julia Child dans son
livre de recette Mastering the Art of French Cooking avait d'ailleurs
joué un rôle déterminant dans la reconnaissance de la
cuisine française à travers le pays. Grâce à Child,
cette cuisine, jusque-là réservée à l'élite,
s'est démocratisée et est devenue accessible à la classe
moyenne. Aujourd'hui, de plus en plus de chefs français viennent
poser leurs casseroles outre-Atlantique pour faire
connaître et partager leur savoir-faire gastronomique, de New York
à Los Angeles en passant par Chicago ou Seattle. Malgré une
« fracture alimentaire » apparente entre les deux populations,
chacune possédant un contexte historique culinaire propre, des recettes
de chaque pays garnissent désormais les assiettes de part et d'autre de
l'Atlantique et parviennent à se faire une place à table
ensemble.
Cependant, il convient de s'interroger : cette propagation de
cuisines venues d'ailleurs, si elle devient trop envahissante, pourrait-elle
à terme contribuer à homogénéiser nos goûts
alimentaires ? « Le monde semble s'homogénéiser au fur et
à mesure que les processus de globalisation assurent son unité.
Passe encore que les marchés des biens et des capitaux connaissent une
intégration croissante. Mais est-il acceptable que celle-ci concerne
également ce qu'il est convenu de nommer la `culture', au risque de
compromettre son `authenticité' ? » s'interroge
Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS dans son ouvrage
Vers un monde unique ? Comme nous l'avons déjà
mentionné, les voyages et les occasions de goûter à des
produits non autochtones ont élargi notre horizon culinaire, mais
jusqu'à quel point ? En réalité, l'uniformisation
alimentaire, au niveau mondial, semble très improbable, simplement du
fait de la disparité économique entre les pays et
l'accessibilité à une gamme infinie de produits rendue difficile
par la situation géographique et ou par le manque de ressources locales.
Ce que nous appelons ici uniformisation alimentaire ne peut s'appliquer
qu'à des nations possédant une culture assez proche et un niveau
de vie similaire. Dans ce contexte, la standardisation de nos pratiques
alimentaires semble envisageable, dans la mesure où elle pourrait,
à terme, remplacer partiellement nos plats traditionnels et
homogénéiser nos goûts.
Mais qu'en est-il vraiment ? Pourquoi la majorité des
Américains continuent-ils à s'alimenter de façon peu
équilibrée ? Pourquoi a-t-on tendance en France à
résister à cette vague envahissante de restaurants de type
fast-food ? Selon l'historien des pratiques culinaires Patrick
Rambourg29, nul ne peut ignorer le monde
uniformisé dans
29 Entretien avec Patrick Rambourg
par l'IRIS. Géopolitique de la cuisine, 16 octobre 2015
22
lequel nous vivons, notamment depuis la diffusion et
l'exportation mondiale de produits alimentaires identiques. Toutefois, des
différences entre les pays se font encore ressentir. En France par
exemple, la population garde un repas très codifié alors
qu'ailleurs, c'est tout autre chose. De cette façon, nous assistons
à la fois à une uniformisation des produits alimentaires
standardisés et à une certaine forme de
résistance des cultures alimentaire. L'identité
culinaire reste donc un marqueur important pour la reconnaissance de
l'identité culturelle.
Aujourd'hui, nous observons que dans l'Hexagone, plus que
jamais, les cuisines régionales tentent de se démarquer
de façon à conserver leur singularité. Ces
cuisines traditionnelles agissent comme une garantie d'authenticité et
restent des repères sociaux et
identitaires. Depuis 2003, l'UNESCO a créé la
notion de patrimoine culturel immatériel, où les cultures
alimentaires nationales et régionales occupent une place
légitime, l'objectif étant de conserver et de sauvegarder les
traditions héritées de nos ancêtres. La France, pourtant en
proie à l'américanisation, défend de plus en plus son
patrimoine gastronomique. En atteste la création de l'Institut National
de l'Origine et de la Qualité en 1935 qui protège les
appellations d'origine (AOC, AOP et IGP) et le signe national du Label Rouge
dans le but de valoriser les produits régionaux et de protéger la
qualité de leur production. Aujourd'hui, ces produits
labélisés sont de plus en plus plébiscités par les
consomm'acteurs et s'inscrivent dans un mouvement de protection du
terroir français. Cette forme de résistance existe dans
une certaine mesure aux États-Unis, avec quelques produits d'origine
protégée tels que le Tennessee Whiskey ou le jus d'orange de
Floride, mais les labels restent tout de même nettement moins
répandus qu'en France.
Pour conclure, même si la standardisation semble gagner
de plus en plus de terrain, elle ne représente pas forcément une
menace. En effet, nous assistons à un double mouvement, celui de la
« délocalisation et de la relocalisation
de l'alimentation », comme le défini Jean-Pierre
Poulain30. La délocalisation se
caractérise par l'apparition de produits transnationaux et
transculturels, tels que les sodas ou les hamburgers. Mais, face à cet
envahissement se manifeste une attitude de compensation par le biais de
laquelle nous revendiquons des produits très fortement marqués
par une origine géographique ou culturelle, afin de renouer avec une
tradition qui unit les hommes à un terroir ou à un milieu.
30 POULAIN Jean-Pierre.
Sociologie de l'alimentation - les mangeurs de l'espace social
alimentaire
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