Parler de la migration et de l'errance, c'est aussi se pencher
sur les différents espaces migratoires qui se profilent dans le
récit. En effet, la notion d'espace recouvre divers paramètres et
prend dans la littérature de la migration une importance
particulière. Dans Loinde moi-même, Un Tchadien
à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, la
dimension métonymique des espaces s'avère fondamentale. En fait,
les narrateurs semblent mettre davantage l'accent sur l'aspect humain (le
spectacle du monde)plutôt que géographique. Comme le souligne
Henri Lefèvre dans son ouvrage La Production de l'espace,
« c'est à partir du corps que se perçoit et que se
vit l'espace, et qu'il se produit » (LEFEVRE, 2000, p.190). Cela
dit, l'espace est le produit de la société, et c'est dans
l'espace que s'opposent les valeurs à travers les épreuves de
celui-ci. Ainsi, dans une posture de voyeurs, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye nous promènent dans les méandres des
réalités des pays traversés.
Dans son Qu'est-ce que la
littérature ?, Sartre estime que la prose est l'empire des
signes. L'écriture réaliste peut, de ce fait, donner lieu
à des interprétations multiples, car comme il le note,
« le peintre est muet : il vous présente un taudis,
c'est tout ; libre à vous d'y voir ce que vous voulez. [...] Toutes
les pensées, tous les sentiments sont là, agglutinés sur
la toile dans une indifférenciation profonde ; c'est à vous
de choisir... » (SARTRE, 1948, pp.16-17). Dans ce chapitre, nous
mettrons l'accent dans un premier temps sur les modes de présentation
des pays d'accueil parles trois autobiographes, en dégageant les axes
thématiques privilégiés qui ressortent des
évaluations qu'ils font au regard de chaque espace. L'analyse suivant
cette logique aura pour but de déceler le foyer normatif qui oriente ces
écritures autobiographiques qui se veulent réalistes, et mesurer
à l'aune des expériences ce que l'ensemble de ces espaces
symbolise pour chaque autobiographe.
En deuxième lieu, nous nous attèlerons à
décrypter les types d'accueil auxquels Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'Gangbet Kosnaye se sont confrontés. L'espace migratoire étant
pluriel, il sera question pour nous de montrer que l'accueil (bon ou mauvais)
est dépendant de la mentalité de chaque milieu, chaque
groupe, chaque individu; et, la nature de l'insertion sociale (facile ou
difficile) est liée à la capacité du héros-migrant
à s'adapter dans un « milieu étranger ».
I. ESPACES MIGRATOIRES : REGARD ÉVALUATEUR DU
MIGRANT-ERRANT
Dans notre corpus, s'observent plusieurs espaces migratoires.
Ce sont des espaces généralement ouverts puisque Zakaria Fadoul,
Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye font des pérégrinations. Ces
séries de voyage s'accomplissent dans des continents (Afrique, Asie,
Europe) et pays (Cameroun, Nigéria, Niger, Haute-Volta, Côte
d'Ivoire, Congo, Sénégal, Egypte, France, Syrie, Liban),
réels. ? l'intérieur de ces macro espaces, affleurent des micro
espaces tels que l'hôtel, le bar, la mosquée, l'église,
l'école, l'université, le réfectoire, le dortoir des SDF
(sans domiciles fixes), la prison, etc.
Dans leurs errances, les personnages de Loin
demoi-même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien posent un regard sur chaque espace
traversé. ? travers ce regard promené, ils tentent au fil de
leurs récits de comprendre et saisir ces « lieux
étrangers » dans leurs diversités. Daniel-Henri Pageaux
fait remarquer d'ailleurs que « le récit de voyage est un
acte éminemment optimiste et positif qui redit la possibilité et
la volonté du voyageur de regarder l'espace d'autres hommes pour saisir
l'unité de l'esprit humain et la diversité des
sociétés et des solutions de la vie collective »
(Pageaux, 1994, p.32).Cependant, il faut souligner que l'acte de regarder en
soi n'exclut pas « la subjectivité ». Il n'est pas
de ce fait un simple moyen transitif qui ouvre et rend vraisemblable un
récit réaliste, « objectif », mais devient,
selon Philippe Hamon, le point d'affleurement de références
esthétiques à des canons et/ou des normes. Ainsi, il se
dégage de ces trois récits autobiographiques un effort
conséquent d'analyse, d'interprétation et de comparaison des
faits rencontrés lors du séjour ou de la traversée des
espaces migratoires. Ces canons, ces grilles culturelles et ces
catégories esthétiques qui prédéterminent les
relations des migrants-errants de notre corpus avec les spectacles du monde,
sont perceptibles de par les évaluations qu'ils font de ces espaces.
Ces évaluations sont par ailleurs la somme des
appréciations (positives/négatives), des jugements
(subjectifs/objectifs) qui se dégage de la structure de ces
récits autobiographiques. Hamon estime qu'évaluer, c'est
installer et manipuler dans un texte des listes, des échelles, des
normes, des hiérarchies. Il convient de répertorier ici quelques
éléments caractéristiques de l'évaluation
énumérés dans Texte et
idéologie (1984) :
- L'évaluation émane de la relation,
c'est-à-dire la comparaison qu'un narrateur ou que toute autre instance
évaluante, en énoncé, instaure entre l'objet ou le sujet
évalué et la norme qui est à la base de cette
évaluation.
- Le point d'évaluation sur lequel se porte la norme
peut donc porter sur des états (de choses ou personnages) et des actes
(du ou des personnages). De là, la forme de l'évaluation se
détermine par la positivité et/ou la négativité.
- Inscrivant dans le texte un « site »
dont elle attribue une origine et suggère un point de vue,
l'évaluation peut s'appréhender dans l'énoncé, peut
être déléguée aux personnages ou prise en compte par
le narrateur ; elle peut aussi être elliptique (simple comparaison
des choses) ou complexe (comparaison des faisceaux de relation) (Cf. Section
3 : pp.103-228)
L'intérêt de cette situation de
l'évaluation suivant la logique hamonienne, est de nous permettre
d'éviter des égarements dans notre analyse du regard
évaluateur de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye sur les
espaces migratoires. En effet, étant donné que
l'évaluation dans les oeuvres de notre corpus est omniprésente,
pour éviter les descriptions stériles, nous orienterons notre
analyse dans une perspective sémantique afin d'aboutir à des axes
thématiques possibles. Philippe Hamon retrace si bien la
possibilité d'un tel investissement. C'est ainsi qu'il
écrit : « Une évaluation dans un texte, peut
recevoir des formes et des investissements thématiques a priori divers
et multiples... » (Hamon, 1997, p.24).
1. Migrations transafricaines
Par migration transafricaine, nous entendons le
déplacement qui va d'un bout à l'autre de l'Afrique. En effet, si
la problématique de la migration est très souvent perçue
sous l'angle d'un voyage qui mène de l'Afrique vers l'Europe, il
convient de souligner que dans notre corpus, il est d'abord question d'une
migration à l'intérieur du continent africain ;
c'est-à-dire d'un pays africain à l'autre. Ce n'est qu'aux
confins de cette migration qui débouche sur l'errance que Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye traverseront les frontières
africaines pour poursuivre leur aventure. Aussi, le choix pour une migration
transafricaine de la part des autobiographes qui appartiennent à une
époque (le XXe siècle) où l'Europe apparaît aux yeux
de la jeunesse africaine comme « paradis à
conquérir à tout prix », ne peut que se fonder sur des
idéologies bien définies. Ainsi, il ressort de leurs textes
plusieurs raisons pouvant expliquer cette préférence.
Ces raisons sont variables et vont du
général au particulier. Les motivations d'ordre
général sont celles liées aux partenariats que
développent les pays africains suivant les liens coloniaux (colonies
françaises, anglaises, belges...). De là, il s'avère
facile pour les jeunes immigrés d'une « république
soeur » de s'intégrer socialement ou du moins
académiquement, pour ceux dont la motivation est les études.
C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'aller parachever les études, le
choix du cadre ne pose pas problème. ? défaut d'aller en France,
les jeunes issus des colonies françaises se tournent vers l'une de ces
colonies ou vers d'autres, pourvu que leurs pays d'origine et celui d'accueil
aient en commun le français comme langue d'étude. Ainsi, Zakaria
Fadoul, après avoir terminé le parcours scolaire dans son pays le
Tchad, sera destiné, avec ceux de sa promotion, pour l'université
de Kinshasa (Congo). C'est ainsi qu'il écrit : « Nous
venons de quitter le lycée Félix-Eboué de Fort-Lamy. Nous
sommes destinés à l'université de Kinshasa. [...] Tout est
en règle : étudiants d'une République soeur,
officiellement envoyés pour poursuivre les études dans une
République soeur. » (LDMM, p.64). En effet, le Congo
(Kinshasa) est certes une colonie belge mais a pour langue officielle le
français. Dans les phrases de Zakaria Fadoul ci-haut citées, les
termes utilisés font croire que l'immigration des jeunes Tchadiens dans
ce pays était un fait qui entre dans ce que nous pouvons appeler
« norme » ou « logique ». Zakaria
Fadoul utilise volontiers un verbe d'état (`'destiner'') pour
évoquer ce passage qui paraît tout à fait
« naturel » à ses yeux. Il en est de même pour
N'Gangbet Kosnaye dont la migration transafricaine se justifie par les
relations de coopération. Le verbe d'état de Zakaria Fadoul
cède la place chez Kosnaye à l'emploi de la voix passive :
« Il nous est demandé de nous tenir prêts pour
voyager le lendemain matin à 10 heures sur Brazzaville. Nous irons au
Centre de préparation au concours administratif (CPCA) de l'Afrique
équatoriale française (A.E.F) » (TDJT,
pp.110-111). Comme Zakaria Fadoul, N'Gangbet Kosnaye est destiné pour
une école d'une « République soeur ». ?
travers le « Il nous est demandé » de Kosnaye et le
« destiner » de Zakaria Fadoul, il est aisé de
remarquer que la migration transafricaine n'est pas, pour l'Africain, un voyage
vers l'inconnu ; mais un voyage vers le même, susceptible
d'être le différentiel.
En dehors de ces raisons d'ordre général qui se
rattachent au statut diplomatique du pays d'origine, nous observons
quelques-unes qui coexistent avec le goût du personnage. Cela est vrai
des influences culturelle et religieuse qui déterminent le choix de
l'espace migratoire. C'est donc cette dimension culturelle doublée du
religieux qui fonde le choix de Mahamat Hassan. En effet, parce qu'il est
musulman de confession et ancré dans la culture arabe, la vision de
Mahamat Hassan ne se tourne que vers les pays arabes. Ce qu'il trouve
d'ailleurs naturel : « Etant arabophone, je pense
naturellement faire mes études dans un pays arabe et plus
précisément en Egypte. Ce pays nous est très familier
à nous autres, les habitants du Ouaddaï. Nos aînés se
rendent depuis bien longtemps à la célèbre
université d'El-Azhar, parfois même à un âge
avancé. » (UTAA, pp.47-48). Il faut noter que le
Ouaddaï d'où est issu Mahamat Hassan est une région
située au nord-est du Tchad et a pour chef-lieu la ville
d'Abéché. La population de cette région est
majoritairement musulmane et puise sa culture dans la civilisation
arabo-musulmane.
Ces informations ont pour but de justifier non seulement
le choix systématique des espaces migratoires opéré par
Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, mais aussi leurs
prédilections pour certains aspects des spectacles qu'ils rencontrent
lors de leurs errances. En effet, dans les trois textes, le regard que portent
les autobiographessur les pays parcourus relève de la
« subjectivité ». Tout le long de leur errance,
chacun d'eux choisit de rendre compte d'une parcelle de vie d'un espace selon
ses situations du moment ou ses aspirations qui sont très souvent,
l'émanation de ses convictions. Ainsi, bien qu'ils aient parcouru,
à des moments, des endroits semblables, dans une même
période, les « réalités » qu'ils
présentent ne sont quasiment pas les mêmes. Pour saisir le regard
évaluateur de ces migrants-errants sur le continent africain, nous
ferons la part entre le regard sur l'Afrique noire et le regard sur l'Afrique
arabe. Ce découpage, loin d'être tout à fait subjectif, est
dicté par les oeuvres de notre corpus.
1-1- L'Afrique noire
Rappelons une fois de plus que les espaces migratoires dont il
est question dans Loin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien sont des espaces
réels. Il convient dès lors de préciser que les
« réalités » que présentent ces
autobiographes à propos de chaque espace s'inscrivent dans une
époque précise. En effet, pour ce qui est des pays de l'Afrique
noire parcourus, Zakaria Fadoul nous peint le tableau du Sénégal,
du Congo (Kinshasa) et du Cameroun des années 1970. Mahamat Hassan de
même nous promène dans le Cameroun, le Nigeria, le Niger, le Mali
et la Côte d'ivoire des années 1970 ; tandis que Kosnaye
brosse le portrait du Congo (Brazzaville) des années 1950. En racontant
leurs propres expériences, ces autobiographes ont écrit des
livres ancrés dans la vie. Ils sont devenus, de ce fait, des
témoins directs d'une époque aussi récente. Les faits
« marquants » qu'ils évoquent occupent
l'arrière-plan de leurs récits à travers lesquels, les
commentaires des faits, la description des lieux et mentalités par
l'entremise du `'je'' laissent dans l'ombre beaucoup d'autres choses en ne
livrant que l'essentiel.
Dans ces trois récits, nous nous rendons compte que
les narrateurs adoptent a priori un même comportement lorsqu'ils
se trouvent dans un nouvel espace. Cet élément qui leur est
commun est le regard promeneur. Dans Un Tchadien à l'aventure
par exemple, Mahamat Hassan nous livre dès l'incipit de son récit
du Nigéria, le résultat escompté par un oeil
« vigilent », « touristique ». C'est
ainsi qu'il écrit : «Dès mon
entrée dans le territoire nigérian, je suis frappé
d'abord par la densité de la population, ensuite par les routes
goudronnées larges et sans fin. » (UTAA, p.13). Ainsi,
la comparaison s'avère un procédé récurrent dans
ces trois textes autobiographiques. En effet, chaque fois qu'ils se retrouvent
dans un nouvel espace, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye
essaient de faire un rapprochement avec l'espace précédent. De
là, ils dégagent les similitudes et les dissemblances entre ces
lieux. Dans Loin de moi-même, le narrateur compare volontiers
Dakar et Kinshasa : « Dakar, en comparaison de Kinshasa est
une ancienne cité... » (LDMM, p.69). N'Gangbet Kosnaye
quant à lui, en évoquant deux villes : Bongor (Tchad) et
Yagoua (Cameroun), établit une comparaison entre les massa de deux
régions, qu'il considère comme un seul peuple divisé par
la colonisation. Il faut noter que par rapport à Zakaria Fadoul et
N'Gangbet Kosnaye, le mode comparatif est trop accentué chez Mahamat
Hassan. En effet, cela donne à lire une écriture qui se veut
neutre, dénuée de toute analyse et/ou interprétations.Le
narrateur de Un Tchadien à l'aventure se contente très
souvent, durant ses avancées géographiques, de comparer le
« vu » sans jugement de valeur. Par exemple à son
arrivée au Niger après avoir quitté Nigéria, il
note ceci : « Les deux pays ont beaucoup de
caractéristiques communes : même climat sahélien,
faible densité de population, un paysage
semi-désertique... » (UTAA, p. 16). Ou encore,
« L'état des routes ici est déplorable, sans
comparaison possibles avec celles du grand Nigéria. Elles ressemblent
plutôt à celles du Tchad... » (UTAA, ibid.). Les
procédés de comparaison abondent et traduisent les surprises de
Mahamat Hassan en présence des faits qu'il constate :
« Je suis surpris de constater que Niamy comme N'Djaména
sont arrosées par deux fleuves qui se ressemblent en longueur et en
largeur, même si l'un porte le nom de Niger et l'autre de
Chari... » (UTAA, p. 17)
Malgré cette volonté d'objectiver par le recours
à une vision extérieure, l'écriture trahit quand
même la pensée, et le parti pris de l'autobiographe devient
ostensible à travers la structure de son récit. Pour revenir aux
citations précédentes, il est observable que le jugement de
Mahamat Hassan se meut à travers l'implicite, le sous-entendu. Par
exemple en comparant le Niger, le Nigeria et le Tchad, le narrateur fait un
rapprochement entre les trois villes et montre l'écart qu'il y a entre
elles. De là, il note que les routes du Niger et du Tchad, par rapport
à celles du « grand Nigéria » (pour reprendre
ainsi son terme), « sont des routes défoncées,
difficilement praticables pendant la saison sèche et complètement
inaccessibles pendant la saison des pluies. » (UTAA, p. 16). Il
est clair que la manoeuvre de Mahamat Hassan ici vise à montrer que le
Niger et le Tchad, en comparaison du Nigéria, sont des pays
sous-développés, pauvres.
? travers donc ces présentations brutes de faits
(Mahamat Hassan) et les interprétations (N'Gangbet Kosnaye et Zakaria
Fadoul) qui accompagnent ces regards, quelques thèmes peuvent
s'appréhender.
Le religieux est un élément
caractéristique qui se dégage de la présentation des
espaces qui constituent l'Afrique noire dans les oeuvres du corpus. Cependant,
chaque autobiographe n'y voit que du côté de sa
dénomination. Ainsi, pendant que N'Gangbet Kosnaye évoque dans
une perspective comparative les pratiques des protestants du Tchad et ceux du
Congo (Brazzaville) ; chez Zakaria Fadoul et Mahamat Hassan, la question
de l'islam occupe une place importante dans cette géographie de la
migration transafricaine. Chez N'Gangbet Kosnaye, le Congo protestant est moins
contraignant : pas d'interdiction de la danse et bien d'autres
détails, ce qui, selon lui, n'est pas vrai du Tchad protestant qui se
révèle moins libéral, et donc, assez contraignant avec ses
interdits multiples. Zakaria Fadoul quant à lui nous donne à voir
le tableau d'un Sénégal dont la pratique de l'islam franchit le
seuil de l'université pour donner lieu à des associations
musulmanes. Cela va sans compter les attitudes fanatiques qu'il rapporte sous
forme de jugement. En effet, du tout grand Sénégal, Zakaria
Fadoul ne nous donne à voir que sa dimension musulmane. Ce regard
parcellaire découle de l'attachement du narrateur à sa religion.
Ce qui lui pose un problème d'adaptation au milieu universitaire,
où le sacré et le profane (libertinage) se mêlent. Cette
conduite fanatique lui est reprochée par ses amis, il le retrace si
bien : « Mes amis et mes compatriotes vinrent me rendre
visite [...]; d'autres me reprochaientd'être trop porté sur ma
religion, d'être fanatique ; d'autres par contre me
félicitaient d'être un croyant authentique et
fervent » (LDMM, pp.72-73).
Contrairement à Zakaria Fadoul et N'Gangbet
Kosnaye, Mahamat Hassan se place en observateur et présente
plutôt les rapports que l'espace entretient avec une idéologie. De
là, la question religieuse qui se dégage de son regard,
caractérise négativement l'espace évalué. Ainsi, il
pose la religion comme source des conflits, de haine et bien d'autres
problèmes. Dès son entrée au Nigéria, le narrateur
de Un Tchadien à l'aventure prend à témoin le
lecteur en évoquant le phénomène des enfants mendiants
issus des écoles coraniques. C'est ainsi qu'il écrit :
Je profite de mon séjour pour visiter la ville de
Kano. C'est une grande ville avec une forte densité de population !
Ses grands marchés regorgent des biens de toutes sortes. Mais le
phénomène qui me frappe le plus, c'est le nombre
élevé des élèves des écoles coraniques,
âgés de six à seize ans qui, après la classe,
envahissent la ville pour mendier ! ce phénomène existe
certes un peu partout en Afrique mais ici il bat tous les
records. (UTAA, p.15)
Le recours à l'oxymoron (signal d'un espace
évaluatif pluriel) permet à Mahamat Hassan de dissimuler son
penchant pour l'aspect de la scène et de brouiller en même temps
la piste au lecteur. Cela dit, sa position, son jugement par rapport à
la scène en présence ne se laissent pas clairement
appréhendés. Ce qui rend ainsi difficile la tâche aux
lecteurs soucieux de déterminer son idéologie. Dans ce paragraphe
cité, l'espace nigérian donne lieu à deux
évaluations simultanées de la part du personnage-narrateur. Une
première évaluation positive remarquable à travers des
termes comme « grande ville », « forte
densité », « grand marché »,
« biens de toutes sortes » se trouve annulée par
une autre négative collée au même espace, à la
même scène : « nombre
élevé », « envahissent »,
« phénomène »,
« mendier », « bat tous les records ».
Hamon écrit fort à propos de ce genre de construction :
« La meilleure manière de neutraliser encore plus
l'évaluation sur une scène consiste à faire assumer une
scène frappée d'un net signe positif, ou simplement mise en
relief émotivement par un personnage négatif ou par un personnage
qui ne sait ou ne peut ou ne veut interpréter correctement le spectacle
qu'il regarde. » (Hamon, 1997 p.112).
Tout le long de son récit, Mahamat Hassan
témoigne un refus d'interpréter correctement les scènes,
cependant lorsqu'intervient l'analyse, la prise de position devient
systématique : « Cette doctrine (wahhabiyya), il
faut le dire, c'est un islam radical, rigide et intolérant. De ce fait
il rencontre et rencontrera beaucoup d'opposition en Afrique. »
(UTAA, p.24). Pendant son séjour en Côte d'Ivoire, il ne perd pas
du regard la question religieuse. Ainsi, il nous promène dans un univers
où les pratiques de l'islam sont diversifiées et se
développent dans un climat à tempérament conflictuel. Le
narrateur adopte toujours une position neutre malgré son appartenance
(musulman) religieuse, et il se contente de présenter l'état des
choses :
J'ai su par la suite que l'imam et ses disciples
constituent une véritable secte fermée. Ils se nomment
eux-mêmes des `'sunnites'', c'est-à-dire ceux qui suivent
scrupuleusement la voie tracée par le prophète Mohammed, tandis
que les autres musulmans les appellent des wahhabites. Il existe un conflit
aigu entre ces deux courants islamiques qui se haïssent mutuellement.
Chacun d'eux a ses propres mosquées et ses écoles. (UTAA,
p.23).
En dehors de l'aspect religieux qui caractérise les
espaces migratoires de ces trois autobiographes, d'autres faits coexistent et
renforcent l'image qu'en donne le migrant errant. Toujours est-il que ces
réalités ne sont pas des vérités
générales qui doivent fixer définitivement l'image de ces
pays. Ces vécus quotidiens d'une époque se trouvent
morcelés parce qu'orientés et canonisés par des normes qui
régentent les mémoires dans leur sélection des
événements devant constituer le récit.
Ainsi, pour avoir été instituteur et ayant
exercé le métier d'enseignant en Côte d'ivoire, Mahamat
Hassan donne à lire dans Un Tchadien à l'aventure,
l'image d'un pays où la scolarisation n'a aucune structure viable,
où règne l'anarchie académique. Mahamat Hassan fait valoir
son talent de pédagogue et sa position s'appréhende cette fois-ci
clairement. L'anarchie académique à quoi nous faisons allusion,
il le justifie dans son interprétation par le fait que non seulement les
élèves travaillent dans un cadre inapproprié (des
chambres transformées en salle de classe avec un grand nombre
d'élèves tous âges confondus) mais leur programme scolaire
est essentiellement religieux : « le Coran, les Hadith et un
peu de langue arabe » (UTAA, p.25). Plus encore, Mahamat Hassan
remarque que la création d'une école en Côte-d'Ivoire ne
souffre d'aucune procédure. Dès lors, est apte toute personne qui
dispose des moyens permettant de créer. Ainsi, le
« pédagogue » Mahamat Hassan,
désabusé, dresse le constat de l'orientation donnée
à l'éducation en Côte-d'ivoire en particulier et l'Afrique
occidentale de manière générale. C'est ainsi qu'il
écrit : « D'autre part, j'ai constaté qu'en
Afrique occidentale et en particulier en Côte d'ivoire, les Dioula ont
des mobiles très mercantiles : quiconque possède quelques
notions rudimentaires d'arabe se permet d'ouvrir une medrassa pour se faire de
l'argent. Rares sont ceux qui en créent sans caresser l'idée
d'enrichissement » (UTAA, p.28)
En plus du religieux, N'Gangbet Kosnaye quant à
lui présente l'espace africain sous ses traits traditionnels. En effet,
il se dégage de son regard une Afrique des grands mystères. Le
narrateur donne à lire un mode de vie africain axé sur les
croyances occultes, les stéréotypes. Le narrateur retrace
l'itinéraire de son voyage de Doba-Bongor, lors duquel, les passagers
placent leur confiance en un marabout qui déclare pouvoir empêcher
la pluie de tomber pour que s'effectue normalement le voyage :
On ne sait jamais, une mauvaise pluie peut encore
perturber le voyage. Mais un marabout faisant partie du voyage rassure : -
Ne craignez rien. Il ne va plus pleuvoir. La pluie, je l'ai déjà
« attrapée ». [...] On roule. On roule. Tout le
monde souhaite vivement que le marabout ait raison, que sa
« science » réussisse. [...] Des voix
s'élèvent dans le camion pour féliciter le marabout,
vanter sa « puissance ». D'aucuns lui demandent l'endroit
où il habite, afin de le consulter éventuellement. (TDJT,
p.85)
N'Gangbet Kosnaye se contente ici de présenter la
scène sans donner son point de vue sur ce
« miracle » salué par les autres voyageurs. Bien
d'autres faits rapportés par le narrateur de Tribulations d'un jeune
Tchadien justifient la mentalité superstitieuse de l'Africain. Tel
est l'exemple de la population de Holo qui refuse d'admettre que le cuisinier
du commandant soit mort des suites de tuberculose, et préfère
chercher la main qui pourraît être derrière cette
mort : « Au village, tout le monde parle du poison, car,
dit-on, beaucoup de gens le jalousaient à cause de la situation
exceptionnelle que vous lui aviez faites » (TDJT, p.97). Tel est
aussi l'attitude de ce commerçant (voyageant dans le même avion
que Kosnaye en direction du Congo) qui refuse l'explication selon laquelle les
secousses de l'avion sont dues au passage au-dessus de l'équateur mais
préfère croire que l'avion traverse un espace hanté:
« Pour lui, il est sûr que cet endroit est hanté par
les mauvais esprits, contrairement aux Blancs qui en donnent une explication
bizarre et difficile à comprendre » (TDJT, p.111). Il y a
à ce niveau une prise de position implicite du narrateur. En effet,
N'Gangbet Kosnaye donne à voir deux modes de visions : celle des
Africains axée sur l'irrationnel et celle des Blancs qui se veut
rationnel ; puis s'en suit une évaluation qui neutralise la
deuxième vision en la qualifiant de « bizarre » et
« difficile à comprendre ».
Du reste, en posant un regard sur l'Afrique des
années 1950, N'Gangbet Kosnaye n'a pas manqué de brosser le
tableau de la colonisation qui, en cette période, constitue le
référentiel du continent africain. L'image qui découle de
ce regard est celle d'une Afrique ayant subi les abus du colonialisme. En
effet, il donne à voir ainsi un espace où tout est permis pour
les Blancs. Il relate de ce fait, le vécu des femmes de la
période coloniale qui servent d'objet sexuel pour les Blancs qui les
abandonnent à la fin de leurs séjours en Afrique. C'est le cas de
Halimé, cette négresse livrée au commandant du cercle
dès l'âge de 14 ans. C'est dans un accent pathétique
qu'elle se confie à Kosnaye : « Il y a tellement
d'étrangers qui abandonnent nos soeurs avec des enfants sur les bras. Le
commandant, qui est actuellement avec moi, va m'abandonner quand il partira en
France, peut-être même avec un enfant. Et dire qu'il m'a
dotée quand je n'avais que 14 ans ! » (TDJT,
p.124)
Si les évaluations dans Tribulations d'un
jeune Tchadien s'inscrivent dans le cadre général des
réalités africaines, il convient de faire remarquer que dans
Un Tchadien à l'aventure et Loin de moi-même,
certains faits sont spécifiques aux pays évalués. Cela est
vrai des évaluations de Mahamat Hassan analysées
précédemment. En sus des traits communs déjà
évoqués, Zakaria Fadoul fait une large place à l'espace
camerounais qu'il peint négativement.
En effet, à travers son récit, l'espace
camerounais est perçu comme un espace négatif, un espace
où règnent l'injustice, la corruption, l'anarchie, le
népotisme, le chômage ; un espace où le droit n'est
que formel. Ces jugements de Zakaria Fadoul découlent de ses contacts
avec les personnes qu'il a rencontrées lors de son errance à
travers ce pays. De là, ses multiples confrontations avec les policiers
lui ont permis de les qualifier de sans foi ni loi, sans
compétence : « La police d'Ebolowa est
incompétente... » (LDMM, p.137). Aussi, les scènes
de « brimades » qui s'étaient offertes à sa
vue ont contribué à former l'image d'un Cameroun marqué du
sceau de la « ruse » et de la
« mégalomanie » qui, naissent de
l'anarchie : « Des hommes arrêtés parce
qu'ils manquent de moyens de subsistance, des policiers qui s'éclipsent
les uns derrière les autres, des ricanements énervants, un monde
où chacun se croit le chef, un monde où chacun expérimente
son petit savoir . [...] Suis-je dans un pays où il est interdit de
crier : `'j'ai faim'' ou ''j'ai soif'' ?» (LDMM,
p.127-128). Dans cet espace camerounais ouvert, Zakaria Fadoul nous
promène dans la prison, un espace clos qu'il décrit comme
étant un État à part entière se trouvant dans un
autre État qui serait le Cameroun. Il montre de ce fait que c'est un
espace dans lequel s'organise une gigantesque mafia : un espace où
policiers et bandits se vendent les mèches. Étant dans une
cellule de prison, Zakaria Fadoul à qui les anciens prisonniers ont
refusé la « nourriture » journalière, crie
injustice et appelle au secours un policier « Mais à
peine le policier veut-il ouvrir la bouche que le prétendu chef lui
parle dans son dialecte et finalement le policier s'en va fermant la porte de
la même façon que précédemment. Quelle collusion y
a-t-il entre les policiers et les prisonniers ? » (LDMM,
p.133). Ces interrogations répétitives traduisent
l'étonnement du narrateur qui semble être pris dans
l'impossibilité de trouver des mots justes pouvant décrire et/ou
interpréter certaines scènes.
Aussi, pendant son séjour au Cameroun, Zakaria Fadoul
n'a pas manqué de porter un regard sur la question de l'emploi. De
là, il se dégage une autre image de l'espace camerounais,
caractérisé cette fois-ci par le chômage des jeunes. En
effet, le narrateur de Loin de moi-même fait un zoom sur les
diplômés qui pullulent devant les bureaux à la recherche du
travail. Cette réalité, il la découvre lorsqu'il se rend,
le 3 septembre, au Bureau Provincial de la main d'oeuvre de Yaoundé,
dans le but de chercher un emploi pour subvenir à ses besoins :
Il y avait là tout un monde de
chômeurs. Des jeunes actifs remplissaient le bureau, chacun se demandant
de quel côté la Providence serait un jour bénéfique.
Je me mêle à eux. Mais ce Bureau n'a pas d'emplois et il faut
attendre des jours pour que l'on fasse une offre pour un cuisinier ou pour un
menuisier ! Alors les jeunes se précipitent sur la fenêtre
bienfaitrice tendant leurs papiers. Si quelque voiture de diplomate stationne
ils se concentrent autour et attendent avec un oeil de vautour(LDMM,
pp.109-110)
L'évaluation de Zakaria Fadoul ici s'illustre par une
caricature des personnages évalués. Aussi, le paradoxe demeure
moins absent dans l'énoncé ci-haut cité :
« des jeunes actifs » attendant malheureusement et
passivement, « avec un oeil de vautour ». De là,
nous ne sommes pas loin de la technique narrative de Mahamat Hassan.
? rapprocher de près ces fragments de tableaux
définissant l'espace camerounais dans Loin de moi-même,
nous sommes tentés d'affirmer que les premières images
présentées (celles de la corruption, de l'injustice, de la ruse,
de l'arnaque, du vol, etc.) seraient la conséquence de celle
évoquée en dernier : le chômage.
Il convient aussi de signaler au passage que Mahamat
Hassan n'a certes pas séjourné au Cameroun, mais il se
dégage de son texte une perception de cet espace. Cette perception est
celle du Cameroun comme espace de refuge pour les Tchadiens que la guerre
contraint à l'exil. C'est ainsi qu'il écrit :
« Les habitants de N'djaména fuient leur ville comme un
volcan pour se réfugier de l'autre côté du fleuve, à
Kousseri, au Cameroun » (UTAA, p.97).
Il est à retenir que dans leurs
évaluations des pays de l'Afrique noire, les autobiographes du corpus
ont tous mis l'accent sur la question religieuse. Cependant, chacun d'eux n'a
porté son regard que sur sa dénomination. En sus du religieux,
Mahamat Hassan a abordé la question de l'éducation en Côte
d'Ivoire. Kosnaye, lui, présente le tableau d'une Afrique noire
caractérisée par des superstitions et des
stéréotypes, puis aborde la problématique de la
colonisation dans cet espace en évoquant ses abus, et
particulièrement les abus dont les femmes sont victimes. Zakaria Fadoul
quant à lui exhibe le vécu de l'espace camerounais à
travers lequel se dégage une image sombre et négative.
Nous pouvons retenir de ce qui suit que la vie en Afrique
noire est difficile, voire impossible. D'où, la nécessité
de continuer l'errance dans l'espoir de trouver une terre à la fois plus
accueillante et moins ingrate. Les images sont essentiellement
négatives, et le migrant est conduit à l'errance pour
nécessité de survie. Se trouvant loin de chez lui et de
lui-même, le jeune Tchadien à l'aventure est confronté aux
tribulations.Il traverse des pays, découvre le monde dans sa
diversité et tente de le saisir dans sa complexité. Dans cette
course effrénée, l'Afrique arabe non plus, n'a pas manqué
de l'attirer.
1-2- L'Afrique arabe
Signalons d'entrée de jeu que Mahamat Hassan est
le seul autobiographe parmi ceux du corpus à avoir parcouru l'espace
nord-africain. Il faut aussi préciser que dans Un Tchadien à
l'aventure, l'Égypte est le seul pays de l'Afrique du Nord ayant
servi de cadre migratoire. Dans le récit de Mahamat Hassan, il se
dégage une perception double de l'Egypte : négative et
positive. Le narrateur nous présente tout d'abord l'Égyptien
comme un beau parleur : « Les Egyptiens sont de beaux
parleurs. Ils ont le verbe facile et l'expression aussi... »
(UTAA, p.53). Ensuite, l'Égypte qui s'offre au regard de Mahamat Hassan
dès son arrivée est celle où règne la corruption.
En effet, il retrace la scène de leur descente à
l'aéroport du Caire où une américaine qui n'est pas en
règle corrompt les agents de sécurité pour passer, au
grand dam d'autres passagers se trouvant dans la même situation. Mahamat
Hassan se dit surpris par ce geste de
« partialité ». Il note : « Une
Américaine qui se tient à mes côtés pleure en
silence. Elle n'est même pas vaccinée. Son mari, qui est venu
l'accueillir, engage des pourparlers avec les agents du service sanitaire qui,
à ma grande surprise, la laissent passer. Je crois comprendre ce qu'ils
cherchent » (UTAA, p.50)
En dépit de ces évaluations
négatives de l'Égyptien et de son espace, Mahamat Hassan estime
que l'Égypte est après tout un pays de
« liberté », du « permis », de
« plaisirs et loisirs » ; un pays où
« il fait bon vivre ». Ce jugement du narrateur
émane des constats et des expériences. En effet, il constate un
nombre important de ressortissants de la péninsule arabe dont la
présence en Égypte est motivée par le fait de pouvoir
jouir de la liberté (dans le sens large du terme), de pouvoir
échapper aux interdits de l'islam en vigueur dans leur pays. Comme
à son accoutumé, Mahamat Hassan manifeste un sentiment de
surprise au vu du spectacle, avant d'essayer d'y trouver justification plus
tard. C'est ainsi qu'il écrit :
A l'aéroport du Caire je suis surpris par le nombre
de ressortissants de la péninsule arabique qui s'y trouvent, la
tête coiffée d'un mouchoir blanc et entourée par le
traditionnel cordon noir. Je me demande ce qu'ils font en si grand nombre mais
j'ai eu la réponse plus tard : ils viennent ici passer les
vacances. Le Caire leur offre tous les plaisirs et les loisirs d'un monde
moderne alors que chez eux tout est prohibé, même le simple regard
d'une femme. Ils se permettent ici tout ce qui leur est interdit là-bas
au nom de l'islam.(UTAA, p.49)
L'Égypte apparaît de ce fait non seulement
comme un lieu d'épanouissement mais aussi de rencontre et de la
diversité culturelle. Si l'épanouissement de l'immigré
s'accomplit grâce aux possibilités qu'offre l'espace, le
patrimoine égyptien est ce qui attire nombre d'immigrés
(touristes) créant ainsi ladite diversité. Dans Un Tchadien
à l'aventure, l'image dominante de l'Égypte est celle d'un
espace touristique. Mahamat Hassan retrace dans son récit ses rencontres
avec diverses personnes, nationalité et race confondues, venues dans le
but de découvrir les « merveilles de ce pays ». Ces
merveilles égyptiennes sont donc les pyramides bâties par les
pharaons ; ce sont aussi les momies : ces corps des rois morts depuis
des milliers d'années mais qui restent conservés grâce
à des techniques médicales propres aux Pharaons. C'est donc cet
art et cette science légués par les ancêtres des
Égyptiens qui, selon le narrateur, drainent tout un monde vers ce
milieu. Mahamat Hassan dont le projet de départ reposait en partie sur
l'envie de découvrir les chefs-d'oeuvre égyptiens, ne pourra que
donner cette image pompeuse d'un espace touristique inégalable. Dans ses
expressions retraçant les étapes de sa visite du site
pharaonique, le procédé comparatif perd sa place, donnant lieu
à un lexique exprimant la surprise et l'extase, mêlées
à l'étonnement :
Lorsque je débouche dans la salle
réservée aux momies, je trouve celle-ci bondée de
touristes de toutes nationalités. C'est encore l'une des merveilles de
l'Egypte pharaonique ! Les Egyptiens, par une technique qui leur
était propre et demeure jusqu'ici inconnue, ont su conserver les corps
de leurs rois morts pendant des milliers d'années. Le guide dit :
`'C'est la momie de Ramsès II, elle a deux mille ans''. Et là,
vous observez un corps maigre, la peau collée sur les os, mais intact.
Sans le rappel du guide, vous croiriez qu'il est mort voilà à
peine trois mois. Etonnant et mystérieux procédé
médical ! Une touriste française d'un âge
avancé, pousse un soupir tout près de moi :
- Oh, mon Dieu ! dit-elle toute émue, j'ai
fait le tour du monde, mais je n'ai jamais vu des choses pareilles.(UTAA,
p.55)
Il est donc à retenir du regard évaluateur
que l'Égypte, malgré la corruption perceptible au premier abord,
est davantage un espace viable, attrayant et ouvert. Mahamat Hassan la
présente de manière laudative. C'est un cadre touristique
authentique, original, où la liberté et la plénitude sont
de mise. C'est donc un environnement favorable à
l'épanouissement. Et pourtant, pas plus que les autres cadres
initialement présentés, celui-ci ne retient pas l'aventurier sur
place. Le migrant-errant est bel et bien « un Tchadien à
l'aventure », car il va continuer ses pérégrinations,
pour découvrir d'autres espaces.
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